Alors que la saison se prête à chanter « Le Printemps » de Michel Fugain, j’ai la tristesse de vous faire part de la disparition de son co-compositeur, Georges Blanès, talentueux musicien, chanteur, comédien, voix chantée de Marc Michel dans Les Parapluies de Cherbourg, de Michel Piccoli dans Les Demoiselles de Rochefort et Une chambre en ville, et collaborateur artistique du Big Bazar de Michel Fugain. Il s’est éteint le 14 décembre 2021 dans une maison de repos à Vaucresson, et si mon amie Marie-Silvia Manuel qui l’y avait rencontré en y faisant un concert en octobre dernier ne l’avait pas appris récemment par la direction de l’établissement (information confirmée par les archives de l'INSEE), je ne l'aurais peut-être jamais su.
Pour ma part, j’avais rencontré Georges Blanès dans son studio de la Marina Baie des anges (son épouse, la chanteuse Lucette Raillat, vivait dans le même immeuble, dans un autre appartement) de Villeneuve-Loubet le 8 août 2015. Au départ assez réticent à l’idée de se plonger dans son activité artistique passée, il ne m’avait accordé qu’un très court mais très sympathique entretien. Pour lui rendre hommage j'ai choisi de me replonger dans l'enregistrement de celui-ci, et de demander à Michel Fugain, Françoise Fabian, Jean Claudric, Alice Herald et Fabien Ruiz d'apporter quelques témoignages et anecdotes. Qu'ils en soient remerciés, ainsi que Marie-Silvia Manuel, Georges Costa, Serge Elhaïk et Gilles Ramage.
« On trouve déjà pas mal de choses sur moi sur internet, je ne sais pas trop ce que je peux vous apprendre de plus ». Et pourtant…
Georges Blanès naît le 18 juillet 1928 à Cherchell en Algérie. Il fait ses débuts comme chanteur dans l’orchestre de l’Hôtel Aletti, un palace d’Alger. « J’y suis resté jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans ».
Arrivé en France, Georges signe un contrat de chanteur soliste chez Polydor et fréquente le célèbre « marché aux musiciens » Place Pigalle. Tous les musiciens se retrouvent dans le quartier et les chefs d’orchestre font leur marché pour des remplacements, galas, etc. « A l’époque, j’étais surtout accordéoniste, clarinettiste, saxophoniste et chanteur. J’ai été repéré au marché des musiciens par Louis Vola, contrebassiste du Hot Club de France. Il avait l’affaire du Pré Catelan, un restaurant au Bois de Boulogne. Il m’a dit qu’il cherchait un batteur. Comme je touchais à tout, j’ai dit banco. Tous les soirs, il y avait je crois le Shah d’Iran, qui voulait que je chante le même air, et il me remerciait en me faisant passer un pourboire de cinquante balles par le maître d’hôtel. Je ne suis resté pas longtemps, ça a duré cinq mois, en 1957.»
Georges Blanès chante "Rio" en décembre 1956
Au Pré Catelan, Georges Blanès est repéré par le patron du Moulin-Rouge et de la Nouvelle Eve, qui lui propose d’être meneur de revue. Il passe une audition dirigée par Armand Migiani (alors chef d’un orchestre de neuf musiciens à la Nouvelle Eve) qui est validée et devient donc en 1958-1959 meneur de revue d'abord à la Nouvelle Eve, puis pendant sept mois au Casino du Liban (à Jounieh) avec la revue du Moulin-Rouge.
En parallèle, de sa belle voix chaude de baryton, très crooner, il continue sa carrière discographique, alternant adaptations de chansons américaines, chansons "typiques" ou orientales, et un répertoire de chansons à texte plus personnelles. Passé chez Decca, Georges Blanès devient Blaness. Je n'en connais pas la raison, mais on peut présumer que, les règles orthographiques de l’époque faisant que les majuscules n’étaient jamais accentuées, son nom noté BLANES sur les pochettes de disques était parfois prononcé « Blane » par erreur, et lui ou sa maison de disque avaient préféré doubler le « s » final pour éviter les erreurs de prononciation.
