Ancien choriste de Frank Sinatra, Elvis
Presley et Doris Day, Bob Smart fait partie des quelques chanteurs et musiciens
américains à avoir tenté leur chance à Paris pendant la grande époque des
studios d’enregistrement (années 60), où il a intégré les mythiques Double
Six. Rentré aux Etats-Unis au début des années 70 et actuellement retiré à Long
Beach (Californie), c’est avec beaucoup d’humour et de modestie qu’il a répondu
par téléphone à mes questions. Portrait d’un choriste atypique.
Entretien réalisé le 30/10/2015
Remerciements à Jean-Claude Briodin et Claudine Meunier
« Je vais répondre à tes questions en
français. J’ai commencé à étudier le français à l’université UCLA (Los Angeles,
Californie) où je suivais des études musicales. Mon père était chanteur d’opéra
dans sa jeunesse, mais sa carrière a été interrompue à cause de la Grande
Dépression. Ma mère chantait aussi, mais elle n’a jamais été professionnelle.
Tous deux sont devenus professeurs. Comme l'été ils ne travaillaient pas, on
voyageait beaucoup et je chantais tout le temps dans la voiture. Toute ma vie
j’ai aimé chanter. »
Adolescent,
Bob fait partie de la prestigieuse Roger Wagner Chorale (groupe de seize à vingt-quatre chanteurs). C’est avec
cet ensemble vocal qu’il part pour une grande tournée en Europe à 17 ans (Londres, Pays-Bas),
découvre Paris, et débute une carrière de choriste pour des musiques de films à Hollywood : The Silver Chalice
(1954, chœur studio), Li’l Abner
(1959, quatuor vocal studio et à l’image), How
the West was won (1962, chœur studio), State
Fair (1962, en soliste studio et à l’image), etc.
Jeune homme,
il a pour professeur de chant à Hollywood Gene Byram, qui enseigne entre autres
à Judy Garland et à sa jeune fille Liza Minnelli (qu’il croise souvent avant ou
après ses cours), à Rock Hudson et aux Hi-Lo’s. « Judy Garland avait toujours le trac, donc quand elle avait des
représentations à Las Vegas, Gene partait avec elle. Comme il fallait que les
leçons continuent pendant ses déplacements, il m’a demandé d’être son
remplaçant alors que je n’avais que
vingt ans. »
Pour gagner
de l’argent, il chante dans les églises catholiques chaque dimanche et à la
synagogue juive tous les vendredis soirs. A l’église, il rencontre la
secrétaire du grand chef d’orchestre et arrangeur de jazz Stan Kenton, qui
devient l’une de ses grandes amies, et le présente à Kenton. Bob Smart a l’idée de lui proposer de monter un groupe vocal avec trois
anciens amis de son chœur de jeunes et ils enregistrent à ses côtés l’album Kenton with voices (1957). « Je faisais le premier ténor. Kenton
qui écrivait les arrangements me demandait à chaque fois de faire des voix plus
aigues, jusqu’au sol -en haut du do aigu-, qui étaient presque des cris. Lui qui était un musicien
exceptionnel mais ne pouvait pas chanter, m’a dit un jour « de tous
les musiciens avec qui j’ai travaillés, tu es le meilleur ». J’ai été
frappé, car c’était mon idole. C’était flatteur mais ridicule car je n’étais pas un très bon musicien, je ne déchiffrais
pas bien à cette époque. Lui faisait des
choses très difficiles. »
Après la
sortie du disque, la destinée de ce groupe, The Modern Men, sera écourtée car jugée trop proche par Capitol (la maison de disque) des Four Freshmen, autre groupe maison, pour lequel Bob a par ailleurs beaucoup d'admiration.
Stan Kenton and The Modern Men : Sophisticated Lady
Bob Smart se lance
alors dans le monde des choristes studio en Californie : « Je travaillais beaucoup mais je
n’étais pas non plus dans les premiers rangs. Les principaux choristes faisaient
partie d’un cercle très fermé ».
Il accompagne
en studio, shows télé ou concerts Frank Sinatra, Nat King Cole, Doris Day,
Dinah Shore (il fait partie de son groupe de choristes, les
« Skylarks », et l’accompagne notamment sur les publicités
Chevrolet), Jerry Lewis, Burl Ives, Betty Hutton (à Las Vegas et à Londres),
Don Williams (frère du crooner Andy Williams) mais aussi Jayne Mansfield (six
semaines à l’Hôtel Tropicana).
