Quelques mois avant sa disparition en 2010, il avait fini d'écrire ses souvenirs (intitulés: Faire comme si... Ou l'enrichissante mais peu lucrative balade d'un mec qui avait les dents trop courtes), que je vous propose de découvrir ici en exclusivité sous la forme d'un "feuilleton", publié avec l'aimable autorisation de sa veuve, Norma, et de son fils, David.
"Afin de célébrer son anniversaire et ses soixante quinze années de Musique, nous sommes heureux et fiers d’accueillir ce soir, accompagné de sa grande formation, une authentique Légende du Jazz. Un incomparable musicien et chef d’orchestre qui, il y a bien des années, nous a fait l’honneur de bien vouloir donner son nom à ce club.
Mesdames, Messieurs, Ladies and Gentlemen, Monsieur…. LIONEL HAMPTON !"
Sous les chaleureuses ovations du public, l’orchestre attaque aussitôt les premières mesures de « Flying Home » l’indicatif fétiche de Lionel Hampton tandis que la salle entière, debout, accueille le nonagénaire qui aidé par sa secrétaire/infirmière, traverse l’assistance en chaise roulante pour rejoindre ses musiciens sur le podium. Tout au long de cette émouvante réception s’opérera, là, sous nos yeux, une impressionnante métamorphose.
Avec pour apothéose l’instant où, retrouvant son inséparable vibraphone, le vieil homme va sourire, (et quel sourire !) saisir ses mailloches .. et se mettre à jouer. Littéralement en extase, « Hamp » a retrouvé ses 30 ans ! Il est heureux, nous aussi, et le concert peut vraiment commencer….
Il est près de 23 heures ce soir de mars 1999 au Jazz Club Lionel Hampton du Méridien Etoile, mais pour moi, directeur artistique et programmateur du Club à l’époque, si l’endroit, l’heure, le son et surtout, le Swing phénoménal du Big Band font parties du présent, d’autres images me reviennent simultanément en mémoire. Des images du passé, de la Libération de Marseille. Des bouffées de musique aussi. Evoquant « Little Joe » la mascotte des black G.I’s du Sixth Port Battalion U.S. Ces « américaings » de Marseille qui m’ont fait connaître le Jazz et appris à le chanter. Sans parler d’une initiation à la batterie qui par la suite, leur a permis d’occasionnellement me laisser jouer avec le Big Band, des adaptations de succès de l’époque. Comme justement Hey ba-ba-re-bop ou bien Flying Home !
Marseille… beaucoup d’amitié, beaucoup d’espoir….
Près de douze années avant ma période américano-marseillaise d’initiation à la musique, il y eût Lille où je suis né en février 1932 pour presque aussitôt, me retrouver à Strasbourg. Strasbourg, un souvenir cher à mon cœur, que j’associerai toujours à mes grands parents maternels auprès desquels, je passerai la plus grande et plus heureuse partie de ma petite enfance … Je ne dois donc pas avoir loin de sept ans lorsque Papa, Maman et moi, sommes enfin réunis à Paris comme une « vraie famille ». Hélas, ces retrouvailles ne se révéleront que temporaires puisque bientôt ce sera la Guerre, l’Occupation et en 1941, le départ de papa en zone dite "libre". C’est-à-dire pour Lyon, où il se devait d’assurer un contrat de plusieurs mois avec son orchestre . Ce qui inévitablement, s’est traduit pour maman et moi, par un nombre imprévisible de semaines d’attente avant d’être à nouveau réunis tous les trois. Autant pour l’équilibre de la famille …
Bien que malheureusement justifiés par la difficulté de trouver du travail en France durant l’occupation, ces éloignements forcés et répétés contribueront pour une part importante à l’inévitable détérioration de nos liens et fatalement, selon la formule consacrée - loin des yeux etc.. - Papa rencontrera finalement « quelqu’un » et très vite, ce sera le prévisible et implacable éclatement de notre petite famille. Mes parents se quittent.. Nous sommes en 1941.
