mardi 1 juillet 2014

Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 4/7)

Une fois par semaine, retrouvez sur Dans l'ombre des studios un nouvel épisode des souvenirs de jeunesse du comédien Philippe Dumat...

Partie 4: Première tournée, Partie 5: Première tournée (suite)Partie 6: Défense passive, Libération de ParisPartie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus)          


     
       Valises bouclées, mère éplorée, j’attaquais donc le 5 septembre ma première aventure d’artiste dramatique dans des conditions d’impréparation qui me seraient, aujourd’hui, insupportables. Il faut dire qu’à Marseille-en-Beauvaisis, toutes les conditions de perdre foi et illusions artistiques étaient réunies. Imaginez une halle couverte, comme cadre d’ensemble. Des planches sur de hauts tréteaux en guise de scène. Un fil de fer supportant un rideau « noir », monté sur de gros anneaux et qu’un homme ouvrait ou fermait en courant. Précisons que Robert Houlvigue était tellement grand que sa tête dépassait au-dessus du rideau fermé. Ajoutez deux échelles qui servaient pour entrer en scène ou en sortir. Des loges d’artistes tapissées de paille, où s’ébattaient des poules et des lapins, et un éclairage de la plus grande pauvreté ! Vous serez ainsi dans l’ambiance de ma « première » provinciale, avec La porteuse de pain. Tout cela ne m’a pas empêché de me payer un trac redoutable devant une salle comble de braves gens ravis d’être là et qui avaient payé de leurs deniers et de leur inconfort le droit de se distraire et de pleurer. Je ne sais si bien j’ai joué… disons que j’ai tout dit.
Certes, le fait de sortir brillamment en lançant au méchant : « Quant à vous Monsieur, gardez vos millions, moi, je garrrde mon amour ! » puis de descendre une échelle en faisant attention à ne pas se casser la figure, nuit au prestige de la sortie à effets. De même, il est difficile de réprimer le fou-rire en voyant un monsieur faire des allées et venues en courant pour faire des rappels de rideau. Mais pour moi, la représentation s’était déroulée au mieux. A la fin du spectacle, les nerfs ayant craqué et la pauvreté du cadre étant revenue au premier plan, mes camarades venus gentiment me féliciter trouvèrent un saule-pleureur qui se répandait sur la paille. Je fus consolé de mon gros chagrin, non sans avoir hoqueté à l’administrateur « C’est ça, le théâtre ? »
Ce dernier fut bien amical « Ah ! Je vois, tu es déçu par le cadre, mais ne t’en fais pas, on a commencé par le plus moche. Tu verras, St Nicolas d’Aliermont, Loudinières, Gamaches, Envermeu.. c’est autre chose… et puis, on bouffe bien dans ces coins-là ! »

