Entretiens réalisés entre le 30 mars 2017 et le 17 février 2018 (remerciements à
David Gential).
Des grands drames shakespeariens aux séries télé de l’après-midi, des
comédies les plus délurées aux plus sombres thrillers, c’est avec la superbe
voix de la comédienne Evelyn Selena que se sont exprimées sur les écrans
français Meryl Streep (Out of Africa),
Glenn Close (Les Liaisons Dangereuses),
Carrie Fisher (Star Wars ép. IV-V-VI),
Helen Mirren (The Queen), Jacqueline
Bisset (Airport), Judi Dench (Philomena), Jane Fonda (La Maison du Lac), Jaclyn Smith (Les Drôles de Dames), Jane Seymour (Docteur Quinn, femme médecin) ou bien
encore Linda Gray (Dallas).
Outre son talent, on retient d’Evelyn Selena sa lucidité et un amour à la
fois passionnel et intransigeant pour son métier, qui ne laisse aucune place à
la médiocrité et à l’amateurisme. Sans langue de bois et avec une pointe de
nostalgie, elle m’a généreusement accordé cet entretien.
DLODS : Evelyn Selena, comment êtes-vous devenue comédienne ?
Mon vrai nom est Evelyn Schetrit (et
non pas Benchétrit comme on peut le lire sur internet), je suis née à
Casablanca le 19 juillet 1939. Mes parents aimaient les prénoms anglophones
donc ils m’ont appelée Evelyn (sans « e ») et ma sœur Gladys. Maman
était mère au foyer, et papa travaillait dans une société d’alimentation. Il
était doué pour le dessin et la musique –il jouait du violon- et avait voulu
que ma sœur et moi prenions des cours de piano. J’aimais beaucoup la musique
mais les cours étaient difficiles, je prenais des coups de règle (rires). Quand
mon père est parti en Palestine alors que j’avais neuf ans, on s’est installé
chez ma grand-mère et nous n’avions plus les moyens de payer des cours de
musique. Le directeur du conservatoire de Rabat a gentiment accepté que je
vienne répéter sur le piano du conservatoire après les cours, et je restais
souvent jusqu’à vingt-deux heures. J’adorais ça, mais sans professeur à mes
côtés je ne pouvais pas progresser, je stagnais.
Ma mère m’a alors inscrite dans un
cours au conservatoire, sans me dire ce que c’était. Je suis arrivée dans la
classe, et il y avait quelqu’un qui chantait. Le professeur me demande « -Tu t’appelles comment ?
Qu’est-ce que tu veux faire ? » « -En tout cas je ne sais pas
chanter. » «- Qui est-ce qui chante ? » « -Celle juste
avant, elle chantait » « -Tu ne connais pas tes classiques, elle joue
Rosine dans « Le Barbier de Séville », et dans cette scène elle
chante ».
Il me demande de monter sur scène, de
faire semblant d’attendre l’autobus, et de faire comprendre ce qui arrive dans
ma vie à ce moment-là. Je m’exécute, il me félicite et me demande où je suis
née « - Ici, au Maroc. »
« -Tu te fous de moi ? Tu n’as pas d’accent !».
Et je lui explique comment j’avais
perdu l’accent marocain quelques temps plus tôt : un jour notre
instituteur était venu à l’école, très triste, en nous expliquant qu’il
n’aurait pas la force de nous faire cours car il venait de perdre sa maman, et
qu’il allait à la place nous lire Les
Pauvres Gens de Victor Hugo. C’était tellement magnifique quand il lisait,
tout était différencié comme des notes de musique dans la prononciation, le
présent, les imparfaits, les « é » et « è ».
Comme j’adorais sa façon de parler,
de prononcer cette langue, j’ai commencé à me corriger, pour perdre mon
accent « du cru » et ma sœur a suivi. Je me faisais engueuler
par mes copines à l’école : « Oh,
comme tu es devenue ! Oh la la, la Marie-Chantal ! » (rires).
C’était l’insulte, mais je m’en foutais complètement !