Si Armand Migiani fut l'un de ses premiers arrangeurs, le chef d'orchestre Jean Claudric ne tardera pas à travailler avec lui. Jean se souvient : "Je l’ai connu à Alger. J’étais pianiste de septembre 1952 jusqu’en septembre 1955 à Radio Alger, et Georges venait parfois chanter là-bas dans les émissions publiques présentées par Jacques Redson et Jacques Bedos, oncle de Guy. Je suis venu à Paris et on s’est revu. Un jour, il me dit : "j’ai fait une tournée avec Lucette Raillat, on est tombé amoureux l’un de l’autre, et elle cherche un pianiste, est-ce que tu serais libre pour l’accompagner" ? Ca a commencé comme ça et ça duré plus de quatre ans de tournée avec Lucette et Georges, c'étaient mes grands copains. Georges avait un timbre de voix magnifique. A la Villa d'Este, il y a très longtemps, il avait chanté l'une des chansons que j'avais composée, "Ma musique est mon amie", et il avait également chanté dans une opérette de mon ami Francis Lopez. Je garde des souvenirs fabuleux de ce grand artiste, et je suis très peiné d'apprendre sa disparition."
En tant que chanteur, Georges Blanès monte également un groupe vocal anonyme (Les Marines, avec Billy Nencioli et Nicole Croisille), participe à des séances de choeurs (il m'avait raconté que notre ami Jean-Claude Briodin lui avait fait faire un remplacement chez les Double Six et l'avait fait participer à pas mal de séances de variétés), des enregistrements de publicités, de disques de covers (sous pseudonyme) ou des doublages. "J'ai fait pas mal de doublage chanté avec les frères Tzipine, mais je ne me souviens absolument pas des titres, et n'ai conservé aucun papier. Ma femme en revanche, Lucette Raillat, chanteuse, qui a été vedette plusieurs fois à Bobino, en a fait pas mal, avec sa grande copine Lucie Dolène et leurs voix haut perchées."
A propos des publicités, Alice Herald se souvient: "A une époque, c'était la mode pour les compositeurs français de faire des séances d'enregistrement à Londres, avec des musiciens anglais. Nous étions allés enregistrer à Londres des publicités avec notamment Anne Germain, José Germain, Jean-Claude Briodin et Georges Blanès. Georges nous faisait beaucoup rire en faisant exprès de parler anglais avec l'accent pied-noir. Je l'entends encore, répondant à la cabine qui nous demandait "Are you ready?": "Je suis rrready!"".
Les rôles les plus marquants de Georges Blanès sont peut-être des rôles de l'ombre : ceux de mythiques personnages des films de Jacques Demy.
"Je n'avais encore jamais vraiment travaillé avec Michel Legrand et j'ai été appelé pour auditionner pour la voix chantée de Marc Michel (Roland Cassard) dans Les Parapluies de Cherbourg (1963). Il y avait du monde qui voulait chanter Les Parapluies, on était nombreux lors de l'audition. J'ai été retenu. J'avais une voix et je lisais la musique, donc ça s'est bien passé avec Michel, il disait "Ca y est les petits? A vous!" et on y allait. Après la sortie du film, j'ai enregistré "Ne fais pas comme", une chanson dont ma femme a écrit le texte et moi la musique, et qui commence par « Mon amour, je suis allé au cinéma, voir un film d’amour, Les Parapluies de Cherbourg ». Michel a écrit de très jolis mots au verso de la pochette de disque, je pourrais vous les faire lire mais je n'ai gardé aucun disque et aucune photo".
Georges Blanès chante "Ne fais pas comme" (arrangement pour une émission radio de 1967)
Les autres Demy s'enchaînent: Les Demoiselles de Rochefort (voix chantée de Michel Piccoli / Simon Dame, avec qui Georges avait fraternisé et dont la fille a rejoint plus tard le Big Bazar). "Avant j'étais baryton, maintenant je suis baryton-basse, je chante la chanson de Simon une octave en dessous". Il solfie l'air de la célèbre chanson (cf. extrait audio ci-dessous).
