samedi 10 mars 2018

Evelyn Selena : Rencontre avec une drôle de dame (Partie 1/3)


Entretiens réalisés entre le 30 mars 2017 et le 17 février 2018 (remerciements à David Gential).

Des grands drames shakespeariens aux séries télé de l’après-midi, des comédies les plus délurées aux plus sombres thrillers, c’est avec la superbe voix de la comédienne Evelyn Selena que se sont exprimées sur les écrans français Meryl Streep (Out of Africa), Glenn Close (Les Liaisons Dangereuses), Carrie Fisher (Star Wars ép. IV-V-VI), Helen Mirren (The Queen), Jacqueline Bisset (Airport), Judi Dench (Philomena), Jane Fonda (La Maison du Lac), Jaclyn Smith (Les Drôles de Dames), Jane Seymour (Docteur Quinn, femme médecin) ou bien encore Linda Gray (Dallas).  
Outre son talent, on retient d’Evelyn Selena sa lucidité et un amour à la fois passionnel et intransigeant pour son métier, qui ne laisse aucune place à la médiocrité et à l’amateurisme. Sans langue de bois et avec une pointe de nostalgie, elle m’a généreusement accordé cet entretien.


DLODS : Evelyn Selena, comment êtes-vous devenue comédienne ?

Mon vrai nom est Evelyn Schetrit (et non pas Benchétrit comme on peut le lire sur internet), je suis née à Casablanca le 19 juillet 1939. Mes parents aimaient les prénoms anglophones donc ils m’ont appelée Evelyn (sans « e ») et ma sœur Gladys. Maman était mère au foyer, et papa travaillait dans une société d’alimentation. Il était doué pour le dessin et la musique –il jouait du violon- et avait voulu que ma sœur et moi prenions des cours de piano. J’aimais beaucoup la musique mais les cours étaient difficiles, je prenais des coups de règle (rires). Quand mon père est parti en Palestine alors que j’avais neuf ans, on s’est installé chez ma grand-mère et nous n’avions plus les moyens de payer des cours de musique. Le directeur du conservatoire de Rabat a gentiment accepté que je vienne répéter sur le piano du conservatoire après les cours, et je restais souvent jusqu’à vingt-deux heures. J’adorais ça, mais sans professeur à mes côtés je ne pouvais pas progresser, je stagnais.
Ma mère m’a alors inscrite dans un cours au conservatoire, sans me dire ce que c’était. Je suis arrivée dans la classe, et il y avait quelqu’un qui chantait. Le professeur me demande « -Tu t’appelles comment ? Qu’est-ce que tu veux faire ? » « -En tout cas je ne sais pas chanter. » «- Qui est-ce qui chante ? » « -Celle juste avant, elle chantait » « -Tu ne connais pas tes classiques, elle joue Rosine dans « Le Barbier de Séville », et dans cette scène elle chante ».
Il me demande de monter sur scène, de faire semblant d’attendre l’autobus, et de faire comprendre ce qui arrive dans ma vie à ce moment-là. Je m’exécute, il me félicite et me demande où je suis née « - Ici, au Maroc. » « -Tu te fous de moi ? Tu n’as pas d’accent !».
Et je lui explique comment j’avais perdu l’accent marocain quelques temps plus tôt : un jour notre instituteur était venu à l’école, très triste, en nous expliquant qu’il n’aurait pas la force de nous faire cours car il venait de perdre sa maman, et qu’il allait à la place nous lire Les Pauvres Gens de Victor Hugo. C’était tellement magnifique quand il lisait, tout était différencié comme des notes de musique dans la prononciation, le présent, les imparfaits, les « é » et « è ».
Comme j’adorais sa façon de parler, de prononcer cette langue, j’ai commencé à me corriger, pour perdre mon accent « du cru » et ma sœur a suivi. Je me faisais engueuler par mes copines à l’école : « Oh, comme tu es devenue ! Oh la la, la Marie-Chantal ! » (rires). C’était l’insulte, mais je m’en foutais complètement !