                De fait, le lendemain fut impérial : machinistes, beaux décors, et tout et tout. J’ai omis de vous dire que nous n’emportions que quelques accessoires  car, en principe, nous trouvions sur place les décors nécessaires. Nos théâtres, essentiellement des salles paroissiales, possédaient presque toujours un salon et une forêt et ceux-ci alternaient tout au long des sept ou huit tableaux composant nos mélodrames. Ces changements incessants ralentissaient considérablement l’action déjà longue, surtout en raison de l’incompétence des machinistes de fortune, et l’on peut dire qu’il poussait un arbre après chaque baisser de rideau.
                Cahin-caha, nous poursuivîmes nos randonnées dans des bleds parfaitement inconnus de moi, et je me dois de dire que le succès accompagnait nos performances. En effet, le public était ravi d’aller au théâtre dans sa localité, surtout lorsque le curé avait affirmé en chaire que le spectacle serait beau et moral. Nos affiches baladaient leur tristesse sur tous les murs. Pas de noms d’acteurs mais simplement au-dessus du titre « Avec 14 artistes des principaux théâtres de Paris ! Il est prudent de louer ! ». Les programmes, dont je conserve tous les exemplaires, n’étaient autre qu’une feuille de papier double du genre confettis. Cette pauvreté était plus imputable à des restrictions de papier qu’à un désir d’économie sordide. L’un des ennuis de l’aventure résidait dans les voyages. A l’instar des militaires et des curés, nous nous levions tôt car les transports ferroviaires étaient précaires. Les premiers trains nécessaires à l’étape du jour partaient dès potron-minet et les seconds ne permettaient pas d’assurer la représentation de façon certaine. Résultat, il fallait prendre le premier, ce qui n’excluait pas de longues attentes aux correspondances. Je haïssais les quais de gare et les courants d’air de Mézidon, Bréauté-Beuzeville ou Serquigny. Le voyage de 7 ou 8 km entre Sassetot-le-Mauconduit et Valmont s’effectuait à pied. En effet, la seule locomotion découverte par l’administrateur était une charrette plate tirée par un cheval de labour. On hissa les bagages et les personnes âgées de la troupe sur le plateau roulant, après avoir persuadé les jeunes de profiter du beau temps pour faire le parcours à travers champs. Cette perspective nous séduisit et, si l’on excepte le « piqué » de quelques mosquitos de la R.A.F. qui nous contraignirent à des plat-ventres dans des bottes de foin ou des fossés, l’aventure ne fut pas dénuée d’attrait et de pittoresque.
               