Georges Blanès solfiant la "Chanson de Simon" lors de notre interview (8/08/2015) avec le rire idiot de votre serviteur en prime
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"La Chanson de Simon" (voix chantée: Georges Blanès) extraite du film Les Demoiselles de Rochefort (Jacques Demy, 1967)
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"La Chanson de Simon" (voix chantée: Georges Blanès) extraite du film Les Demoiselles de Rochefort (Jacques Demy, 1967)
Puis Peau d'âne (voix chantée d'un paysan dans "Les insultes": "La veille m'a dit sur l'heure, etc.", rôle pour lequel il n'était pas crédité, que j'ai pu identifier grâce à sa petite pointe d'accent pied noir et qu'il a pu me confirmer à l'écoute) et Une chambre en ville (voix de Michel Piccoli / Edmond, musique de Michel Colombier pour un film entièrement chanté). Dans ce dernier film, il joue également un rôle à l'image (le chef des C.R.S.).
Et le théâtre, dans tout ça? "J’étais très ami avec le metteur en scène et comédien Robert Manuel, Lucette et moi habitions Neauphle-le-Château pas loin de chez Claudine Coster et lui. Il me propose un rôle dans La Maison de Zaza au Théâtre des Nouveautés, on a joué six mois là-bas, puis au Théâtre des Variétés, c'est comme ça que je me suis lancé dans le théâtre."
Georges se mélange un petit peu dans les dates, La Maison de Zaza a été montée 1971 et il a déjà à l'époque pas mal de pièces à son actif, notamment avec ses amis pieds-noirs Philippe Clair, Marthe Villalonga, etc.
Françoise Fabian se souvient: "J'ai joué avec Georges Blanès dans La Parodie du Cid d'Edmond Brua, la pièce était une parodie du Cid dont l'histoire se passait à Alger. Elle était écrite en pataouète, une vraie langue, qui s'est perdue, venue du milieu populaire de la casbah arabo-française (personnellement ma famille ne la parlait pas), mélange à la fois de français, d'arabe et d'espagnol. Edmond Brua l'avait écrite en alexandrins, j'ai le disque, qui est très rare. C'était à Bobino en 1964, la générale avait été extraordinaire, la salle était debout. Je jouais "Chipette" (Chimène) et Georges Blanès jouait Alphonse, l'un de mes amoureux. Je n'ai pas eu l'occasion de le revoir beaucoup dans ma vie, mais c'était un être exquis, charmant, et un excellent et efficace comédien, qui avait du talent, on s'est beaucoup amusés. C'est une partie de ma vie..."
Georges Blanès est très marqué par cette identité pied-noir. On raconte même que l'acteur Bruno Carette (membre de la troupe des Nuls), neveu de Georges Blanès (il fit d'ailleurs un passage dans le Big Bazar à ses débuts), se serait inspiré de son oncle dans ses personnages de pieds-noirs, en particulier Zeitoun, le cuisinier d'Objectif Nul (1987).
Les metteurs en scène et réalisateurs de cinéma et télévision en profitent pour faire jouer à Georges des rôles qui vont du pied-noir... à de multiples princes bédouins et cheiks. "Je parle arabe, je l'ai étudié au lycée. J'ai beaucoup tourné dans des films de Philippe Clair, des horreurs comme "Rodriguez au pays des merguez", "Plus beau que moi, tu meurs" ou "Par où t'es rentré? On t'a pas vu sortir". C'était alimentaire, mais je l'aime bien, et on se voit toujours quand il rend visite à sa première femme qui vit dans le Var. A chaque fois je viens chez eux et il s'écrit "Mon Jojo! Tu es encore vivant!" (rires). Quand je lui dis que pour "Par où t'es rentré? On t'a pas vu sortir" (1984) une anecdote relate que Jerry Lewis se serait trompé en acceptant de tourner le film, pensant tourner avec René Clair au lieu de Philippe Clair, il me répond: "Je pense que c'est une histoire inventée, Jerry Lewis savait très bien pour qui il tournait, il avait besoin de travailler. Il était venu un mois et demi. Philippe lui envoyait une voiture pour le chercher à son golf, il arrivait sur le plateau en disant "One "prise", please!". Il n'accordait qu'une prise, et il fallait faire avec..."