DLODS : Vous avez donc intégré ce cours de théâtre au conservatoire de Rabat…

Oui, et comme je n’avais pas d’accent, j’ai sauté une classe. J’ai joué Lucinde dans Le médecin malgré lui, puis une italienne qui allait se faire exécuter dans Le Procès de Mary Dugan. Je parlais en italien et ne comprenais pas un mot de ce que je disais. Et puis mon maître, qui avait perdu sa femme, a été remplacé par un comédien membre de la troupe qui enregistrait pour Radio Maroc des montages radiophoniques le mardi, des poétiques le mercredi, des textes pour enfants le jeudi et une pièce le vendredi soir.
Il nous a auditionnés, a parlé de moi à ses amis, ils m’ont engagée au départ pour dire un bout de phrase « Si vous me permettez une suggestion » … et finalement j’ai fait le rôle principal. Sous le nom d’Evelyn Flore, ils m’ont engagée dans d’autres pièces, aussi bien à la radio que sur scène, j’ai par exemple joué la petite Rosette dans On ne badine pas avec l’amour.

DLODS : Bien que déjà professionnelle, pensiez-vous à ce moment-là devenir comédienne ?

Je ne voulais pas forcément être comédienne, car je pensais qu’il fallait venir à Paris, et à quinze ans ce n’était pas dans mes projets. Mais j’avais envie de continuer la troupe alors que maman souhaitait que j’arrête. Pour la convaincre, je lui disais que comme papa ne nous envoyait pas de pension alimentaire, travailler à Radio Maroc –en plus d’un petit boulot aux P.T.T.- ne pouvait que mettre du beurre dans les épinards. A l’époque au Maroc l’argent des enfants n’allait pas dans une banque, et il n’y avait pas d’assurance maladie, d’allocations familiales, de retraite, il n’y avait que les français qui venaient au Maroc qui avaient le droit à tout. Nous non, donc sept ans me sont passés sous le nez pour le décompte de ma retraite.
J’ai donc continué avec la troupe, on m’a donné un chaperon pour me surveiller, en journée on m’enfermait dans la chambre d’hôtel pour ne pas que je sorte (rires). Un jour on m’a proposée de me payer au mois « comme tout le monde ». « Comme tout le monde » c’était vite dit car je touchais l’équivalent de 150 francs par mois alors que les adultes touchaient dans les 1500 ou 2000 francs, ce qui était énorme pour le Maroc.
Amidou
Ca a duré cinq ans de plus comme ça. Et puis on a décidé de me faire homologuer par la radio à Paris. J’ai enregistré une scène classique, une scène moderne et le poème « Le dormeur du val » de Rimbaud. Et le jour de mes vingt ans, le dix-neuf juillet, je reçois une lettre de Paris. « Evelyn a été appréciée par le jury, elle est homologuée à la R.T.F. en première catégorie, Paris ». Or il n’y avait personne de mon entourage à part le chef de troupe, qui était payé au niveau de la première catégorie, alors on m’a dit « Tu la mets en sourdine, Evelyn. On ne passe jamais pour la première fois en première catégorie, tu acceptes ce qu’on te donne et puis c’est tout ». Et à la place de 150 ils m’ont donné 170 francs (rires). Ils me disaient, « si tu n’es pas contente, il y a la troupe arabe ». Il y avait en effet, en parallèle de notre troupe, une troupe arabe dont faisait partie Amidou à l’époque. Ils n’avaient pas le même répertoire, mais ils étaient payés la moitié des comédiens français pour le même travail et le même nombre d’heures, ce qui était particulièrement injuste.
Et puis un jour ils m’ont finalement augmentée à 750 francs, et c’est là que je suis partie (rires). Il commençait à y avoir des tensions dans le pays, les français partaient en masse. Etant marocaine et juive, je suis partie pour la France tant qu’il était encore temps, le 1er septembre 1961. Et à Paris j’ai contacté Georges Chamarat, de la Comédie-Française, que j’avais rencontré au Maroc.

DLODS : Vous l’aviez rencontré dans quelles circonstances ?