               Au début d’octobre, changement de secteur avec une incursion en Touraine. Après Hommes, Chanay sur Lathan et Vendôme (tout de même !) et avant de jouer deux jours de suite à Chartre-sur-le-Loir, nous restâmes les 6 et 7 octobre à Chateaurenault. Notre premier cycle, qui s’achevait le 24, nous avait alors permis de donner déjà une trentaine de représentations, sans une relâche. La fatigue allait être atténuée ce mois-ci, car nous demeurions deux jours successifs dans huit des localités.
                La cité du cuir était donc l’un des lieux où nous épuisions toutes nos ressources théâtrales : Les deux gosses, et « La trimbaleuse de briffetons » (comme l’on disait entre nous). Ici se place l’une des anecdotes qui ont émaillé octobre 43.
                Descendu dans un modeste hôtel de la ville, je m'étais offert un verre de tord-boyaux en compagnie d’un camarade de la troupe au bar de l’hôtel des Tanneurs.
Vous me direz que ce fait n’a aucun intérêt. Toutefois, un gros monsieur entra à son tour dans l’établissement et consomma avec le patron. Il était tellement ventru et rubicond que je fis remarquer finement à mon compagnon : « Eh ben, celui-là ne souffre pas des restrictions ! »
(Oui, me redirez-vous, mais l’intérêt n’est pas plus grand. Tout à fait d’accord, seulement cette notation est indispensable pour la suite). Nos deux soirées s’étant déroulées avec le plein succès habituel, je me reporte à la matinée du 8, alors que la troupe s’étirait dans la rue menant à la gare, chacun portant son bagage personnel. Les panières d’accessoires ont déjà été transportées par les soins du régisseur jusqu’au guichet d’enregistrement et les acteurs se rendent nonchalamment au lieu de rendez-vous sempiternel : la gare.
Il est de règle qu’un battement d’au moins 20 minutes précède le départ du train. Je me trouvais en tête du groupe pour pénétrer dans le domaine de la SNCF et apercevoir aussitôt un quarteron de gendarmes faisant les cent pas. D’un commun accord, les pandores s’avancent vers moi comme si j’étais l’ennemi public n°1, tandis que leur chef (un brigadier) m’apostropha d’un ton sec :
« -Vous faites partie de la bande ?
-De la troupe théâtrale, rectifiais-je.
-C’est pareil, conclut-il (créant de suite un malaise). Ouvrez les bagages.
-De quel droit ? hasardais-je théâtralement.
-Insolent ! Ouvrez, je vous dis, et plus vite que ça ! Faites pas l’innocent… »
                Je dus m’exécuter et, tandis que je déballais ma grande valise, le brigadier me murmura à l’oreille :
«- Vous feriez mieux d’avouer, ça vous coûterait moins cher.
-Je ne comprends pas, fis-je avec la sincérité de la blanche colombe que j’étais. (Le sentiment de l’injustice est celui qui me hérisse le plus)
-Ca va bien, sortez votre porte-feuille ! »
Et moi, d’exhiber celui-ci en y extrayant les 500 francs de l’acompte touché la veille.
« Tiens, tiens, roucoula le représentant de la loi, en examinant trois de mes billets qui avaient le tort de porter des traces d’épingles, ces billets proviennent d’une liasse ! »
Que répondre à cela ? Ecrasé par sa perspicacité, je me tus.
« Je confisque cet argent. »
Bien que d’une nature pondérée, je sentais la moutarde me monter au nez et, sur un ton excédé, je le mis en demeure de me fournir des explications :
«- Puisque vous faites le malin, sachez que vous étiez avant-hier après-midi au café de l’hôtel des Tanneurs, où vous preniez un verre…
-Mon Dieu ! pensais-je, il sait tout. Que faire ?»
Après mon acquiescement, le faible en galons enchaîna :
« Eh bien, mon ami, on a dérobé le portefeuille d’un client du bar. Il contenait 9000 francs et c’est vous qui étiez le plus près de lui. »
Enfin mis au parfum, je fus soulagé par l’énoncé du grief. En effet, que m’imaginais-je avoir perpétré dans une crise de somnambulisme ? 
Aussi, je rétorquai que je n’étais pas seul dans le bistro et qu’il était un peu facile d’accuser les gens.
« D’ailleurs, on va vous confronter avec la victime ! »
Et sur ces entrefaites, je vis arriver le gros monsieur ! (vous vous souvenez ? Le ventru… les restrictions… c’était lui).
« -Est-ce lui ? interrogea le brigadier en pointant son index vers moi.