Un autre souvenir cinématographique: "J’avais composé et joué à l’accordéon la musique d’un film « Va mourire » (sic) de Nicolas Boukrieff, il y a notamment une valse que je joue et chante à celle qui joue ma fille dans le film. C'était très joli, on était tous très ému sur le plateau. Ma nièce a retrouvé le morceau sur internet, ça m'a fait plaisir. Aujourd'hui, j'ai arrêté la clarinette et le saxophone pour des raisons de santé, mais je joue parfois de l'accordéon jazz, un peu comme Galliano, avec des copains du conservatoire d'Antibes, et du clavier, pour ne pas perdre la main."
Chanson composée, interprétée (chant et accordéon)
par Georges Blanès dans le film Va mourire (1995)
Autre aspect important de la carrière de Georges Blanès, on le retrouve dans de nombreuses opérettes et comédies musicales, sur scène ou pour la télévision ("Elle court, elle court, l'opérette"), telles que Vincent et Margot sur la vie de Vincent Scotto ("Jackie Sardou avait été odieuse, et Paul Préboist s’était fâché avec elle"). Avec ses amis chanteurs d'opérettes, il monte un quatuor vocal: Les Poivre et Sel.
"A l'origine, je chantais dans une revue de la Tour Eiffel avec Francis Linel, Jacqueline Danno, Caroline Cler, etc. J'ai proposé à Francis de monter un groupe, et lui ai dit "pour le titre, laisse-moi faire" et j'ai eu l'idée des Poivre et Sel. Francis n'était pas musicien, il était obnubilé par la danse. On a travaillé à deux, monté un quatuor avec Dominique Tirmont et Robert Piquet, puis grâce à Madame Bismuth qui était la directrice du Big Bazar, on a fait les enregistrements avec des arrangements de Tony Rallo."
Lorsque je lui dis que les choeurs, plus mis en valeur que les voix du quatuor, sont très jeunes, proches du son des frères Costa, Georges Blanès sourit: "En effet, ce sont Francis Linel, Michel et Georges Costa et moi qui faisions les choeurs, et Dominique et Robert qui avaient des voix trop lyriques n'étaient là que pour les soli et l'image lors des télévisions, ils n'ont pas participé au disque."
Tandis que des boys-band se sont montés avec des jeunes "doublés" par des choristes studio plus âgés, les Poivre et Sel étaient l'inverse: des quinquagénaires (d'où le "poivre et sel") à l'image doublés par de jeunes choristes.
Avec Francis Linel, Georges Blanès continue l'aventure Poivre et Sel à deux pendant six ans, jusqu'en 1991: "C'était très sympa, on s'est bien entendu avec Francis, mais on faisait trois cabarets, L'Orée du Bois, L'âne rouge et La Belle Époque, dans une même soirée. A l'âge de la retraite, chanter pour des gens qui vous tournent le dos pendant le dîner-spectacle, ce n'est plus possible."
Les Poivre et Sel (chantant avec leurs vraies voix) en 1982
Ses chansons sont notamment interprétées par Annie Philippe (le tube sixties "Pas de taxi"), Frank Alamo, Petula Clark, Lucky Blondo, etc.
Fabien Ruiz (claquettiste et chorégraphe du film oscarisé The Artist) : "Je me souviens avoir rencontré Georges Blanès lorsque j'étais enfant dans les années 1960-70. Il venait dîner à la maison car mon père, Michel Rivgauche, avait écrit plusieurs textes de chansons pour lesquels il avait composé les musiques: “Il en Est“ (Fernandel), “Mon Livret“ (John William), “Le Souffleur de Verre“ (Annie Philippe)... Mon père, qui avait été lui aussi musicien, chanteur et fantaisiste, l'appréciait énormément, tant sur le plan artistique que humainement. Je me souviens de beaucoup de rires lors des dîners. L'annonce de la venue prochaine de Georges Blanès et Lucette Raillat chez nous mettait tout le monde en joie dans la maison ! Pour Lucette Raillat mon père avait écrit “La Pension Beauséjour“."