Près de trois ans après la séparation, en 1943, nous vivrons une autre péripétie Mamele et moi. Un bouleversement dû au fait que bien qu’étant établis à Marseille, Papy et sa compagne ont à présent l’intention de remonter sur Paris et proposent à Mamele de reprendre la location de leur appartement situé à deux pas de la Canebière. Et pourquoi pas ? Peut-être est-il temps maintenant d’accéder tant que faire se peut, au statut de marseillais d’adoption ? Le quotidien se chargeant quant à lui, de doucement mais sûrement transformer le Gone que je suis, en Niston presque authentique ? En dépit d’un léger handicap imputable à mon accent « pointu », je n’ai toutefois jamais ressenti comme absolument indispensable de prétendre avoir « l’assent de la Belle de Mai » pour me faire adopter par les collègues de la rue Paradis. Alors c’est parti !
De toute façon et sans « galéjer » (blaguer, en marseillais), décrire ce début de vie suivi d’un parcours relativement mouvementé me paraît si difficile à raconter, comme ça, en quelques pages, qu’il est peut-être préférable d’en rester là ....Quoique…. Vous avez un moment ?
JOSE , JEANNE …ET PETIT JOSE !!!
Quelles circonstances, quel lien le destin a-t-il choisi pour faire se rencontrer une jeune alsacienne, Jeanne Bartel, fille de Max Bartel, maître ouvrier en ferronnerie d’art, et José Bandéras, fils d’un ancien esclave, le Général Quintin Bandéras, devenu l’un des héros de la Guerre d’Indépendance Cubaine ? Il semblerait que se soit la musique qui ait rempli cet office. En effet, rien ne serait arrivé si le futur auteur de mes jours, au lieu de partir pour l’Europe en 1931 (comme saxophoniste dans un orchestre devant se produire à Paris à l’occasion de l’Exposition Universelle) s’était sagement contenté de rester à Cuba ? Et si par la suite maman n’était pas venue avec ses copines vendeuses, danser au son de cette « formation exotique » lors de sa tournée en France et son passage à Strasbourg ? Eh bien ma petite musique à moi n’aurait jamais existé !
Mais au contraire, tout ne faisait que commencer puisque le bateau du retour reprit le chemin de Cuba avec à son bord, tous les éléments de l’orchestre moins un : José Bandéras ! Jeanne pour sa part, ne tarda pas à rejoindre son « fou de musique » à Paris où José tentait de monter sa propre formation. Comment ne pas prévoir que l’ ensemble de ces « circonstances » aurait pour résultat, la venue au monde le 24 février 1932 d’un « petit José » et par la suite, Josele pour les intimes connaissant l’alsacien !
Concernant l’Etat Civil, se sera un peu plus compliqué car mes parents étant d’incorrigibles célibataires, je porterai pour le reste du monde (bien qu’officiellement reconnu par mon cubain de père) le nom de : Bartel Jean José, fils de Jeanne Bartel (vendeuse) et José Quintin Bandéras (musicien).
Quoiqu’il en soit, dès les années 1933, la toute première formation musicale de papa s’étant acquis une honnête réputation dans le métier, une rapide succession d’engagements s’ensuivit. nécessitant pour mes parents, de fréquents déplacements en France comme à l’étranger. Fâcheusement , ces absences trop répétées eurent cependant pour conséquence un manque pratiquement permanent de cellule familiale. Un besoin affectif heureusement compensé par le fait qu’une partie importante de ma toute première enfance se soit passée à Strasbourg chez mes très chers grands parents maternels. Tout deux Français de fraîche date du fait que grand père (d’origine prussienne) et grand mère (native du Duché de Bade) avaient chacun choisi d’opter pour la France à la fin de la guerre de 1914/18. Une option qui à la fin du conflit, était offerte aux allemands de souche afin qu’ils puissent maintenir en tant que nouveaux citoyens français, leurs patrimoine et leur famille en Alsace.
Une heureuse disposition qui plus tard, permit à mes parents (les engagements à l’étranger étant devenus trop fréquents) de me confier sans souci à la garde de mes merveilleux « Papapa » et « Mamama » ! C’est ainsi qu’entre cinq et sept ans, à Strasbourg, je pratiquerai le plus naturellement du Monde : le français à l’école, l’alsacien dans la rue … et l’allemand à la maison !