Georges Chamarat
Des comédiens français dont Chamarat étaient venus jouer une pièce au Maroc. Notre troupe était chargée de les accueillir et de les emmener promener, déjeuner, etc. Georges Chamarat a trouvé que j’avais du tempérament, un regard très intense, et m’a dit que si un jour je comptais venir à Paris -ce qui n’était pas encore mon intention à ce moment-là- il me ferait préparer le concours d’entrée  du Conservatoire. Il a tenu parole et a été merveilleux.
Il m’a fait préparer Camille de On ne badine pas avec l’amourLes caprices de Marianne et une pièce moderne. Comme ma sœur, en cours chez Raymond Girard, présentait elle aussi le concours, il m’a prévenu que si le jury savait qu’on était sœurs, il y aurait des chances qu’il n’en retienne qu’une sur deux. Du coup, il m’a demandé de changer de nom et de ne pas reprendre le pseudonyme que j’avais pris à Radio Maroc («Evelyn Flore, ça fait cabaret ! Tu vises la Comédie-Française, il faut trouver autre chose…»). Comme la mère de mon petit fiancé de l’époque m’avait tiré les cartes et avait vu que j’étais née sous l’influence bénéfique de la lune, mon fiancé, qui avait fait du grec ancien, m’a dit « La lune en grec, c’est Selenae ». J’ai proposé d’enlever le « e » car je ne trouvais pas ça joli, en lui demandant « C’est toujours valable ? Elle sera toujours la déesse de la lune ? » (rires), il a approuvé et je suis devenue Evelyn Selena.
Au concours d’entrée j’arrive première sur trois-cent candidates. J’ai ma photo dans les journaux, « la petite marocaine découverte par un sociétaire de la Comédie-Française », on aurait dit qu’il était allé faire des fouilles archéologiques (rires).

DLODS : Vous vous êtes donc retrouvée dans la classe de Georges Chamarat ?

Oui, avec Michel Creton et Marlène Jobert. René Simon voulait que j’aille dans sa classe au Conservatoire. Je lui ai dit que ce n’était pas possible, après tout ce que Georges Chamarat avait fait pour me faire venir du Maroc. « Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Va avec Chamarat, tu le regretteras ». René Simon avait du pif, il sentait la personnalité des gens.

DLODS : A l’issu de vos études au Conservatoire, comment s’est déroulé le concours de sortie ?

En coulisses, j’entendais les journalistes pronostiquer que j’aurais un premier prix. Malheureusement tout ne s’est pas passé comme je l’espérais. Ce n’est pas pour me dédouaner, mais j’avais répété tout le temps une scène avec le même élève-comédien, qui en tant que « réplique » lors du concours doit se mettre en retrait pour vous donner l’avantage. Je devais rentrer côté jardin et le retrouver côté cour au bout de la scène, un peu sur ma gauche, pour que je me retrouve presque face public. Je commence la tirade de Bérénice : « Non, laissez-moi vous dis-je, etc. » j’entre comme une furie et je ne le vois pas. Il y a eu dans la salle des éclats de rire, car évidemment ne le trouvant pas où il devait être, je le cherchais partout. Il était au fond du plateau. Il n’a plus bougé, c’était foutu pour moi, je me suis retrouvée de dos tout le temps. Quand je suis sortie, j’ai senti deux bras qui m’étreignaient, c’était Fernand Ledoux « Ma petite tragédienne… » et Maurice Escande « Ce n’est pas grave, tu ne rentreras pas au Français mais tu travailleras ailleurs ». J’ai quand même eu trois premiers accessits.

DLODS : Pouvez-vous nous parler de vos premières expériences théâtrales à Paris ?