C'est grâce à Michel Fugain que Georges Blanès va mettre une corde supplémentaire à son arc: directeur artistique. Georges Blanès: "J'ai connu Michel Fugain aux Nouvelles Éditions Barclay à la fin des années 60, et nous avons eu de suite des rapports très amicaux. Plus tard, il m'a demandé de m'occuper de superviser les tournées et les enregistrements du Big Bazar. On tournait plusieurs mois dans l'année sous un chapiteau, avec des camions, etc. et il y avait un bureau aux Champs-Elysées qui nécessitait six employés à plein temps. Nous avons co-signé plein de chansons ensemble dont Le Printemps, Comme un soleil, l'hymne des Jeux Olympiques d'hiver de Grenoble en 1968, etc. J'ai aussi participé aux séances de choeurs, on me disait souvent "Georges, recule!" comme on entendait bien ma voix. Il y avait une chanteuse très douée dans l'équipe, Valentine Saint-Jean. Michel prend de mes nouvelles de temps en temps, et passe me voir quand il revient de Corse."
Pour conclure cet hommage à Georges Blanès, décédé le 14 décembre 2021 à Vaucresson, j'ai demandé à Michel Fugain d'évoquer pour nous son ami et sa collaboration avec lui. Il a accepté avec beaucoup de gentillesse cet entretien téléphonique:
Dans l'ombre des studios: Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Georges Blanès?
Michel Fugain: J'ai connu Georges bien avant le Big Bazar. On s’est rencontrés aux Nouvelles éditions Barclay, où il avait ses habitudes, et moi les miennes. Au bout d’un couloir, il y avait une pièce réservée aux créateurs, ça existait peut-être dans d'autres maisons d'édition mais je ne connaissais ça que là-bas. Dans cette pièce, il y avait un piano, une guitare et un revox. J’arrivais vers 10h30-11h, Georges lisait son courrier, passait ses coups de fil, on commençait à déconner et on y passait nos journées, avec Michel Jourdan et Jean Schmitt. On était quatre quasiment tout le temps dans cette pièce, de 1966 à 1968. On s'était baptisé les Incorruptibles et on faisait plein de chansons -dont quelques merdes (rires)- à flux tendu. Il y avait une sorte de "gentleman agreement" entre nous, dès qu'il y en avait une qui avait une gueule de chanson, quelqu'un venait l'écouter, nous proposait de la présenter à untel et untel, etc. Et à partir du moment où on la chantait ensemble au moment de la création, on la co-signait. Dans ce lieu de travail, où beaucoup d'artistes passaient pour travailler et déconner, personne ne nous jetait. J'étais au début de ma vie musicale, j'avais le sentiment d'être dans le métier, pour un jeune mec comme moi c'était important. C'était une époque bénie où on travaillait tous ensemble, maintenant on ne côtoie plus personne, ça a disparu.
Notre cantine, c'était le Lamartine, rue de Miromesnil. Notre amitié, très forte, a débordé sur nos vies personnelles. Georges habitait à Neauphle-le-Château, j’y suis allé avant d’avoir une maison dans la Vallée de Chevreuse, il y avait chez lui sa femme Lucette Raillat qui était un personnage très particulier, qui avait un abattage incroyable. Elle avait fait un tube dans sa vie « C’est la môme aux bou-tons, tons… ». Cette chanson m’a toujours fait rire.
Ensuite, j'ai monté ma propre maison d'édition, Le Minotaure, en 1968 avec ma collaboratrice, Rolande, qui était l'ancien bras droit de Gilbert Marouani aux Nouvelles éditions Barclay, j'ai été happé par la tâche du Big Bazar, et j'ai un peu perdu de vue Georges pendant quelques temps, on se voyait moins.
Lucette et Georges chantant en duo en 1980
Dans l'ombre des studios: Vous avez quand même continué à co-composer ensemble ponctuellement ("Comme un soleil", etc.) puis un jour, il a été contacté par vous et votre associée, Madame Bismuth, pour s'occuper des tournées du Big Bazar...