Une situation d’exception ne pouvait cependant pas devenir la règle sous peine d’altérer tôt ou tard, les relations entre mes parents et la famille. Il devenait donc important d’écarter toute éventualité d’embarras. Et surtout, je pense, stabiliser « petit José » tant sur le plan scolaire qu’affectif. En raison de quoi, Papy et Mamele (Mamele : Petite Maman en alsacien. Papy : Comme nous appelions papa à la maison !) optèrent finalement (sage décision) pour une diminution raisonnable des tournées à l’étranger et notre installation définitive à Paris.
Il était temps car nous étions en 1939. C’est-à-dire la période précédant la Deuxième Guerre Mondiale, la défaite et finalement, l’occupation de la France par l’armée allemande. Un mauvais rêve qui pour moi, aurait pu se terminer en cauchemar si les origines cubaines et spectaculairement africaines de ma famille paternelle avaient été connues des tenants de l’idéologie nazie ou de leurs zélés collaborateurs… Par bonheur, la chance voulut qu’un hasard génétique fasse que je naisse avec le teint clair et des cheveux bruns mais « seulement » ondulés. Alors, va pour le type méditerranéen !
Paris, juillet 1941… Ce sera tout de même l’Exode tant redouté car avec Mamele, nous allons devoir quitter la rue des Trois frères pour rejoindre Papa à Lyon. Est-il besoin de le dire, la perspective d’être tous trois réunis à nouveau provoque chez Mamele un sentiment de joie et de bonheur. Tout en ayant conscience sachant qu’il lui faudra bientôt, dominer un autre sentiment. Désagréable celui-là : La Peur.
La sourde appréhension d’avoir pour cela à franchir clandestinement et à travers prés, la ligne de démarcation accompagnée d’un enfant d’à peine neuf ans.
Véritable frontière divisant la France en deux, la ligne de démarcation s’avérait de plus en plus risquée à passer pour qui voulait quitter la partie occupée par les allemands dans le but d’accéder à la zone sous contrôle du Gouvernement de Vichy.
Notre départ de Paris m’inspira également des sentiments mitigés, bien que n’ayant bien sûr aucun rapport avec les réalités. D’une part, la déception de ne plus voir mes copains de la rue Foyatier (la communale située en bas, juste à coté du funiculaire du Sacré Cœur) et de l’autre, l’excitation de la découverte de l’inconnu et de ce que je pensais être : L’Aventure.
Seulement voilà. Avec l’inconscience des mômes de mon âge, je ne savais pas encore que la Guerre, c’est particulièrement dégueulasse et surtout pas une « Aventure »... comme au cinoche.
LYON…
Est-ce parce qu’elle déconcerte par un premier aspect froid et austère vite démenti, par un humour, une générosité et particulièrement, un accueil convivial et chaleureux (pour ceux qui ne la regardent pas « de haut »), que j’aime cette ville ? Je ne saurais le définir avec précision. Quoiqu’il en soit, Lyon évoquera toujours pour moi, une immense « traboule » (Dédales connus des seuls lyonnais, permettant de pénétrer dans un immeuble et de passer dans
une autre rue sans être vu grâce à l’utilisation de couloirs et de courettes intérieures) grâce à laquelle, pour éviter la pluie, on franchira le porche d’une maison pour re-sortir plusieurs immeubles plus loin dans une autre rue bénéficiant (avec un peu de chance) d’un petit brin de soleil ! En fait, la partie lyonnaise de mon enfance semble avoir été conforme à ce schéma : La pluie suivie du soleil.
Pour la pluie : La séparation de mes parents et les « galères » que subissait Mamele. La nécessité plusieurs soirs par semaine de traverser le Pont de la Guillotière accompagné de mon ukulélé (sorte de mini-guitare hawaïenne à quatre cordes), pour faire la « manche » dans les restaurants « marché noir ». Le contact avec les trafiquants parvenus, les collabos ou les militaires allemands en goguette, n’était certainement pas une expérience des plus enrichissantes pour un gamin de dix ans. Encore moins l’ingurgitation forcée de schnaps qui me fut infligée une fois par des S.S. saouls comme des vaches et particulièrement « amusés » par ce gosse chantant des chansons d’adultes du genre "Elle était Swing, Swing, Swing ! Je la trouvais divine… je devins son amant, en deux temps, trois mouvements ! " etc.. Quoi qu’il en soit, ces pénibles expéditions peuvent malgré tout être considérées comme une chance car en fonction des circonstances, elles auront contribué à notre survie. Même si après être rentré assez tard dans la soirée, il m’était plutôt difficile de me lever pour aller en classe le lendemain matin !