Après mon concours d’entrée au conservatoire je reçois un coup de fil de Jean Vilar. Pour moi c’était le top du top, mieux que la Comédie-Française, pour laquelle à part quelques comédiens qui faisaient du cinéma comme Louis Seigner, Georges Chamarat ou Annie Ducaux, je ne connaissais pas grand-monde, car quand j’allais en vacances à Paris en août elle était fermée.
Je vais voir Vilar qui me convoque en fin de matinée, il me dit « Ma fille Dominique est au conservatoire avec vous ». Je n’avais pas fait le rapprochement avec Dominique (que j’aimais bien), car elle était aussi blonde qu’il était brun, et avait des yeux bleus tandis que lui avait le type méditerranéen. Il me dit qu’il cherche une comédienne pour jouer le rôle d’Elise dans L’Avare. J’étais très émue, sollicitée pour jouer dans cette grande bâtisse où Gérard Philipe avait triomphé. Je lui donne mon accord, sous réserve d’avoir l’autorisation du Conservatoire.  Et là, en rentrant chez moi, ma mère m’annonce qu’on a essayé de me joindre pendant mon absence. C’était la Comédie-Française, qui me convoquait à une lecture. Je dis à l’administrateur que je ne peux pas, car Jean Vilar veut que je joue dans L’Avare. Il me répond « C’est bien mais vous ne pourrez pas le faire. Il faut une autorisation pour travailler à l’extérieur du Conservatoire et si vous êtes là aujourd’hui c’est que vous êtes distribuée dans la pièce « La fourmi dans le corps » de Jacques Audiberti. Les répétitions commencent incessamment sous peu et dans deux mois c’est la première. »
Donc j’ai abandonné Elise de L’Avare pour jouer une grenouille, avec le masque qui va avec. Et j’avais une intervention où j’étais les jambes de Nabuchodonosor. Quand je suis sortie de ma loge avec les deux jambes qui pendouillaient autour du cou, quelqu’un a dit « Ah merde, vous avez la tête à la place du sexe », j’étais dans un état pas possible. Dans la distribution, il y avait Georges Descrières, Berthe Bovy, Thérèse Marney et Hélène Perdrière.
Perdrière c’était un poème, elle arrivait toujours petite, menue, fragile dans son tailleur bleu ciel avec des bijoux somptueux autour du cou. Il y avait dans la pièce une comédienne qui était au conservatoire avec moi, qui faisait une autre partie du corps de Nabucchodonosor (rires), Jeanne Colletin, qui était une fille ravissante, élégante, très raffinée. Elle court vers Hélène Perdrière « -Ah qu’est-ce que vous êtes jolie ! Qu’est-ce que ce tailleur vous va bien ! Quelle merveille ! » et Perdrière lui répond «- Mon p’tit. C’est un petit solde de chez Dior. Je ne pourrais pas me permettre d’acheter autre chose que des soldes de chez Dior, avec les bijoux bien entendu. Vous devriez faire ça, c’est très important pour votre carrière » « -Ah oui ». On n’avait pas de quoi bouffer, et elle nous disait qu’il fallait faire les soldes de chez Dior (rires).

DLODS : Plus tard vous avez retrouvé quelques comédiens de la Comédie-Française dans des tournées en Afrique…

Oui, j’ai joué plusieurs classiques en tournée, comme Le Barbier de Seville, Volpone ou Le Misanthrope. Je me souviens très bien du Misanthrope, je m’étais liée d’amitié avec Jacques Ciron, délicieux camarade, avec qui je riais beaucoup. Il y avait souvent des choses très drôles qui étaient dites involontairement par des spectateurs dans les réceptions officielles d’après-spectacle et on s’en délectait. Je me souviens de cette dame « complimentant » Jacques Toja : « Vous avez fait preuve d’une grande élégance en jouant moins bien afin de ne pas faire de l’ombre à vos partenaires, qui eux ne sont pas de la Comédie-Française ». Il ne savait plus où se mettre (rires) !
  
DLODS : Vous avez également joué des pièces de divertissement, notamment aux côtés de Franck Fernandel.