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Jayne Mansfield |
Il se souvient de cette dernière et de son
extravagance: « Dans son show je
jouais plusieurs rôles, et notamment un psychanalyste qui l’interrogeait. Je
crois l’avoir vue dans toutes les positions possibles et imaginables, avec ou
sans vêtements. Jayne Mansfield faisait son entrée dans une belle robe couleur or, traînant
une grande fourrure blanche. Un soir elle entre enveloppée dans sa fourrure, car la fermeture à crémaillère de sa robe s'était cassée. La fourrure ne recouvrait que le devant, et elle avait oublié que
nous, ses choristes, étions derrière elle. »
Il
enregistre les chœurs d’Elvis Presley pour deux de ses films : G.I. Blues (1960) et Girls ! Girls ! Girls (1962)
sur lesquels il touche encore des royalties. « Elvis Presley chantait dans un style différent du mien, moi je
chantais plutôt comme Andy Williams, très crooner. C’était l’époque où tout
était yéyé, j’ai vu que j’étais dépassé
et que je n’aurais pas l’occasion d’être vedette. J’ai eu l’idée d’aller en
France, je savais que j’aurais peut-être la possibilité de travailler. »
Bob arrive à
Paris en 1963, avec l’appui de Donn Arden, chorégraphe du Lido avec qui il
avait travaillé à l’Hotel Hilton de Los Angeles comme chanteur principal de sa
revue. « Donn m’avait dit qu’il
chercherait des gens pour chanter au Lido au mois d’octobre. Je suis arrivé à
Paris avec 1000 dollars… et l’intention de rester jusqu’à ce que je n’aie plus
d’argent. J’ai été engagé dans le groupe des six choristes du Lido car
j’avais une voix de premier ténor qui
était difficile à trouver à cette époque-là. J’avais une voix sur quatre
octaves et c’était très rare. »
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Les Double Six (J.-C. Briodin, M. Perrin, B. Smart, C. Meunier, L. et M. Aldebert) |
Un soir, Jean-Claude
Briodin, saxophoniste et choriste, membre fondateur des Double Six et des
Swingle Singers, passe au Lido pour voir des amis qui travaillent dans
l’orchestre. Eddy Louiss souhaite quitter les Double Six, ils cherchent
quelqu’un pour le remplacer, Jean-Claude en parle à Bob.
« Je lui ai donné l’album que j'avais fait avec Stan
Kenton, il l’a apporté à une réunion des Double Six, ils l’ont écouté et ont aimé ». Bob est engagé après
quelques essais, il part alors en Italie répéter auprès de Mimi Perrin et de
son jeune fils Gilles. « C’était
incroyable, je me demande encore comment j'ai pu faire ça ? Ils étaient fous
de m’engager ! Je venais juste d’arriver en France, je parlais Français un
petit peu mais avec des fautes comme quand je te parle maintenant, or les
textes des Double Six sont parfois prononcés très vite, et en argot. En plus
j’étais un petit choriste quelconque, je chantais très juste mais je n’étais pas
un très bon lecteur, j’apprenais toutes mes parties au piano note par note,
alors qu’eux étaient à la fois des lecteurs et improvisateurs
extraordinaires : Mimi Perrin, Jean-Claude Briodin et Louis Aldebert jouaient tous d’un instrument
en plus du chant, Claudine Meunier et Monique Aldebert chantaient merveilleusement le jazz. Et
moi en arrivant dans le groupe je n’avais pas l’habitude de chanter les
harmonies, j’étais jusqu’à présent
plutôt soliste ou choriste avec la mélodie. Bref, je me demande ce qu’ils pensaient
de moi à l’époque et s’ils n’ont pas regretté de m’avoir pris. Tu demanderas à
Jean-Claude et Claudine (rires) ! Même encore maintenant, une fois
par mois, je fais un cauchemar où je me retrouve sur scène sans savoir les paroles».
Bob est bien
trop modeste, car sa prestation au sein du groupe est très réussie et
appréciée, et dans ce milieu de "requins de studio" extrêmement concurrentiel il n’aurait jamais été retenu s’il y avait eu le moindre
doute. Il enregistre deux albums des Double Six, et chante en tournée avec eux à
Barcelone, au Canada, aux Etats-Unis, à Monte-Carlo, etc. où il partage les chambres d'hôtel avec Jean-Claude, qui devient l'un de ses meilleurs amis.