DLODS : Vous avez donc intégré ce cours de théâtre au conservatoire
de Rabat…
Oui, et comme je n’avais pas
d’accent, j’ai sauté une classe. J’ai
joué Lucinde dans Le médecin malgré lui,
puis une italienne qui allait se faire exécuter dans Le Procès de Mary Dugan. Je parlais en italien et ne comprenais pas
un mot de ce que je disais. Et puis mon maître, qui avait perdu sa femme, a été
remplacé par un comédien membre de la troupe qui enregistrait pour Radio Maroc
des montages radiophoniques le mardi, des poétiques le mercredi, des textes
pour enfants le jeudi et une pièce le vendredi soir.
Il nous a auditionnés, a parlé de moi
à ses amis, ils m’ont engagée au départ pour dire un bout de phrase « Si vous me permettez une
suggestion » … et finalement j’ai fait le rôle principal. Sous le nom
d’Evelyn Flore, ils m’ont engagée dans d’autres pièces, aussi bien à la radio
que sur scène, j’ai par exemple joué la petite Rosette dans On ne badine pas avec l’amour.
DLODS : Bien que déjà professionnelle, pensiez-vous à ce moment-là devenir
comédienne ?
Je ne voulais pas forcément être
comédienne, car je pensais qu’il fallait venir à Paris, et à quinze ans ce
n’était pas dans mes projets. Mais j’avais envie de continuer la troupe alors
que maman souhaitait que j’arrête. Pour la convaincre, je lui disais que comme
papa ne nous envoyait pas de pension alimentaire, travailler à Radio Maroc –en
plus d’un petit boulot aux P.T.T.- ne pouvait que mettre du beurre dans les
épinards. A l’époque au Maroc l’argent des enfants n’allait pas dans une banque,
et il n’y avait pas d’assurance maladie, d’allocations familiales, de retraite,
il n’y avait que les français qui venaient au Maroc qui avaient le droit à
tout. Nous non, donc sept ans me sont passés sous le nez pour le décompte de ma
retraite.
J’ai donc continué avec la troupe, on
m’a donné un chaperon pour me surveiller, en journée on m’enfermait dans la
chambre d’hôtel pour ne pas que je sorte (rires). Un jour on m’a proposée de me
payer au mois « comme tout le monde ». « Comme tout le monde »
c’était vite dit car je touchais l’équivalent de 150 francs par mois alors que
les adultes touchaient dans les 1500 ou 2000 francs, ce qui était énorme pour
le Maroc.
Amidou |
Ca a duré cinq ans de plus comme ça.
Et puis on a décidé de me faire homologuer par la radio à Paris. J’ai
enregistré une scène classique, une scène moderne et le poème « Le dormeur
du val » de Rimbaud. Et le jour de mes vingt ans, le dix-neuf juillet, je
reçois une lettre de Paris. « Evelyn
a été appréciée par le jury, elle est homologuée à la R.T.F. en première
catégorie, Paris ». Or il n’y avait personne de mon entourage à part
le chef de troupe, qui était payé au niveau de la première catégorie, alors on
m’a dit « Tu la mets en sourdine,
Evelyn. On ne passe jamais pour la première fois en première catégorie, tu
acceptes ce qu’on te donne et puis c’est tout ». Et à la place de 150
ils m’ont donné 170 francs (rires). Ils me disaient, « si tu n’es pas contente, il y a la troupe arabe ». Il y
avait en effet, en parallèle de notre troupe, une troupe arabe dont faisait
partie Amidou à l’époque. Ils n’avaient pas le même répertoire, mais ils
étaient payés la moitié des comédiens français pour le même travail et le même
nombre d’heures, ce qui était particulièrement injuste.
Et puis un jour ils m’ont finalement augmentée
à 750 francs, et c’est là que je suis partie (rires). Il commençait à y avoir
des tensions dans le pays, les français partaient en masse. Etant marocaine et juive, je suis
partie pour la France tant qu’il était encore temps, le 1er
septembre 1961. Et à Paris j’ai contacté Georges Chamarat, de la
Comédie-Française, que j’avais rencontré au Maroc.
DLODS : Vous l’aviez rencontré dans quelles circonstances ?