Ca m’a fait beaucoup de peine d’apprendre sa disparition il y a six ans. Quel dommage, un type gentil, la crème des hommes, il vous aurait donné sa chemise. Il disait souvent «Mon père, ce radin », mais je crois que Fernandel n’était pas radin mais terriblement économe, il avait eu peur toute sa vie de manquer d’argent. Franck et moi avons joué dans la pièce Bienheureuse Anaïs, où Claude Bertrand (légende du doublage, voix de Roger Moore, ndlr) jouait un camionneur ; j’ai eu deux rôles. J’ai tout d’abord commencé par remplacer Catherine Rouvel qui partait en tournage huit jours avant la fin, je me suis donc coupé les cheveux pour uniquement huit représentations (rires). Puis à mon retour de vacances j’ai repris le rôle de Maryse Mejean.

Evelyn Selena et Franck Fernandel dans Bienheureuse Anaïs, extrait pour Discorama (1963)

DLODS : Au théâtre, à la télévision ou au cinéma, on vous a souvent fait jouer avec l’accent pied noir (Rodriguez au pays des merguez) ou celui du midi (films avec Fernandel père ou pièces avec le fils, et Le Rémouleur de Ventabren pour la télévision).

Je crois que je les ai vexés à un moment en répondant à une interview « On ne m’engage que pour des marseillaiseries ». Du coup, quand j’ai travaillé ensuite avec Fernandel il a dit « Non je ne veux pas de cette petite, elle s’imagine qu’elle prend l’accent du midi mais c’est l’accent pied noir qu’elle fait ». Et c’est le comédien Max Amyl qui a insisté, qui a lui a dit « -Fernand, allez la voir dans la pièce où joue votre fils en ce moment » « -Ah, c’est la petite qui a remplacé Catherine Rouvel et Maryse Méjean ? D’accord, mais tu la prends sous ta responsabilité ». Max m’a dit « Attention, tu prends l’accent ! Sinon il va être fâché  ».
J’ai donc tourné dans La cuisine au beurre (Gilles Grangier, 1963) avec Bourvil et Fernandel,  dans le film ils m’invitaient tous les deux au cinéma, je leur disais « Mais qu’est-ce que vous avez avec le cinéma en ce moment ? ».

DLODS : Fernandel avait la réputation de demander à être toujours filmé de face, en gros plan, au détriment des seconds rôles qui lui donnaient la réplique…

En effet, l’assistant est venu me chercher et m’a dit «- Tu fais la petite serveuse. Quand Fernandel te prend par les épaules, tu ne te retournes pas » «- Elle est où la caméra ? » « -Dans ton dos ». Finalement, Fernandel a dit « Attends, elle est mignonne la petite, on ne va pas la mettre de dos ». Et il m’a mise… de profil (rires). C’était ça ou rien, alors j’ai rien dit. C’était trognon.

Evelyn Selena, Bourvil et Fernandel dans La Cuisine au beurre (1963)

Ca s’est passé différemment sur le tournage d’Heureux qui comme Ulysse (Henri Colpi, 1970) où je jouais sa filleule. Là j’ai eu droit à un premier plan et j’étais mignonne, gironde. On devait tourner la dernière scène, je le recevais à déjeuner, j’avais cuisiné des farcis et comme ils sont arrivés en retard, les farcis étaient loupés, et j’étais en colère. Alors je disais à Fernandel « Raconte ce que tu veux, mais mes farcis ils sont ratés à cause de toi ». Et Rellys, qui jouait mon père, disait « Oh, elle mouline comme sa mère ». On se retrouve en bas de la maison au moment du départ, Fernandel, Rellys et moi, la caméra entre nous. Le chef opérateur vient, me prend par les épaules, me dit « Ne bouge pas » et il me met face caméra, obligeant Fernandel à se mettre de profil. Ca m’a un peu déstabilisée, et j’ai joué la scène différemment de ce que nous avions répété. Quand le tournage de la scène a été terminé, j’étais exsangue, je crois que si on m’avait poussée je serais tombée. Et je vois le chef op qui me fait un signe comme quoi c’était bon. C’était bon pour lui, mais était-ce bon pour le metteur en scène et Fernandel ? Il y a eu un silence. Et Fernandel a dit « Elle est bien, la petite. Tu l’as répétée tu étais en colère et là tu me l’as jouée boudeuse, et je me demande si ce n’est pas ça qui était le mieux ». J’ai entendu le « Ouf » de soulagement de tout le plateau (rires).