-C’est bien lui, avoua le gros.
-Ah, ah ! triompha le subtil agent de la force publique, qui, exhibant mes 300 francs sous l’œil torve du détroussé…
-Reconnaissez-vous vos billets ? (genre de réplique qui ne fait pas vrai)…
-Ben…Ben… c’est délicat, n’est-ce pas… admis l’interpellé torturé par le doute ».
                J’explosai alors, en demandant si ce monsieur avait l’exclusivité des billets perforés. Puis, profitant de ce léger flottement, ainsi que de l’assurance (pourtant fragile) de mon bon droit, je me mis en devoir d’augmenter la confusion de mes vis-à-vis par de joyeuses plaisanteries.
« J’ai une valise à maquillage, vous savez… oh ! Une petite valise, mais 9000 francs ce n’est pas gros non plus !
-Ouvrez ! ordonna le gendarme. »
                Pendant qu’il tripotait mes tubes de fond de teint, je lui conseillais de regarder dedans. Il eut un haut le corps en tombant sur un petit revolver (accessoire de scène) mais s’aperçut très vite qu’il était à amorces.
« Ne vous foutez pas de moi, parce que ça pourrait devenir grave, hein ? »
                Tandis que je subissais les humiliations de la gendarmerie sous le regard surpris des voyageurs, tous les autres comédiens avaient été invités à ouvrir leurs bagages dans le hall ou sur les quais, alors que les panières à accessoires avaient été visitées à la consigne. Un de mes camarades eut la facétie de sortir la paire de menottes servant dans la pièce à l’arrestation de la malheureuse Jeanne Fortier.
« -Qu’est-ce que c’est que ça ? s’indigna l’un des gendarmes.
-Entre collègues, on se reconnaît tout de suite, plaisanta Robert Delahodde, d’un ton jovial.»
                Beaucoup de gens attendaient le train. Parmi eux, il y avait plusieurs de nos spectateurs de la veille, tour à tour amusés, déçus, surpris, réprobateurs ou choqués. Les meilleures choses ayant une fin, on entendit le sifflet annonciateur du train de Tours, lequel entrait en gare. L’administrateur, qui s’était contenu jusqu’ici, éclata soudain en imprécations du haut de ses 1m85. S’adressant au brigadier, il tonna :
« -C’est fini, oui ? Je peux prendre le train ? Vous nous avez assez emmerdés !
-Ah ! Monsieur, je vous en prie !
-C’est moi qui vous en prie. Je prends le train, oui ou non ? Je vous préviens que si je ne joue pas ce soir, vous paierez la représentation. »
                Le brigadier tenta encore quelques appels au calme puis pâlit un tantinet lorsque Robert Houlvigue s’adressant à la foule des voyageurs, demande des bonnes volontés susceptibles de témoigner que nous avions été fouillés illégalement, comme des malpropres, sur le quai de la gare. L’aventure se gâtait pour les représentants de l’ordre, qui avaient quelque peu outrepassé leurs droits. Exploitant son avantage, Houlvigue brandit sa carte d’abonnement au « Pariser Zeitung » (je dois préciser qu’il était, depuis de longues années, marié à une suissesse allemande et parlait parfaitement la langue) :
« -Je vous causerai quelques ennuis, vous savez ! Alors ? Je monte ou je ne monte pas dans le train ?
-Du calme, voyons !
-Donnez-moi votre nom.
-Je suis gendarme.
-Votre nom ?
-Je suis brigadier. »
                Un véritable chœur des vierges arriva du groupe des voyageurs : « C’est le brigadier Untel» (j’ai oublié ce Dubois, Duval, Durand ou Dupont). «Même que c’est une vache !» précisa une voix anonyme.
                Fonçant à mon tour dans le chaos, j’exigeai et obtins la restitution immédiate de mon argent, tout en prévenant le brigadier que je porterai plainte. Nous montâmes dans le tortillard en lançant de nouvelles invectives à l’adresse des quatre malheureux gendarmes tout penauds. Lorsque le chemin de fer s’éloigna, nous vîmes bien des gesticulations sur le quai. Les gendarmes, le gros monsieur, le chef de gare et quelques employés discutaient ferme. Quel dommage pour nous que cette séquence savoureuse ait été du cinéma muet.
                L’épilogue de cette aventure nous parvint plusieurs semaines après l’envoi d’une lettre de protestation au parquet de Tours. Le brigadier Tartempion avait été relevé de son poste et le coupable arrêté : c’était le patron de l’hôtel !