Georges Chamarat |
Des comédiens français dont Chamarat
étaient venus jouer une pièce au Maroc. Notre troupe était chargée de les
accueillir et de les emmener promener, déjeuner, etc. Georges Chamarat a trouvé
que j’avais du tempérament, un regard très intense, et m’a dit que si un jour
je comptais venir à Paris -ce qui n’était pas encore mon intention à ce
moment-là- il me ferait préparer le concours d’entrée du Conservatoire. Il a tenu parole et a été
merveilleux.
Il m’a fait préparer Camille de On ne badine pas avec l’amour, Les caprices de Marianne et une pièce
moderne. Comme ma sœur, en cours chez Raymond Girard, présentait elle aussi le
concours, il m’a prévenu que si le jury savait qu’on était sœurs, il y aurait
des chances qu’il n’en retienne qu’une sur deux. Du coup, il m’a demandé de
changer de nom et de ne pas reprendre le pseudonyme que j’avais pris à Radio
Maroc («Evelyn Flore, ça fait
cabaret ! Tu vises la Comédie-Française, il faut trouver autre chose…»).
Comme la mère de mon petit fiancé de l’époque m’avait tiré les cartes et avait
vu que j’étais née sous l’influence bénéfique de la lune, mon fiancé, qui avait
fait du grec ancien, m’a dit « La
lune en grec, c’est Selenae ». J’ai proposé d’enlever le
« e » car je ne trouvais pas ça joli, en lui demandant « C’est toujours valable ? Elle
sera toujours la déesse de la lune ? » (rires), il a approuvé et
je suis devenue Evelyn Selena.
Au concours d’entrée j’arrive
première sur trois-cent candidates. J’ai ma photo dans les journaux, « la petite marocaine découverte par un
sociétaire de la Comédie-Française », on aurait dit qu’il était allé
faire des fouilles archéologiques (rires).
DLODS : Vous vous êtes donc retrouvée dans la classe de Georges
Chamarat ?
Oui, avec Michel Creton et Marlène
Jobert. René Simon voulait que j’aille dans sa classe au Conservatoire. Je lui
ai dit que ce n’était pas possible, après tout ce que Georges Chamarat avait
fait pour me faire venir du Maroc. « Qu’est-ce que tu veux que je te
dise ? Va avec Chamarat, tu le regretteras ». René Simon avait du
pif, il sentait la personnalité des gens.
DLODS : A l’issu de vos études au Conservatoire, comment s’est
déroulé le concours de sortie ?
En coulisses, j’entendais les
journalistes pronostiquer que j’aurais un premier prix. Malheureusement tout ne
s’est pas passé comme je l’espérais. Ce n’est pas pour me dédouaner, mais
j’avais répété tout le temps une scène avec le même élève-comédien, qui en tant
que « réplique » lors du concours doit se mettre en retrait pour vous
donner l’avantage. Je devais rentrer côté jardin et le retrouver côté cour au bout
de la scène, un peu sur ma gauche, pour que je me retrouve presque face public.
Je commence la tirade de Bérénice : « Non,
laissez-moi vous dis-je, etc. » j’entre comme une furie et je ne le
vois pas. Il y a eu dans la salle des éclats de rire, car évidemment ne le
trouvant pas où il devait être, je le cherchais partout. Il était au fond du
plateau. Il n’a plus bougé, c’était foutu pour moi, je me suis retrouvée de dos
tout le temps. Quand je suis sortie, j’ai senti deux bras qui m’étreignaient,
c’était Fernand Ledoux « Ma petite
tragédienne… » et Maurice Escande « Ce
n’est pas grave, tu ne rentreras pas au Français mais tu travailleras
ailleurs ». J’ai quand même eu trois premiers accessits.
DLODS : Pouvez-vous nous parler de vos premières expériences
théâtrales à Paris ?
Après mon concours d’entrée au
conservatoire je reçois un coup de fil de Jean Vilar. Pour moi c’était le top
du top, mieux que la Comédie-Française, pour laquelle à part quelques comédiens
qui faisaient du cinéma comme Louis Seigner, Georges Chamarat ou Annie Ducaux,
je ne connaissais pas grand-monde, car quand j’allais en vacances à Paris en
août elle était fermée.