Donc Fernandel a été adorable, mais la femme du metteur en scène (Henri Colpi) beaucoup moins.
Elle était originaire d’Afrique du nord. Je lui demande son prénom, elle me répond «  Yasmina », que je trouvais magnifique, alors je lui dis « -Déjà vous dites le nom et on a l’impression de respirer le jasmin » « -C’est quoi ça ? » « -En arabe, Yasmina veut dire « jasmin » ». C’est la dernière chose que j’aurais dû dire, elle n’a pas apprécié du tout. Elle m’a dit « -Vous savez j’ai le pouvoir de couper vos scènes », « -Je vous en prie faites donc, ce n’est pas avec ça que je vais me faire remarquer, j’ai fait ce film pour Fernandel », « -Ca va vous coûter très cher ». Elle m’a laissé comme ça. Je n’avais pas la possibilité de parler à son mari. Vers 17h, je rencontre l’assistante de Fernandel qui était une femme de caractère avec un accent du midi qui roulait les « r ». « -Qu’est-ce qu’il y a petite, y a quelque chose qui ne tourne pas rond ?» « -Ca va », « -Non, raconte-moi… ». Alors je lui raconte. « -Mais de quoi je me mêle ? C’est le problème de Monsieur Fernand et pas elle » « -Je vous en prie ne dites rien. Mon rôle n’est pas suffisamment marquant pour que je réclame quoi que ce soit » « -Je vais quand même en parler à Monsieur Fernand car je n’aime pas qu’on se foute de lui comme ça. A sept heures moins le quart vous venez dans le hall et vous n’en bougez pas. Monsieur Fernand sera au courant et arrivera. »
Tous les jours avant de tourner Fernandel disait au chef cuisinier de l’hôtel « Alors ce soir tu me fais les sardines « à la queue en l’air » » ou « le merlan en colère ». Ce soir c’étaient les sardines.
Fernandel me voit, attend que la femme d’Henri Colpi arrive, et me dit « Petite viens t’asseoir ici », il me fait asseoir sur l’accoudoir de son fauteuil. Et il se met à bavarder, à parler de son fils comme si on était de vieux amis. L’autre elle avait la tronche qui s’allongeait, pas du tout heureuse, et puis au moment de passer à table il a dit « Petite, tu viens avec nous. Je ne te l’ai pas dit ce matin ? J’aurais dû». J’ai dîné à sa table et il n’a pas invité Colpi et sa femme. Quand le tournage s’est terminé je suis allée dire au revoir à Henri Colpi, je lui ai dit « Je regrette beaucoup ce qu’il s’est passé avec votre femme, je n’ai pas compris, je lui ai dit un compliment et elle l’a mal pris » alors il m’a répondu « Je ne me fais pas de soucis pour vous, vous avez su renverser la situation ». Ah bon ? Qu’est-ce que j’ai renversé ? Et je n’ai plus revu ni l’un ni l’autre, et Fernandel est décédé peu de temps après…

Evelyn Selena, Fernandel et Rellys dans Heureux qui comme Ulysse (1970)

DLODS : On vous retrouve à vos débuts dans un téléfilm, Cette nuit-là à Bethléem (1967) avec Michel Serrault et Roger Carel.

C’était un téléfilm sur la nativité. On a tourné ça à La Mer de Sable, le parc du comédien Jean Richard (qui était un homme très gentil et sensible), où il avait recueilli des animaux de cirque « à la retraite ». Il avait rapporté du sable et constitué des grandes dunes, qui n’étaient pas faciles à grimper.
C’était la nuit, en automne, et il faisait un froid glacial alors qu’on était habillé de bric et de broc et allongés sur le sable comme si on allait bronzer (rires). Mais le ciel était d’une pureté étonnante, on voyait les étoiles qui brillaient, c’était superbe, et on aurait vraiment dit la nuit de la nativité.

DLODS : Vous avez tourné le premier rôle féminin d’une jolie série, Jack (1975), d’après Alphonse Daudet.