La pluie ce sera aussi l’entretien des bains / douches municipaux, les ménages et le courage qu’il aura fallu à Mamele pour faire face à nos besoins essentiels, à la solitude et l’adversité. Tout cela, en dépit de l’angoisse générée par une Guerre Mondiale à l’issue imprévisible et le fait que pour le système dans lequel nous vivions, je n’étais pas suffisamment blanc…
Parlons de la partie Soleil maintenant. Par exemple de l’ école de la rue de la Guillotière et de mon assez rapide assimilation de la langue anglaise ! Cette subite et miraculeuse aptitude pour l’étude de cette matière s’étant surtout manifestée, grâce aux films américains (encore autorisés en zone toujours « libre » de l’époque). Des super-productions hollywoodiennes que nous allions voir en douce avec les Gones, nous glissant par les issues de secours ! Soleil aussi, les chouettes ballades qu’on se payait l’été au parc de la Tête d’Or. Sans oublier non plus nos rafraîchissantes baignades dans la Saône. De bon souvenirs, bien sûr, mais ce sera surtout mon séjour chez les Louveteaux et les Eclaireurs Unionistes qui en vérité, s’imposera comme une providentielle une très profonde et révélation : La chance d’avoir bénéficié dès l’enfance, d’une forme d’équilibre qui par la suite, veillerait à ce que je ne m’égare pas trop. dans ma tête comme dans mes actes. Je ferai hélas, bien des années plus tard, une décevante exception à la règle lorsque disparaîtront Papa puis Maman. Par irresponsabilité ? Par égoïsme ? Plutôt par lâcheté je crois. Lorsque pour un temps j’oublierai mon rayon de soleil, et me conduirai comme un con. Aujourd’hui seulement, suis-je en mesure de réaliser à quel point ma conduite d’alors s’est avérée immature. Mais ceci est et restera une autre histoire. Que je n’oublierai jamais …
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Mais revenons en 1942 . Au revoir Gary Cooper, Errol Flynn ou autres Bogart . Il n’y aura plus - et pour longtemps - de projection de films américains en France . La raison étant qu’après l’attaque de Pearl Harbor par le Japon suivie d’une déclaration de guerre aux forces de l’Axe proclamée par les U.S.A., la « zone dite libre » est à présent entièrement occupée par l’armée allemande. Par conséquent et bien entendu à une bien plus modeste échelle, le bouleversement créé par ces événements aura pour répercussion une situation financière catastrophique pour Mamele. Pratiquement sans ressources, il ne lui restera alors plus d’autres solutions que de m’expédier à Marseille où je serai recueilli par mon père et sa compagne Colette (dite Coco) qui je dois le souligner, a toujours su m’aider de ses conseils et m’accorder sa véritable amitié. Mais pour l’instant, j’ai le cœur brisé de savoir Mamele toute seule à Lyon.. « Pas pour longtemps » m’a-t-elle assuré dans ses lettres. Alors j’attends… et Papa et Coco remontés à Paris, je ne la reverrai qu’en 1943. Pas très loin de la Canebière.
SHOE SHINE JOE !