Je vais voir Vilar qui me convoque en
fin de matinée, il me dit « Ma fille
Dominique est au conservatoire avec vous ». Je n’avais pas fait le
rapprochement avec Dominique (que j’aimais bien), car elle était aussi blonde
qu’il était brun, et avait des yeux bleus tandis que lui avait le type
méditerranéen. Il me dit qu’il cherche une comédienne pour jouer le rôle
d’Elise dans L’Avare. J’étais très
émue, sollicitée pour jouer dans cette grande bâtisse où Gérard Philipe avait
triomphé. Je lui donne mon accord, sous réserve d’avoir l’autorisation du
Conservatoire. Et là, en rentrant chez
moi, ma mère m’annonce qu’on a essayé de me joindre pendant mon absence.
C’était la Comédie-Française, qui me convoquait à une lecture. Je dis à
l’administrateur que je ne peux pas, car Jean Vilar veut que je joue dans L’Avare. Il me répond « C’est bien mais vous ne pourrez pas
le faire. Il faut une autorisation pour travailler à l’extérieur du Conservatoire
et si vous êtes là aujourd’hui c’est que vous êtes distribuée dans la pièce « La
fourmi dans le corps » de Jacques Audiberti. Les répétitions commencent
incessamment sous peu et dans deux mois c’est la première. »
Donc j’ai abandonné Elise de L’Avare pour jouer une grenouille, avec
le masque qui va avec. Et j’avais une intervention où j’étais les jambes de
Nabuchodonosor. Quand je suis sortie de ma loge avec les deux jambes qui
pendouillaient autour du cou, quelqu’un a dit « Ah merde, vous avez la tête à la place du sexe »,
j’étais dans un état pas possible. Dans la distribution, il y avait Georges
Descrières, Berthe Bovy, Thérèse Marney et Hélène Perdrière.
Perdrière c’était un poème, elle arrivait
toujours petite, menue, fragile dans son tailleur bleu ciel avec des bijoux
somptueux autour du cou. Il y avait dans la pièce une comédienne qui était au
conservatoire avec moi, qui faisait une autre partie du corps de
Nabucchodonosor (rires), Jeanne Colletin, qui était une fille ravissante,
élégante, très raffinée. Elle court vers Hélène Perdrière « -Ah qu’est-ce que vous êtes jolie ! Qu’est-ce que ce
tailleur vous va bien ! Quelle merveille ! » et Perdrière
lui répond «- Mon p’tit. C’est un
petit solde de chez Dior. Je ne pourrais pas me permettre d’acheter autre chose
que des soldes de chez Dior, avec les bijoux bien entendu. Vous devriez faire
ça, c’est très important pour votre carrière » « -Ah oui ». On n’avait pas de quoi bouffer, et elle nous
disait qu’il fallait faire les soldes de chez Dior (rires).
DLODS : Plus tard vous avez retrouvé quelques comédiens de la
Comédie-Française dans des tournées en Afrique…
Oui, j’ai joué plusieurs classiques
en tournée, comme Le Barbier de Seville,
Volpone ou Le Misanthrope. Je me souviens très bien du Misanthrope, je m’étais liée d’amitié avec Jacques Ciron, délicieux
camarade, avec qui je riais beaucoup. Il y avait souvent des choses très drôles
qui étaient dites involontairement par des spectateurs dans les réceptions
officielles d’après-spectacle et on s’en délectait. Je me souviens de cette
dame « complimentant » Jacques Toja : « Vous avez fait preuve d’une grande élégance en jouant moins bien
afin de ne pas faire de l’ombre à vos partenaires, qui eux ne sont pas de la
Comédie-Française ». Il ne savait plus où se
mettre (rires) !
DLODS : Vous avez également joué des pièces de divertissement,
notamment aux côtés de Franck Fernandel.