Ce sont de très beaux souvenirs. On a tourné ça avec beaucoup d’amour, de conviction, de goût, dans la plus grande gentillesse de tous, techniciens  et comédiens. On a passé neuf mois ensemble, à traverser la France. Un jour le directeur de production a eu l’idée de financer un repas de Noël hors du tournage. J’avais trouvé ça formidable, et du coup on faisait ça à chaque fin de semaine de tournage, le vendredi soir on restait un soir de plus et on se faisait un grand banquet. Je disais au technicien « Tu achètes ce que tu veux et tu me donnes la note ». C’était très sympa.
Malheureusement, il y a eu le démantèlement de l’O.R.T.F. à ce moment-là, on devait passer sur la Deux et la directrice qui avait accompagné le projet a été mutée sur la Trois… et nous aussi. A l’époque la Trois n’était pas diffusée partout, et nous n’avions pas droit à la publicité, les journaux de programmes télé faisaient leur une sur les programmes de la Deux. Donc Les Gens de Mogador (dans laquelle jouaient quelques personnalités du spectacle, alors que nous n’étions pas connus) a eu droit à la première page, et nous la deuxième. Elle a été rediffusée bien plus tard, mais sur le câble.

DLODS : Dans la série, le rôle de votre fils, Jack était joué à trois âges différents et donc par trois comédiens, dont deux que vous avez retrouvé plus tard au doublage, William Coryn et Dominique Collignon-Maurin.

Dominique devait avoir dix-huit ans, c’était un personnage extraordinaire, sortant de toutes les conventions, par un froid de loup il dormait dans sa tente, et il arrivait nu dans sa couette. Je faisais la grimace au moment de lui faire la bise car il n’avait pas pris de douche. Le metteur en scène lui disait «- Je vais tourner une autre scène en attendant que tu prennes ta douche » « -Ah, je suis sûr que c’est Selena qui s’est plainte, hein, c’est toi Evelyn ! » « -Mais non, je n’ai rien dit,  je ne me suis plainte à personne, j’ai juste fait la grimace.» « -Petite bourgeoise de merde !» (rires). Et maintenant on s’adore.
Quant à William Coryn, il ne parlait pas beaucoup, mais il était adorable. A chaque fois, je le voyais dans un coin en train d’écrire, « -Mais qu’est-ce que tu fais ? On est tous dehors en train de prendre le soleil, à regarder la nature magnifique autour de nous et toi tu restes à l’intérieur… » « -J’écris des poèmes ». C’était trop mignon, et sa maman était adorable aussi.
Le troisième garçon, qui jouait le plus petit Jack, était plus long à la détente, moins à l’aise sur un tournage que William et Dominique. Quand je l’embrassais il restait raide comme une porte. Sa mère lui disait « Evelyn est très gentille, elle t’aime beaucoup, alors fais un effort, tu dois faire comme si c’était ta maman. »

Evelyn Selena et William Coryn dans Jack (1975)

DLODS : Pour la télévision, vous avez fait avec Francis Huster une lecture de la correspondance entre George Sand et Alfred de Musset.