Le groupe répète
énormément dans l’appartement de Mimi, qui préfère le travail de
répétition plutôt que d’être sur scène. Ce sera l’une des raisons de
l’éclatement du groupe.
Les Double Six en répétition : Prends ton baryton (1965)
Parallèlement
aux Double Six, Jean-Claude Briodin propose à Bob Smart de faire partie d’un
nouveau groupe au répertoire folk, inspiré de Peter, Paul & Mary. Ce seront Les Troubadours. Presque tous
les jours, Pierre Urban, guitariste principal du groupe, donne une formation
accélérée de guitare à Bob. « J’avais
les mains dans un état, c’était épouvantable. Mes pauvres doigts !
(rires) ».
Bob
enregistre les deux premiers disques du groupe (La route et Marie tu dis oui, tu dis non), mais comme ceux-ci marchent bien,
Les Troubadours sont demandés sur scène. Bob arrive à donner l’impression sur
scène qu’il maîtrise bien la guitare, notamment lors d’une semaine de concerts
à L’Arsenal, mais ses lacunes dans cet instrument sont trop grandes et il préfère
quitter le groupe, remplacé par le canadien Don Burke.
Les Troubadours : C'est la fin de l'hiver (1965)
(Jean-Claude Briodin, Bob Smart, Franca Di Rienzo et Pierre Urban)
C’est encore
grâce à Jean-Claude Briodin (dont le timbre de voix est proche et forme avec le sien une unité de son, à l'instar de l'association Anne Germain-Danielle Licari) qu’il est introduit dans le milieu des choristes
studio parisiens. Il accompagne la plupart des chanteurs français du moment
comme Joe Dassin (« Aux Champs-Elysées »), Hugues Aufray ("Dès que le printemps revient"), François Deguelt ("My lovely love"), Sheila, Dalida, John
William, Françoise Hardy, etc. ou des vedettes internationales comme Marlene
Dietrich, Nana Mouskouri, Petula Clark ou Melina Mercouri… « Avec
Melina Mercouri nous avons enregistré un album de chansons grecques
révolutionnaires et elle nous a frappé dans le ventre pour qu’on soit plus
agressifs ».
« Je crois que ma deuxième séance je
l’ai faite pour Fernandel. Quand j’étais adolescent aux Etats-Unis, j’étais fan
de Fernandel, je l’ai vu au cinéma dans "L’auberge rouge" et dans les "Don
Camillo". Et là j’arrive en studio où comme d’habitude on ne savait pas pour qui
on allait chanter, et je vois débarquer mon idole. C’est en français, sur un
tempo très rapide, et en plus Fernandel nous demande de prendre l’accent du
midi, alors que je ne savais même pas ce que c’était. On répète vite fait,
Fernandel vient près de nous, nous demande si nous sommes à l’aise avec
l’accent du midi et une fille, je crois Jeanette Baucomont, dit « -Oui ça va,
même pour Bob », Fernandel répond « -Pourquoi vous dites « même
pour Bob » ? », « -Parce qu’il est Américain ». Alors
le reste de la séance il est resté à côté de moi pour m’écouter. Mon idole
écoutait chacun de mes mots, tu imagines l’angoisse. Avec son visage
fantastique, extraordinaire. Quel personnage… »
Bob
travaille aussi pour d’autres grands anciens comme Bourvil ou Maurice Chevalier
avec qui il a la chance lors d'une pause de discuter pendant un quart d’heure de sa carrière
américaine.
Il suit
régulièrement en studio ou en concert Gilbert Bécaud : « Il était l’un des artistes les plus
talentueux que j’ai connus dans ma vie, tellement vivant et "vibrant", passionné par tous
les aspects de son métier, avec beaucoup de respect pour ses musiciens et
choristes. Nous avons eu de longues discussions tous les deux, on parlait notamment
des Etats-Unis ».
Même si Bob ne peut me le confirmer à 100%, il se peut qu'il soit l'une des voix solistes de la version studio de "L'orange" ("Y avait comme du sang sur tes doigts, quand l'orange coulait!" et "Y avait longtemps qu'on te guettait, t'auras la corde au cou!").