Ca m’a fait beaucoup de peine
d’apprendre sa disparition il y a six ans. Quel dommage, un type gentil, la
crème des hommes, il vous aurait donné sa chemise. Il disait souvent «Mon père, ce radin », mais je crois que
Fernandel n’était pas radin mais terriblement économe, il avait eu peur toute
sa vie de manquer d’argent. Franck et moi avons joué dans la pièce Bienheureuse Anaïs, où Claude Bertrand
(légende du doublage, voix de Roger Moore, ndlr) jouait un camionneur ;
j’ai eu deux rôles. J’ai tout d’abord commencé par remplacer Catherine Rouvel
qui partait en tournage huit jours avant la fin, je me suis donc coupé les cheveux
pour uniquement huit représentations (rires). Puis à mon retour de vacances
j’ai repris le rôle de Maryse Mejean.
DLODS : Au théâtre, à la télévision ou au cinéma, on vous a souvent
fait jouer avec l’accent pied noir (Rodriguez
au pays des merguez) ou celui du midi (films avec Fernandel père ou pièces
avec le fils, et Le Rémouleur de
Ventabren pour la télévision).
Je crois que je les ai vexés à un
moment en répondant à une interview « On
ne m’engage que pour des marseillaiseries ». Du coup, quand j’ai
travaillé ensuite avec Fernandel il a dit « Non
je ne veux pas de cette petite, elle s’imagine qu’elle prend l’accent du midi
mais c’est l’accent pied noir qu’elle fait ». Et c’est le comédien Max
Amyl qui a insisté, qui a lui a dit « -Fernand,
allez la voir dans la pièce où joue votre fils en ce moment » « -Ah,
c’est la petite qui a remplacé Catherine Rouvel et Maryse Méjean ?
D’accord, mais tu la prends sous ta responsabilité ». Max m’a dit « Attention, tu prends l’accent !
Sinon il va être fâché ».
J’ai donc tourné dans La cuisine au beurre (Gilles Grangier, 1963)
avec Bourvil et Fernandel, dans le film
ils m’invitaient tous les deux au cinéma, je leur disais « Mais qu’est-ce que vous avez avec le cinéma en ce
moment ? ».
DLODS : Fernandel avait la réputation de demander à être toujours
filmé de face, en gros plan, au détriment des seconds rôles qui lui donnaient
la réplique…
En effet, l’assistant est venu me
chercher et m’a dit «- Tu fais la
petite serveuse. Quand Fernandel te prend par les épaules, tu ne te retournes
pas » «- Elle est où la caméra ? » « -Dans ton
dos ». Finalement, Fernandel a dit « Attends,
elle est mignonne la petite, on ne va pas la mettre de dos ». Et il
m’a mise… de profil (rires). C’était ça ou rien, alors j’ai rien dit. C’était
trognon.
Evelyn Selena, Bourvil et Fernandel dans La Cuisine au beurre (1963)
Ca s’est passé différemment sur le
tournage d’Heureux qui comme Ulysse (Henri
Colpi, 1970) où je jouais sa filleule. Là j’ai eu droit à un premier plan et
j’étais mignonne, gironde. On devait tourner la dernière scène, je le recevais
à déjeuner, j’avais cuisiné des farcis et comme ils sont arrivés en retard, les
farcis étaient loupés, et j’étais en colère. Alors je disais à Fernandel « Raconte ce que tu veux, mais mes
farcis ils sont ratés à cause de toi ». Et Rellys, qui jouait mon
père, disait « Oh, elle mouline
comme sa mère ». On se retrouve en bas de la maison au moment du
départ, Fernandel, Rellys et moi, la caméra entre nous. Le chef opérateur
vient, me prend par les épaules, me dit « Ne
bouge pas » et il me met face caméra, obligeant Fernandel à se mettre
de profil. Ca m’a un peu déstabilisée, et j’ai joué la scène différemment de ce
que nous avions répété. Quand le tournage de la scène a été terminé, j’étais
exsangue, je crois que si on m’avait poussée je serais tombée. Et je vois le
chef op qui me fait un signe comme quoi c’était bon. C’était bon pour lui, mais
était-ce bon pour le metteur en scène et Fernandel ? Il y a eu un silence.
Et Fernandel a dit « Elle est bien,
la petite. Tu l’as répétée tu étais en colère et là tu me l’as jouée boudeuse,
et je me demande si ce n’est pas ça qui était le mieux ». J’ai entendu
le « Ouf » de soulagement de tout le plateau (rires).