Je reçois un coup de fil du producteur d’Aujourd’hui madame, « -Vous avez tourné « Jack », on m’a dit beaucoup de bien de vous. Connaissez-vous Musset ? » « -Oui, je suis rentrée au conservatoire avec des scènes des « Caprices de Marianne » et de « On ne badine pas avec l’amour » » « -Et George Sand ? » «-Oui, j’adore George Sand » « -On aimerait que vous lisiez ses lettres échangées avec Musset» « -Super, et qui fera Musset ? » « -Francis Huster ».  
J’avais déjà entendu des choses dites par Huster, qui m’avait choquées, on lui disait « -Vous êtes le nouveau Gérard Philipe. » et lui répondait « -Oui, mais je crois que je suis meilleur que lui, car ce que j’ai il ne l’avait pas. J’ai sa folie, sa jeunesse, il était primesautier, il volait dans les airs, mais il manquait de mystère et moi j’ai du mystère ». Il ne fallait pas toucher à Gérard Philipe. La rose que j’avais achetée pour sa mort je l’ai toujours, j’avais vingt ans à l’époque. Personne ne lui a dit de faire preuve d’humilité, de penser aux comédiens qui avaient joué la même pièce avant lui, et dont personne n’a eu à redire de leur travail.
Huster disait aussi qu’il recevait des sacs postaux de lettres d’amour d’un couvent. Vous connaissez des nonnes qui ont la télé, vous ? On lui passait tout. Il y a des gens qui attirent la sympathie, mais qui sont comme on appelle en Italie les maquilleurs, des « truccatore ». Une autre fois je prenais un café avec une amie au drugstore Matignon, et juste devant moi il donnait un cours à un comédien en lui disant « Ecoute, je n’ai aucun reproche à te faire, tu parles juste, mais je veux que tu dises « je t’aime » comme tu dis « je vais aller pisser » », il trouvait ça extraordinaire, et l’a répété plusieurs fois bien fort, pour que tout le monde en profite.

Evelyn Selena et Francis Huster, lecture de la correspondance Sand / Musset (1978)

Donc, pour en revenir à l’émission, je demande au producteur d’organiser une rencontre avec Huster pour que nous puissions répéter. Il me rappelle en me disant « -Monsieur Huster ne veut pas venir, car si Musset et Sand s’écrivent c’est qu’ils ne sont pas ensemble, chacun est dans son coin, lui est à Paris et vous à Marseille, par exemple. »  «  -Je veux bien le croire mais j’aimerais savoir quel style il va aborder, afin de ne pas être à côté. On ne parlait pas hier comme on parle aujourd’hui. »
Il a refusé, et nous n’avons pas répété. Et après la lecture, nous sommes interviewés tous les deux, lui parle pendant un moment de son actualité qui était évidemment riche en projets, et moi je raconte que je joue au Théâtre Lucernaire Punk et Punk et Colegram avec Gérard Hernandez et Sady Rebbot. Je précise que ça fait partie d’un recueil de pièces d’Arrabal qu’il a appelé son « théâtre-bouffe » (comme l‘opéra-bouffe), et là Huster me coupe en disant « Théâtre bouffe ? » en faisant semblant de manger. J’étais tétanisée devant tant de bêtise…

DLODS : On a parlé de théâtre, de cinéma et de télévision, mais vous avez fait aussi très tôt énormément de radio.

C’est magnifique la radio, vous pouvez être comme vous êtes, les gens vous imaginent comme ils veulent. J’avais une jolie voix -je peux le dire, maintenant que ce n’est plus le cas-, chargée d’émotion, et ça a plu aux gens. J’ai fait beaucoup de poétiques, mais j’ai lu aussi des romans à l’eau de rose. Une fois, la production a reçu un courrier « Si Evelyn a des problèmes, elle n’a qu’à venir, on prendra soin d’elle, on lui trouvera un mari et elle pourra avoir une vie heureuse », c’était trop mignon.
Il y avait aussi des lectures de romans -avec l’auteur sur le plateau- auxquels je ne comprenais rien du tout. Dans ces bouquins on ne dit pas « je t’aime », on tourne autour du pot pendant des heures avant de faire comprendre qu’on a des sentiments pour une personne. Soubeyran, la réalisateur, m’avait dit «- Pourquoi tu fais la gueule ? » « -Nous au Maroc, on y va direct. Là au bout de quinze pages, la fille elle se tire ! » (rires).

DLODS : Vous avez enregistré de nombreux épisodes des Maîtres du Mystère

Pierre Billard
C’est toujours grâce à Georges Chamarat, qui avait donné mon nom à Pierre Billard en lui disant que j’étais dans sa classe et qu’il fondait des espoirs sur moi. J’ai été appelée tout de suite, et je me suis retrouvée avec des gens comme Rosy Varte, Robert Marcy, etc. qui ont tous été adorables avec moi.
Il y avait un côté très artisanal qu’on ne retrouve plus aujourd’hui.





Suite de l'interview ici : Deuxième partie et Troisième partie.


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