Gilbert Bécaud et Juanita-Marie Franklin : répétition de "Charlie t'iras pas au paradis" (1970)
1er rang: Jean-Claude Briodin et Jacques Hendrix
2ème rang: Michel Richez et Jean Stout (basse profonde)
3ème rang: Bob Smart, Henry Tallourd, Claude Germain et Vincent Munro
4ème rang (1ère séquence): Michelle Dornay, Christiane Cour, Alice Herald et Annick Rippe
5ème rang (1ère séquence): Annie Vassiliu, Danièle Bartolletti, Nicole Darde, et, visibles dans la 2ème séquence: Janine de Waleyne et Anne Germain
Autre personnalité, Henri Salvador : « Je ne me souvenais plus du tout de la chanson "Count Basie" que j'ai retrouvée dans ton interview d'Anne Germain. Par contre je me souviens qu'avec Henri Salvador on
a dîné à la brasserie Lipp tous ensemble et on est allé plusieurs fois à son
appartement, qui était juste en face de celui de sa femme Jacqueline, séparé
par un couloir. Ils étaient très gentils. Jacqueline avait une personnalité
tellement forte et impressionnante, elle retenait toute l’attention. Quand il y
a quelques années j’ai fait visiter Paris à mon fils, nous sommes allés au Père
Lachaise et je suis allé me recueillir auprès de leur tombe. »
En studio et
pour des émissions de télévision, il accompagne souvent Claude François. « J’ai beaucoup aimé « Comme
d’habitude » dès sa sortie, à tel point que pendant des vacances à Los
Angeles, je l’ai fait écouter à Don Williams (frère d’Andy) et à d’autres
chanteurs qui m’ont tous dit « C’est pas mal, mais ce n’est pas dans le
style du moment, ça ne marchera pas ». Finalement,
grâce à Paul Anka, Frank Sinatra en a fait un immense tube avec « My
way ». J’ai toujours été un peu agacé qu’en interview Paul Anka ne
mentionne pas Jacques Revaux et Claude François en parlant de cette
chanson. »
Henri Salvador et les Angels chantent "Count Basie" (1966)
(Jean-Claude Briodin, Louis Aldebert, Anne Germain, Henri Salvador, Danielle Licari, Bob Smart, Jacques Hendrix)
Autre
personnalité incontournable de la variété de l’époque : Mireille Mathieu.
Lors d’une séance de chœurs, Johnny Stark, imprésario de la chanteuse
avignonnaise, demande à Bob s’il accepte d’être prof d’anglais de Mireille, en étant payé au même tarif que pour des séances de choeur. Bob
lui donne des cours trois fois par semaine dans sa maison de Neuilly pendant
plus d’un an. « Elle était très
gentille, très consciencieuse, et avait une grande facilité pour s’imprégner
rapidement d’un accent.».
Il l’accompagne partout en tournée. « Je
me souviens d’un vol pour Berlin, nous étions installés en première classe,
elle était entre Johnny Stark et moi. C’était son baptême de l’air et elle
était terrorisée, agrippait nos mains, à tel point qu’elle et Johnny sont
descendus à l’escale de Hambourg pour prendre une limousine et j’ai continué le
vol seul jusqu’à Berlin avec les valises. »
Autre
souvenir, Londres. « On était
superbement logés, en face du Savoy. Un jour, un journaliste de France Soir me
téléphone à l’hôtel et me dit « On
aimerait vous interviewer à propos de votre travail avec Mireille Mathieu,
Johnny Stark nous a donné son accord ». Je donne une interview à l’hôtel,
ne me doutant de rien, et quelques jours après France Soir titre « Un
Américain est fou amoureux de Mireille Mathieu, il lui envoie une douzaine de
roses par jour, etc. », bref, du grand n’importe quoi. Quitte à raconter
des bêtises, ils auraient au moins pu mentionner mon nom, ça m’aurait fait de
la publicité, mais même pas ! (rires) ».
Raymond Lefebvre et son orchestre : Oh happy day! (1969)
(Choeur: Claude Germain, Henry Tallourd, Bob Smart, Danielle Licari, Anne Germain et Jackye Castan)
Bob Smart
enregistre les chœurs des musiques de films de tous les grands compositeurs du
moment, Michel Magne (chanteur soliste des deux versions de "So far from home" dans Les Tontons Flingueurs, non-crédité), Georges Delerue (Viva Maria !), Claude Bolling,
Michel Colombier ou bien encore Michel Legrand pour qui il participe à la
plupart de ses séances de 1963 (peu après Les
Parapluies de Cherbourg) à 1968. « Je
me souviens être passé chez lui un jour.