Donc Fernandel a été adorable, mais
la femme du metteur en scène (Henri Colpi) beaucoup moins.
Elle était originaire d’Afrique du
nord. Je lui demande son prénom, elle me répond « Yasmina »,
que je trouvais magnifique, alors je lui dis « -Déjà vous dites le nom et on a l’impression de respirer le
jasmin » « -C’est quoi ça ? »
« -En arabe, Yasmina veut dire
« jasmin » ». C’est la dernière chose que j’aurais dû dire,
elle n’a pas apprécié du tout. Elle m’a dit « -Vous
savez j’ai le pouvoir de couper vos scènes », « -Je vous en prie
faites donc, ce n’est pas avec ça que je vais me faire remarquer, j’ai fait ce
film pour Fernandel », « -Ca va vous coûter très cher ».
Elle m’a laissé comme ça. Je n’avais pas la possibilité de parler à son mari.
Vers 17h, je rencontre l’assistante de Fernandel qui était une femme de
caractère avec un accent du midi qui roulait les « r ». « -Qu’est-ce qu’il y a petite, y a
quelque chose qui ne tourne pas rond ?» « -Ca va », « -Non,
raconte-moi… ». Alors je lui raconte. « -Mais de quoi je me mêle ? C’est le problème de Monsieur
Fernand et pas elle » « -Je
vous en prie ne dites rien. Mon rôle n’est pas suffisamment marquant pour que
je réclame quoi que ce soit » « -Je vais quand même en parler à
Monsieur Fernand car je n’aime pas qu’on se foute de lui comme ça. A sept
heures moins le quart vous venez dans le hall et vous n’en bougez pas. Monsieur
Fernand sera au courant et arrivera. »
Tous les jours avant de tourner Fernandel
disait au chef cuisinier de l’hôtel « Alors
ce soir tu me fais les sardines « à la queue en l’air » » ou
« le merlan en colère ». Ce
soir c’étaient les sardines.
Fernandel me voit, attend que la
femme d’Henri Colpi arrive, et me dit « Petite
viens t’asseoir ici », il me fait asseoir sur l’accoudoir de son
fauteuil. Et il se met à bavarder, à parler de son fils comme si on était de
vieux amis. L’autre elle avait la tronche qui s’allongeait, pas du tout
heureuse, et puis au moment de passer à table il a dit « Petite, tu viens avec nous. Je ne te l’ai pas dit ce
matin ? J’aurais dû». J’ai dîné à sa table et il n’a pas invité Colpi
et sa femme. Quand le tournage s’est terminé je suis allée dire au revoir à
Henri Colpi, je lui ai dit « Je
regrette beaucoup ce qu’il s’est passé avec votre femme, je n’ai pas compris,
je lui ai dit un compliment et elle l’a mal pris » alors il m’a
répondu « Je ne me fais pas de
soucis pour vous, vous avez su renverser la situation ». Ah bon ?
Qu’est-ce que j’ai renversé ? Et je n’ai plus revu ni l’un ni l’autre, et
Fernandel est décédé peu de temps après…
Evelyn Selena, Fernandel et Rellys dans Heureux qui comme Ulysse (1970)
DLODS : On vous retrouve à vos débuts dans un téléfilm, Cette nuit-là à Bethléem (1967) avec
Michel Serrault et Roger Carel.
C’était un téléfilm sur la nativité.
On a tourné ça à La Mer de Sable, le parc du comédien Jean Richard (qui était
un homme très gentil et sensible), où il avait recueilli des animaux de cirque
« à la retraite ». Il avait rapporté du sable et constitué des
grandes dunes, qui n’étaient pas faciles à grimper.
C’était la nuit, en automne, et il
faisait un froid glacial alors qu’on était habillé de bric et de broc et
allongés sur le sable comme si on allait bronzer (rires). Mais le ciel était
d’une pureté étonnante, on voyait les étoiles qui brillaient, c’était superbe,
et on aurait vraiment dit la nuit de la nativité.
DLODS : Vous avez tourné le premier rôle féminin d’une jolie série, Jack (1975), d’après Alphonse Daudet.