Le 16 août 1944, les forces alliées débarquent en Provence. C’est le début de la reconquête de la France du Sud et très vite, s’engageront les combats pour la libération de Marseille Les Tirailleurs algériens et les goumiers Marocains de la D.F.L. participent principalement et de haute lutte à la reprise de Notre Dame de la Garde alors qu’une autre partie des Forces Française Libres après de féroces affrontements, débarrasse la ville des derniers points de résistance allemands. Suspendus depuis des semaines en raison des combats, les cours du lycée de la rue de Paradis viennent de reprendre mais j’ai bien peur que pour moi, l’école soit terminée pour de bon… Cette saleté de Guerre se poursuit et les temps devenant de plus en plus difficiles, les petits boulots demeureront encore pour Mamele et moi, l’unique moyen d’assurer notre survie. Enfin, grâce à Dieu, Marseille est enfin libérée . L’avenir va-il bientôt se remettre en marche ? Il semblerait bien que cela ne saurait tarder puisque postés tout au long de la Canebière, nous sommes déjà une quinzaine de « nistons » (gamins marseillais) à proposer nos services comme cireurs de rangers à une clientèle principalement composée de soldats américains fraîchement débarqués des Liberty Ships! Pour la petite histoire, il faut préciser que nous étions tous déjà équipés de brosses et de cirage dernier cri grâce à l’utile collaboration de «jeunes et dynamiques entrepreneurs locaux » qui négociaient ( ?) sur le port avec les marins américains, l’achat de marchandises primitivement destinées aux armées mais fortuitement tombées des camions…
Bien que ce ne soit plus le cas de nos jours, l’armée U.S. de l’époque (non intégration oblige) ne comportait (à quelques exceptions près) généralement pas de soldats noirs dans ses unités combattantes. Cependant, cette forme de ségrégation s’accommodait (cette fois-ci, sens pratique oblige) de la formation de régiments du Génie composées en majorité d’éléments « de couleur », encadrés d’officiers blancs et de sous officiers (Blacks de préférence) pour assurer le débarquement puis le transport de matériel sur la ligne de front située dans le Nord de la France. Le 6th Port Battalion, était l’un de ces « éléments de couleur », provisoirement installé à proximité de la zone portuaire. Pour nous les « Shoe-shine boys », la présence de ces effectifs à Marseille était donc vitale car susceptible de nous fournir un nombre appréciable d’habitués U. S. D’autant plus qu’ajoutée aux quelques civils et aux troupes en transit vers le Nord, cette clientèle potentielle non négligeable justifiait ô combien, nos espoirs les plus fous quant à la continuation de notre activité gagne-pain.
Très vite j’ai par exemple, pu compter sur les musiciens du 6th Port Division. Big Band parmi mes principaux habitués. Des clients qui par la suite, deviendront de grands frères et ne sauront jamais à quel point leur amitié aura été déterminante pour mon avenir. Parmi eux (en dépit de ses 37 ans) mon meilleur ami Jimmy Robinson, que je soupçonne néanmoins d’avoir en tête, l’idée de nous ramener avec lui aux USA après la guerre Mamele et moi ! Ce qui n’était qu’un vœu irréalisable car la ségrégation de fait régnait toujours de façon implacable dans le pays de Lincoln. De surcroît, l’intolérance caractéristique des communautés de couleur différente n’aurait certainement pas épargné le noir Jimmy Robinson, ni la française Jeanne Bartel accompagnée de son fils au prénom hispanique ! Il faudra patienter longtemps encore avant que les Droits Civiques, l’intégration et la tolérance soient reconnus par la société légale américaine. Toutes origines confondues… en principe. Musicien professionnel dans le civil, Jimmy jouait depuis sa mobilisation, dans la section de trombones des Jolly Rogers et c’est à lui que je dois l’opportunité de rencontrer les autres membres de l’orchestre et de finalement devenir pour eux : « Little Joe », la mascotte du 6th Port Battalion !
Pour Little Joe, ce premier coup de pouce du destin c’est tout d’abord matérialisé par du lait en poudre, des œufs en poudre, du savon, du beurre de cacahuète, des boîtes de corned–beef , du sucre et des cigarettes venant du P.X (Foyers gérés par la Croix Rouge américaine et réservés exclusivement aux troupes U.S. en uniforme). Des denrées précieuses offertes par mes nouveaux copains américains et fièrement ramenées à la maison . Ce qui, ajouté au peu d’argent gagné par Mamele avec ses ménages, nous permettait parfois, de nous faire une petite fête tous les deux.
Puis c’est un autre heureux coup du sort. En effet, peut-être favorablement inspiré par ma bonne assimilation de l’américain mais plus certainement parce qu’il était de bonne humeur, l’officier commandant le 6th Port Battalion autorise officiellement ma libre circulation dans le cantonnement. Le rêve se réalise pour Little Joe. Son initiation au Jazz par les musiciens l’orchestre des Jolly Rodgers va pouvoir continuer et se développer.