Pour le plaisir, il m’a accompagné au piano pendant une heure. Il a toujours
été très gentil avec moi. Lors de l’une de mes dernières vacances à Paris, ça
n’a pas pu se faire car il était à l’étranger, mais je voulais que mon fils le
rencontre car pour moi c’était comme lui faire rencontrer Mozart. Des grands
maîtres comme lui, Burt Bacharach ou Michel Colombier il n’y en a plus dans la
musique d’aujourd’hui. »
Il enregistre peu de publicités chantées ("à part Boursin, le fromage fin") certainement à cause de son accent, mais participe
comme acteur à quelques films comme Les
Vainqueurs (1963, Carl Foreman) tourné en Italie ou Du rififi à Paname (1966, Denys de La Patellière) avec Jean Gabin.
En soliste,
il enregistre quelques disques de covers en français et en anglais (labels Gala des Variétés, Gala International et RCA) principalement avec l'arrangeur Jean Claudric, puis retrouve le Lido en 1968,
mais cette fois-là comme chanteur principal (quelques années après avoir quitté
les chœurs du Lido pour faire les Double Six et les séances studio). Il y
rencontre et épouse une show girl italienne. A ce moment-là, la vedette du
Lido était mariée à un compositeur argentin de renom qui écrit à Bob des
chansons en espagnol. Ce dernier lui
propose qu’il les enregistre à Madrid avec un grand musicien de jazz. Arrivé
sur place, tout ne se passe pas comme prévu. « L’arrangeur de jazz fantastique s’était disputé avec la maison
de disques espagnole et avait quitté son posté. Pour le remplacer ils ont
engagé un arrangeur très vieux jeu. C’était presque des arrangements de
mariachis : épouvantables, démodés. J’ai fait ce disque, il est sorti,
j’ai été régulièrement interviewé à la télévision et à la radio, en espagnol
car je parlais couramment cinq langues
dont l’espagnol… et j’ai dû vendre deux exemplaires, ce n’était pas une
réussite. Je me souviens d'une interview assez traumatisante: le journaliste m'avait demandé de chanter quelque chose en français comme ça, a cappella. Je n'y étais pas préparé, il y a eu un gros blanc et je me suis mis à chantonner les trois mots de "Michelle, ma belle" sans pouvoir me souvenir du reste" (rires)»
Bob Smart : Michelle (cover RCA de 1966)
Après trois
mois en Espagne qui ont abouti à ce cuisant échec, il revient à Paris et est
surpris par la gentillesse et la fidélité de ses camarades de métier, qui lui
proposent à nouveau du boulot. « Jean-Claude
Briodin et d’autres comme Anne Germain, Claudine Meunier ou Janine de Waleyne
ont été fantastiques, ils ne m'ont pas considéré comme un traître pour avoir quitté la France quelques mois et m’ont intégré dans leurs équipes de chœurs. J’ai
beaucoup d’admiration et d’amitié pour eux.»
Quelques
mois après, il reçoit un appel de Frederic Apcar qui lui propose de rejoindre
l’équipe de choristes de l’arrangeur Jean Leccia au Casino Dunes de Las Vegas
pendant six mois.
« J’ai accepté. Je me suis senti un
peu lâche de laisser de nouveau tomber mes amis de Paris, mais c’est grâce à cet
engagement que j’ai eu la carrière la plus importante de ma vie. Il y avait au Dunes une affiche indiquant que les croisières
Princess Cruises, qui étaient les croisières les plus célèbres du monde sur
lesquelles était tournée "La croisière s’amuse", cherchaient des chanteurs. J’ai
passé un entretien en italien, je leur ai montré le programme du Lido dans
lequel il y avait ma photo comme chanteur principal. »
En rentrant
en France en 1972 pour finaliser un divorce compliqué dont la procédure aura duré quatre ans, plus grand monde ne l’appelle. Les méthodes d'enregistrement ont changé : les
synthétiseurs, bien sûr, et la technique du re-recording qui fait qu’on n’a pas besoin d’autant
de choristes que dans les années 60, époque où les chœurs étaient enregistrés en même
temps que l’orchestre. Il reçoit un contrat pour être chanteur sur le bateau de
croisière Princess Italia, quitte définitivement Paris et prend l’avion pour
Los Angeles.