                Le 14 octobre, nous étions à Lezay (Deux-Sèvres). Deux jours durant, un grand marché couvert devait être le cadre de nos ébats. Le premier soir, location presque comble pour La porteuse de pain. Le lendemain, salle vide pour Les deux gosses. Cette constatation parut bizarre au chef de troupe qui profita de l’un des entractes du 14 pour s’adresser au public :
« Peut-on me dire pourquoi Les deux gosses n’attirent personne ? La pièce ne vous plaît pas ? »
Au milieu du brouhaha qui suivit cette annonce, quelques spectateurs parvinrent à expliquer que la pièce avait été jouée trois semaines auparavant par une troupe d’amateurs locaux. Avec un à-propos étonnant, Houlvigue demanda :
« Et si demain, à la place du mélodrame prévu, nous vous donnions un spectacle de variétés, viendriez-vous ?
-Oui ! hurla la foule.
-Très bien. Alors, pour que nous puissions avoir l’assurance d’une recette valable, en dépit de l’absence de publicité pour cette soirée, nous vous délivrerons les billets à la sortie… »
                Après sa prouesse réalisée, Roubert Houlvigue affronta l’ébahissement de nous tous.
« Mes enfants, il s’agit de sauver la représentation. Nous n’avons pour ainsi dire pas de relâche, aussi si nous ne jouions pas demain, faute de spectateurs, vous ne seriez pas payés. »
En accomplissant un effort général, nous admîmes qu’il était possible de monter cahin-caha une soirée dite de « music-hall ».
Delahodde jouait de l’accordéon et avait un vague numéro de duettistes avec Antérieu. Paulette de Beaupré était apte à réciter quelques poèmes tandis que sa fille avait travaillé la danse. Suzy Fasquelle (une ancienne des Folies-Bergères de Rouen) se sentait les capacités d’une Fréhel. Marc Rochard connaissait plusieurs chansons et poèmes réalistes. Raymond Capy (qui ne se cachait point d’être plus féminin qu’une dame) jouait fort bien du piano. Je me risquais à vouloir bien chanter le succès d’André Claveau « Tu pourrais être au bout du monde », dont je connaissais presque les paroles. Houlvigue serait le présentateur « en jaquette » de la soirée. Quelques autres camarades (dont deux assez âgés) nous promettaient leur soutien moral, à défaut d’un répertoire ad-hoc.
                La journée du 15 se passa à répéter avec le concours d’un pianiste obligeamment prêté et le soir, nous étions prêts à donner un spectacle digne de son cadre, dont la tenue était celle d’une honnête soirée paroissiale. L’importance de l’audience était une réalité encourageante, car le public de la veille avait été renforcé par tous ceux que le tambour de ville avait rameutés.
                Assis devant l’estrade, face à son instrument mais dos au public, Capy était de blanc vêtu, avec une énorme cravate noire du genre Lavallière, le mouchoir dans la manche, le cheveu un peu long, poudré, yeux et lèvre faits. Pour créer une ambiance de variété, il attaqua le « Rêve d’amour » de Liszt déployant je dois le dire une grande sensibilité d’interprétation. Les bravos succédèrent au silence religieux de l’auditoire. Capy se leva, se retourna et salua. Son visage était inondé de larmes. Le grand mouchoir surgit de la manche, essuya les pleurs du concertiste et l’on passa à la suite.
                Houlvigue présenta chaque numéro avec aisance et les gens étaient visiblement ravis. Coupée par un entracte au cours duquel certains des interprètes vendirent leur photo dans la salle (comme à l’accoutumée) la soirée fut presque plus longue que d’habitude. Il convient de signaler que plusieurs artistes réussirent à dire ou à chanter jusqu’à six morceaux choisis. Quand vint mon tour, l’annonce de ma chanson déclencha des chuchotis de plaisir. Comme pour tous les autres, on entendit lors de mon apparition :
« Tiens, c’est celui qui faisait tel rôle hier ! »
                Après le premier couplet et le refrain, le visage de mon accompagnateur exprima des mimiques satisfaites pendant que sa main gauche brandissait deux doigts vers moi et que sa bouche me marmonnait des choses parfaitement inintelligibles. Sans m’inquiéter, j’entamais le second couplet, au milieu de très légers murmures. Ma voix était bien sortie et je fus applaudi chaudement. C’est en quittant la scène que j’appris avoir chanté deux fois le même couplet avec la plus tranquille assurance. Le lendemain matin, on me remit à l’hôtel un petit mot avec un rouleau de papier tenu par un élastique.Il était écrit « Une auditrice charmée mais surprise ». Déroulant le papier, j’y trouvai la partition de la chanson. Je n’ai jamais connu l’auteur de cette charmante mise en boîte.
                Je précise que cette soirée fut unique et qu’elle constitue une anecdote originale dans le placard des souvenirs.