***
Désormais, en tant que mascotte « officielle » du Battalion je serai placé sous la protection de ceux qu’en argot de l’époque on appelait The Hip Cats in kaki - les Branchés en kaki ! A moi donc les leçons de batterie et de piano « Boogie woogie », la découverte du Blues et de son influence sur le Jazz, la forme d’expression musicale qui s’en est inspiré par la suite. Indispensable aussi à mon initiation, la connaissance des standards de base écrits par Georges Gershwin, Cole Porter, Irving Berlin ... Accessoirement, il pouvait être utile aussi, de ne pas ignorer ce qui était alors, représentatif de la musique de danse populaire aux USA. : le « Jitterbug ». Repris plus tard à Paris par les Rats de caves de Saint Germains des Prés ! Parallèlement, pour ce qui est de ma nouvelle vie de « niston » momentanément transformé en « presque américain», tout s’accélère. Pensez donc, je porte maintenant en permanence, un uniforme de G.I. ajusté à mes mesures par le fourrier-tailleur du Régiment et j’accompagne les Jolly Rogers partout où ils se produisent pour les troupes américaines de passage. Je frime aussi à l’occasion de Bals organisés pour la population civile et les G.I.’s sur le Vieux Port. Où aux Salons Pélissier, à La Plaine !
Enfin, pour couronner le tout, en raison des menus travaux effectués dans le camp pendant les répétitions du Big Band ou en concert, m’était versé une petite « solde » hebdomadaire récoltée auprès des musiciens de l’orchestre. Un pécule auquel contribuaient également les autres soldats du Bataillon. Ca marche donc très bien pour moi, lorsque durant un concert au camp de Calas, me tombe dessus un autre coup de pouce déterminant pour ma carrière.
A l’origine de ce nouveau clin d’œil du sort : « The Duke », notre sergent et chef d’orchestre que je ne verrai pourtant jamais jouer d’un instrument . Quoiqu’il en soit - probablement en raison d’une vague ressemblance physique avec le vrai Duke Ellington – the Duke dirige la grande formation des Jolly Rogers et les concerts se succèdent sans surprises. Jusqu’à ce soir à Calas ou en pleine représentation, « The Duke » stoppera l’orchestre et à ma grande stupéfaction, me demandera de les rejoindre sur scène !
Ce n’est plus la mascotte en uniforme qui roule des mécaniques en descendant La Canebière avec ses copains en kaki, mais un « minot » de treize ans paralysé de trouille qui s’avance vers le micro. Qu’à cela ne tienne, après m’avoir présenté, Le Duke, tout sourire (le faux jeton) propose qu’après avoir chanté, je m’installe à la batterie pour jouer « One O’Clock Jump » avec les copains de l’orchestre !!!
La réponse du public ? Un massif Yeahhhhh bien entendu ! « One o’clock jump » . Un grand classique des années 40 qu’heureusement j’ai eu la chance de répéter avec l’orchestre il y a quelques semaines. Alors malgré mes jambes flageolantes je m’exécute et… c’est le triomphe ! En fait, ma modestie maladive dût-elle en souffrir, j’ai cassé la baraque ! Si, je vous le jure ! A tel point qu’il m’a fallu chanter « Hey ba- ba- re- bop » (un des autres gros succès du moment) avant de retourner en coulisses. Aux anges, complètement béat. Mais aussi légèrement frustré car il me faut bien l’avouer, si l’occasion de continuer s’était présentée, il aurait probablement été nécessaire de faire appel à la Military Police pour me faire sortir de scène…
Parlant de sorties et de M.P’s. (Military Police), il m’arrivait occasionnellement de suffisamment tanner le cuir aux copains musiciens pour qu’ils m’emmènent avec eux en virée après un concert à l’Alcazar, cours Belzunce. L’ennui, c’est qu’à l’époque, les bars à putes de la rue Thubaneau n’étaient pas vraiment le lieu de fréquentation idéal pour un adolescent ! Surtout si une bagarre éclatait entre GI’s blancs, GI’s noirs ou les M.P.’s (Police Militaire). Auquel cas, il était prévu lorsque la situation dégénérait, que mes « gardes du corps » forment immédiatement un cordon de protection et me ramènent à toute vitesse à la maison chez Môman !