Ce sont de très beaux souvenirs. On a
tourné ça avec beaucoup d’amour, de conviction, de goût, dans la plus grande
gentillesse de tous, techniciens et
comédiens. On a passé neuf mois ensemble, à traverser la France. Un jour le directeur
de production a eu l’idée de financer un repas de Noël hors du tournage.
J’avais trouvé ça formidable, et du coup on faisait ça à chaque fin de semaine
de tournage, le vendredi soir on restait un soir de plus et on se faisait un
grand banquet. Je disais au technicien « Tu
achètes ce que tu veux et tu me donnes la note ». C’était très sympa.
Malheureusement, il y a eu le
démantèlement de l’O.R.T.F. à ce moment-là, on devait passer sur la Deux et la
directrice qui avait accompagné le projet a été mutée sur la Trois… et nous
aussi. A l’époque la Trois n’était pas diffusée partout, et nous n’avions pas
droit à la publicité, les journaux de programmes télé faisaient leur une sur
les programmes de la Deux. Donc Les Gens
de Mogador (dans laquelle jouaient quelques personnalités du spectacle,
alors que nous n’étions pas connus) a eu droit à la première page, et nous la
deuxième. Elle a été rediffusée bien plus tard, mais sur le câble.
DLODS : Dans la série, le rôle de votre fils, Jack était joué à
trois âges différents et donc par trois comédiens, dont deux que vous avez
retrouvé plus tard au doublage, William Coryn et Dominique Collignon-Maurin.
Dominique devait avoir dix-huit ans,
c’était un personnage extraordinaire, sortant de toutes les conventions, par un
froid de loup il dormait dans sa tente, et il arrivait nu dans sa couette. Je
faisais la grimace au moment de lui faire la bise car il n’avait pas pris de
douche. Le metteur en scène lui disait «-
Je vais tourner une autre scène en attendant que tu prennes ta douche » « -Ah,
je suis sûr que c’est Selena qui s’est plainte, hein, c’est toi Evelyn ! »
« -Mais non, je n’ai rien dit, je ne me
suis plainte à personne, j’ai juste fait la grimace.» « -Petite bourgeoise de
merde !» (rires). Et maintenant on s’adore.
Quant à William Coryn, il ne parlait
pas beaucoup, mais il était adorable. A chaque fois, je le voyais dans un coin
en train d’écrire, « -Mais qu’est-ce que
tu fais ? On est tous dehors en train de prendre le soleil, à regarder la
nature magnifique autour de nous et toi tu restes à l’intérieur… » « -J’écris
des poèmes ». C’était trop mignon, et sa maman était adorable aussi.
Le troisième garçon, qui jouait le
plus petit Jack, était plus long à la détente, moins à l’aise sur un tournage
que William et Dominique. Quand je l’embrassais il restait raide comme une
porte. Sa mère lui disait « Evelyn
est très gentille, elle t’aime beaucoup, alors fais un effort, tu dois faire
comme si c’était ta maman. »
Evelyn Selena et William Coryn dans Jack (1975)
DLODS : Pour la télévision, vous avez fait avec Francis Huster une
lecture de la correspondance entre George Sand et Alfred de Musset.
Je reçois un coup de fil du
producteur d’Aujourd’hui madame, « -Vous avez tourné « Jack »,
on m’a dit beaucoup de bien de vous. Connaissez-vous Musset ? »
« -Oui, je suis rentrée au conservatoire avec des scènes des
« Caprices de Marianne » et de « On ne badine pas avec
l’amour » » « -Et George Sand ? » «-Oui, j’adore
George Sand » « -On aimerait que vous lisiez ses lettres échangées
avec Musset» « -Super, et qui fera Musset ? » « -Francis
Huster ».
J’avais déjà entendu des choses dites
par Huster, qui m’avait choquées, on lui disait « -Vous êtes le nouveau Gérard Philipe. » et lui
répondait « -Oui, mais je crois que
je suis meilleur que lui, car ce que j’ai il ne l’avait pas. J’ai sa folie, sa
jeunesse, il était primesautier, il volait dans les airs, mais il manquait de
mystère et moi j’ai du mystère ». Il ne fallait pas toucher à Gérard
Philipe. La rose que j’avais achetée pour sa mort je l’ai toujours, j’avais
vingt ans à l’époque. Personne ne lui a dit de faire preuve d’humilité, de
penser aux comédiens qui avaient joué la même pièce avant lui, et dont personne
n’a eu à redire de leur travail.