« J’embarque à San Francisco, pensant
arriver comme une vedette avec mes smokings et là le directeur de croisière me
dit qu’ils sont en surbooking, que ma cabine a été attribuée à un passager et
que je dois être logé dans l’hôpital du bateau. J'accepte... Puis un passager est mort donc
à une escale on m’a proposé de prendre sa chambre. Et à l’escale suivante comme
il y avait encore trop de passagers je suis revenu à l’hôpital. Heureusement je
n’étais pas prétentieux, je ne me suis pas plaint. D’autres chanteurs auraient
fait un scandale. »
Alors que
les chanteurs sur les bateaux de croisières se comportent habituellement en touristes, passant
leur journée au bar ou à la piscine, Bob discute avec les musiciens, passagers
et hôtesses, et propose son aide pour les excursions, aidant les dames à sortir
des autocars, etc.
Son
directeur de croisières quittant son poste quelques mois plus tard, il
recommande à Princess Cruises Bob pour le remplacer. Alors qu’il faut
normalement plusieurs années de pratique pour avoir ce poste, Bob est engagé
comme directeur de croisières et parcourt le monde pendant treize ans sur treize bateaux (pour Princess Cruises, Royal Viking Line, Carras Line et Costa Line), en faisant deux tours du monde et en visitant cent six pays, tout en continuant à chanter sur les bateaux. « Dans ma carrière, l’argent ne m’a jamais intéressé, l’important
était de voyager. Je ne demandais pas quel était mon salaire je demandais « où
on va ? » ».
La chose la plus importante de sa vie pendant cette période est l'adoption d'un orphelin mexicain qui est légalement aveugle, mais qui voit suffisamment bien d'un oeil pour pouvoir voyager avec lui dans quatre-vingt six pays. Bob est le premier américain non-marié et vivant seul à recevoir la permission du gouvernement mexicain d'adopter un orphelin de ce pays. Après avoir fait beaucoup de croisières ensemble, Bob prend sa retraite à l'âge de cinquante et un ans pour élever son fils. Celui-ci est maintenant marié, parle les cinq langues parlées par son père, joue du piano et a une ceinture noire en karaté qui lui permet d'enseigner à une classe de trente-cinq élèves à l'Institut Braille.
A sa
retraite de directeur de croisières, un directeur musical avec qui Bob avait travaillé pour Disney à
Hollywood le convoque pour une séance d’enregistrement. « C’était un gros groupe, vingt-quatre chanteurs. Je n’avais pas
chanté depuis des années, même dans des églises ou à Las Vegas. J’étais avec
deux autres premiers ténors, tout se passait bien et tout à coup je commençais
à perdre mes notes aigues, je commençais à avoir mal à la gorge, je ne savais
pas si c’était à cause du vieillissement de ma voix, du manque d’entraînement
ou des tic tac que j’avais mangés avant le début de la séance. Je bougeais
mes lèvres en faisant semblant de chanter sur les notes aigues mais je me
sentais bizarre, donc j’ai vu le chef, je lui ai dit que je perdais mes aigus. Peut-être
que j’aurais dû rien dire, il ne l’aurait jamais su car nous étions très bien –
ce sont les seconds ténors à qui il a fait refaire des choses après la séance-
mais c’était honnête. »
Sheila : Sheila la la (1969)
(Choeur: Bob Smart, Jean Stout, Claude Germain, Alice Herald, Anne Germain et Françoise Walle)
Pendant
notre conversation, mon amie Anne Germain (qui nous a malheureusement quittés
depuis) me téléphone sur mon portable. Je décroche et lui dis que je suis en
train de parler à Bob sur l’autre ligne. J’ai l’idée de les faire converser
tous les deux alors qu’ils ne s’étaient pas parlés depuis quarante ans, haut-parleur
de mon portable contre haut-parleur de mon fixe, ce qui donne une scène à la
fois surréaliste et émouvante. Anne témoigne : « Bob, tu es l’une des personnes les plus droites et honnêtes que
j’aie connues dans ce métier. Je me souviendrai toujours quand en tournée aux Etats-Unis avec les
Swingle Singers tu nous avais amenés à Disneyland, tu t’étais occupé de nous comme un
frère. »
Le mot de la
fin revient à Bob : « J'ai eu une vie merveilleuse, et les années à Paris ont été fantastiques, grâce à mes amis fidèles et surtout à Jean-Claude Briodin, qui m'a donné ma carrière en France. J'adore la France et les Français. Vive la France! Et merci à toi pour cette interview qui a été la plus agréable de ma vie grâce à ta gentillesse, ton efficacité et ta patience.»
Les Double Six : Rat Race (1964)
Bob Smart : "So far from home (version rhythm and blues)"
dans Les Tontons Flingueurs (B.O. de Michel Magne, 1963)
(Le solo en intro est chanté par Claudine Meunier)
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