Sans aucun doute, c’est bien grâce à la vigilance de ces anges gardiens mobilisés par « Oncle Sam » (des « vieux mecs » d’au moins vingt cinq / trente ans ! ) qu’il m’a été possible en dépit de mon jeune âge et ma vulnérabilité, d’échapper aux pièges classiques du genre : Je fume du shit et bois de l’alcool pour faire comme les copains etc..
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Arrive 1945. “ I’m splittin’ man, gimme some skin !” La Guerre est finie. J’ai encore droit à quelques leçons de piano Boogie Woogie , à quelques derniers concerts, et l’orchestre des Jolly Rogers est dissous pour cause de démobilisation. Les Hip Cats du 6th Port Batallion rentrent au Pays et Little Joe redevient un niston paumé et triste d’avoir perdu ses grands malabars de copains. Gime some skin man ! Avec mes plus précieux souvenirs, ces années à Marseille resteront à jamais, soigneusement rangées dans ma mémoire .
Le bilan positif de cette première confrontation avec les réalités ? Une certaine capacité de survie en période difficile et la confirmation de ma passion pour la Musique. Bien entendu, les aspects négatifs doivent également être pris en considération. Ne serait-ce que l’arrêt de ma scolarité. Cette coupure prématurée avec l’école et mon manque « d’instruction » comme on
disait alors, ont très certainement eu pour conséquence le développement d’un indéniable complexe d’infériorité. Un manque de confiance en moi qui a peut-être suscité mon aversion pour les chiffres, les comptes et l’administratif en général. Disons un rejet quasi instinctif des tâches qu’il est indispensable d’accomplir pour un adulte. Comme par exemple la gestion attentive des problèmes concrets et matériels accompagnant l’ennuyeuse routine du quotidien. Mes excuses ou plutôt, mes prétextes ? Les clichés habituels comme : Le système étant ce qu’il est, un artiste ne peut subsister qu’au jour le jour .. L’ambition n’est qu’une autre version du pêché d’envie .. et si demain, éclatait la troisième Guerre mondiale ? à quoi bon ? Bla-bla-bla… Des foutaises quoi !
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Pour en revenir à la Libération et la fin du cataclysme, tout Marseille reste en fête et continue de rigoler. Pour moi aussi c’est la Libération mais je ne rigole plus. Mes grands frères sont retournés chez eux et une partie heureuse de mon enfance vient de s’achever. Devant moi, je sais que seuls l’inquiétude et de nouveaux soucis m’attentent. Des soucis de grande personne cette fois... L’agacement instinctif provoqué par les problèmes « terre à terre » ? Je guérirai sur le tard de cette affligeante façon de fonctionner. Mais juste à temps. Pour l’instant nous sommes en 1946 et la vie continue. Après avoir demandé à Papa le gîte et le couvert, le moment est venu de remonter à Paris pour trouver un boulot.
Partie 1 (enfance, Marseille), Partie 2 (débuts avec Aimé Barelli, caves de jazz à Saint-Germain-des-Prés), Partie 3 (Monte-Carlo), Partie 4 (Algérie, retour à Paris, Istamboul), Partie 5 (Parapluies de Cherbourg, Jupiter Sunset), Partie 6 (La Compagnie, voyage à Cuba, Grenadine Music), Partie 7 (La Comédie-Française, Monte-Carlo / S.B.M.)... (A suivre)
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Merci de publier ces mémoires dont l'intérêt documentaire est évident. Elles vont au-delà de la seule vie et carrière de José Bartel et éclairent aussi la carrière de son père José Bandera, sur laquelle il y a peu d'éléments publiés, réunis dans les livres d'Alain Boulanger et Patrick Dalmace sur la musique cubaine à Paris. La partie 6 a-t-elle été publiée ou est-elle en voie de l'être?
RépondreSupprimerLe bonjour de Edmond tober batteur chez Aime Barelli qui a donné des cours de batterie à ton fils à Roquebrune cap martin
RépondreSupprimerJe suis la compagne de Edmond tober décédé en 2020 il me parlait beaucoup de José Bartel Marie Locci
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