Huster disait aussi qu’il recevait
des sacs postaux de lettres d’amour d’un couvent. Vous connaissez des nonnes
qui ont la télé, vous ? On lui passait tout. Il y a des gens qui attirent
la sympathie, mais qui sont comme on appelle en Italie les maquilleurs, des
« truccatore ». Une autre fois je prenais un café avec une amie au
drugstore Matignon, et juste devant moi il donnait un cours à un comédien en
lui disant « Ecoute, je n’ai aucun
reproche à te faire, tu parles juste, mais je veux que tu dises « je
t’aime » comme tu dis « je vais aller pisser » », il
trouvait ça extraordinaire, et l’a répété plusieurs fois bien fort, pour que
tout le monde en profite.
Evelyn Selena et Francis Huster, lecture de la correspondance Sand / Musset (1978)
Donc, pour en revenir à l’émission, je
demande au producteur d’organiser une rencontre avec Huster pour que nous
puissions répéter. Il me rappelle en me disant « -Monsieur Huster ne veut pas venir, car si Musset et Sand s’écrivent
c’est qu’ils ne sont pas ensemble, chacun est dans son coin, lui est à Paris et
vous à Marseille, par exemple. »
« -Je veux bien le croire mais
j’aimerais savoir quel style il va aborder, afin de ne pas être à côté. On ne
parlait pas hier comme on parle aujourd’hui. »
Il a refusé, et nous n’avons pas
répété. Et après la lecture, nous sommes interviewés tous les deux, lui parle
pendant un moment de son actualité qui était évidemment riche en projets, et moi
je raconte que je joue au Théâtre Lucernaire Punk et Punk et Colegram avec Gérard Hernandez et Sady Rebbot. Je
précise que ça fait partie d’un recueil de pièces d’Arrabal qu’il a appelé son
« théâtre-bouffe » (comme l‘opéra-bouffe), et là Huster me coupe en
disant « Théâtre
bouffe ? » en faisant semblant de manger. J’étais tétanisée
devant tant de bêtise…
DLODS : On a parlé de théâtre, de cinéma et de télévision, mais vous
avez fait aussi très tôt énormément de radio.
C’est magnifique la radio, vous pouvez
être comme vous êtes, les gens vous imaginent comme ils veulent. J’avais une
jolie voix -je peux le dire, maintenant que ce n’est plus le cas-, chargée
d’émotion, et ça a plu aux gens. J’ai fait beaucoup de poétiques, mais j’ai lu
aussi des romans à l’eau de rose. Une fois, la production a reçu un courrier « Si Evelyn a des problèmes, elle n’a
qu’à venir, on prendra soin d’elle, on lui trouvera un mari et elle pourra
avoir une vie heureuse », c’était trop mignon.
Il y avait aussi des lectures de
romans -avec l’auteur sur le plateau- auxquels je ne comprenais rien du tout.
Dans ces bouquins on ne dit pas « je t’aime », on tourne autour du
pot pendant des heures avant de faire comprendre qu’on a des sentiments pour
une personne. Soubeyran, la réalisateur, m’avait dit «- Pourquoi tu fais la gueule ? » « -Nous au Maroc,
on y va direct. Là au bout de quinze pages, la fille elle se tire ! »
(rires).
DLODS : Vous avez enregistré de nombreux épisodes des Maîtres du Mystère…
Pierre Billard |
C’est toujours grâce à Georges Chamarat,
qui avait donné mon nom à Pierre Billard en lui disant que j’étais dans sa
classe et qu’il fondait des espoirs sur moi. J’ai été appelée tout de suite, et
je me suis retrouvée avec des gens comme Rosy Varte, Robert Marcy, etc. qui ont
tous été adorables avec moi.
Il y avait un côté très artisanal
qu’on ne retrouve plus aujourd’hui.
Suite de l'interview ici : Deuxième partie et Troisième partie.
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