                Les 19 et 20 octobre nous étions à Marans (Charente) pour un nouveau doublé. Là, l’anecdote est extra-théâtrale. Assis dans le salon de l’hôtel, à l’issue de la représentation du 20, en compagnie de deux camarades (y compris l’inénarrable pédéraste dont je parlais plus avant) et dégustant quelques sandwiches, alors que le reste de la troupe avait regagné ses chambres, nous vîmes trois officiers allemands entrer. Quelques claquements de talons précédèrent les mots aimables d’un capitaine :
« -Fous, ardistes… Schauspieler theater. Nous saimons pien le déatre. Foulez-fous nous vaire le blaisir de poire le jambagne afec nous ? 
-C’est que nous allions nous coucher !
-Zil fou blait, z’est un blaisir pour nous. Nous partir temain bour Russie. La guerre, grand malheur ! »
Difficile de refuser peut-être une dernière joie, même à l’ennemi héréditaire. Et puis, j’aime bien le champagne, qui n’est guère dans mes moyens ! Je n’irai pas jusqu’à évoquer une œuvre de Résistance, en vertu de ce que c’était « toujours ça de pris sur l’ennemi », mais nous acceptâmes l’invitation en précisant que nous nous levions tôt le lendemain et que la cérémonie ne devait pas durer longtemps. Avant l’arrivée de la bouteille et au cours de sa dégustation, la conversation fut des plus banales, surtout en raison de la grande pauvreté de nos vocabulaires respectifs franco-allemands. A un certain moment, le plus haut gradé s’absenta pour satisfaire probablement un besoin naturel. Il fut suivi sous peu par notre folle tordue. Quelques minutes se passèrent en compagnie des deux lieutenants, puis la porte s’ouvrit, laissant le passage au capitaine, fort irrité. Sur ses talons, Capy apparut, fort penaud et tripotant son éternel mouchoir. L’allemand lança à ses congénères quelques phrases bien senties dans la langue de Goethe. Les trois hommes claquèrent leurs bottes, saluèrent et sortirent.
« -Qu’est-ce qui s’est passé, Raymond ?
-Rien, rien, je ne comprends pas !
-Espèce de salope ! T’as cherché à te placer, hein ?
-Mais non, je t’assure… »
                Sans nul doute, notre androgyne avait proposé le pain maudit à l’occupant ! Nous étions en train de sermonner le coupable depuis cinq minutes lorsque la porte se rouvrit, cédant le passage à nos trois militaires souriants, détendus et apparemment prêts à l’holocauste. Après s’être concertés, les trois teutons avaient du réaliser que l’acte de chair serait infiniment moins pénible que l’hiver russe ! Il faut reconnaître en outre que la vie de garnison à Marans… ne doit pas l’être tellement !... (si je peux me permettre ce mauvais jeu de mot).
                Le capitaine se fit l’interprète de la décision en des termes assez sommaires, qui se résumaient par « Vous trois… nous trois… Nous partir demain ». L’instant fut bien plus pénible pour moi que celui qui suivit le départ courroucé de nos interlocuteurs :
« -Nicht, nicht… Lui, oui… Pas nous… Nous pas aimer les hommes !
-Vous, ardistes !
-Ia, ia, mais pas homosexuels. (Ce qui surprit beaucoup).
-Me laissez pas tout seul, les copains, gémit Capy.
-Toi, démerde-toi. Tu l’as voulu, tu l’as.
-Oh ! C’est pas possible, ils sont trois !
-Eh bien tu te sacrifieras pour ta religion, mais nous on ne passera pas à la casserole.
-Fous, pas fouloir ?
-Non, non, c’était pour rire. Nous, pas comme ça.
-Alors, pas zig-zig ?
-Non, pas zig-zig. Lui client, pas nous… »

                Capy trembla en vain. Il ne subirait pas l’outrage collectif. Les allemands n’insistèrent heureusement pas et prirent congé sur un échange de « bonne chance ».


(A suivre...)


(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios

Partie 4: Première tournée, Partie 5: Première tournée (suite)Partie 6: Défense passive, Libération de ParisPartie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus)            

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