Michel Fugain: C'est amusant qu'il vous ait nommé Rolande "Madame Bismuth", mais c'est vrai qu'elle le vouvoyait. Georges était libre, mais il l'a toujours été. Un jour il passe au bureau, on préparait une tournée, et elle lui dit "Pourquoi ne feriez-vous pas la régie du Big Bazar?". C'était un barnum, un chapiteau dans lequel il fallait tout gérer. Il l'a fait magnifiquement, avec un esprit tellement pointu, il fait rigoler tout le monde. Un pied-noir avec une verve, une faconde pied-noir, délicieux à vivre, à côtoyer, je parle de lui au présent, formidable. C'est un très bon musicien, un mec à idées, très enthousiaste. Ca été un bonheur d’être son ami et de le côtoyer. J’étais content comme tout qu’il soit sur le tournée du Big Bazar. On travaillait huit mois sur la route par an. Le plaisir de ma vie. On fait une fois ça dans sa vie, mais pas deux ! (rires)
Dans l'ombre des studios: Il participait parfois aux choeurs des enregistrements studio du Big Bazar. Comme on entendait bien sa voix... il me disait qu'on lui demandait de s'éloigner du micro (rires).
Michel Fugain: Il chantait comme un malade, une vraie voix de basse, excessivement bien timbrée, donc dans les choeurs il y est tout le temps, je l'entends très bien. Ce n'est pas un hasard s'il chantait avec nous, sa voix avait une vraie utilité car elle mettait du grave là où il y avait pas mal de filles, ça rétablissait la balance.
Dans l'ombre des studios: Faisiez-vous parfois appel à des choristes professionnels pour les enregistrements studio du Big Bazar, en renforts de votre équipe?
Michel Fugain: Surtout pas car je ne voulais pas que ça chante comme des choristes, avec des voix légères et factices, mais comme des gens normaux, comme une troupe.
Dans l'ombre des studios: Il devait donc y avoir pas mal de travail pour arriver à cette qualité de chant.
Michel Fugain: Oui, car à la base le Big Bazar c'était une bande de ringards qui ne dansaient et chantaient pas (rires). On travaillait quatre heures par jour, de 20h à minuit, au quatrième étage de l'Olympia. C'était une grande salle de danse dont Bruno Coquatrix ne pouvait rien faire car il y avait un bout de plancher abimé donc strictement interdit par les assurances, on avait mis un piano immonde par-dessus, et on est resté pendant sept ans gratuitement dans cette salle chauffée. On peut dire que Bruno Coquatrix a été notre mécène. Plein de gens venaient répéter, faire de la barre au sol, etc. Daniel Russo -on en reparlé il y a peu tous les deux dans Vivement dimanche! de Michel Drucker-, France Gall, Bernard Giraudeau, etc.
Les auditions avaient lieu le vendredi, dans cette même salle, et Georges y assistait. C'était un danseur qui faisait ces auditions et souhaitait de très bons danseurs dans la troupe alors que nous préférions des personnalités donc il levait les yeux au ciel quand on faisait certains choix.
Je ne sais pas si vous sentez tout ça. Beaucoup de monde se côtoyait, des amitiés qui ont perduré jusqu’à la fin. Avec un déconneur en chef : Georges.
Dans l'ombre des studios: Par sa différence d'âge avec la troupe, avait-il un côté un peu paternel?
Michel Fugain: Georges avait quatorze ans de plus que moi (Michel Fugain, né en 1942, fêtera ses 80 ans le 12 mai à Bobino, ndlr), donc il n'était pas de la même génération, je connaissais peu de choses de sa carrière avant de le connaître à part les Demy comme le « Monsieur Dame » des Demoiselles de Rochefort, mais on s'en foutait. On est saltimbanque ou on ne l'est pas, la différence elle est là. Par contre, c'est vrai qu'il était peut-être un peu un grand frère pour moi.
Dans l'ombre des studios: Parmi les dernières chansons que vous avez co-composées avec lui : "Le Printemps" (1976). Qui a eu l'idée de cette mélodie, et de cet arrangement très Europe de l'Est, un peu klezmer?
Michel Fugain: "Le Printemps" est l'un des derniers trucs que nous avons fait ensemble, Georges est arrivé avec un bout de mélodie, il nous a dit "j'ai une idée de début, mais je bloque". J'ai eu l'idée de la suite. On a cosigné la musique, on était comme des fous, tout ça avec des paroles de Maurice Vidalin qui était l'une des plus grandes plumes françaises. Comme Georges jouait de l'accordéon, on a enregistré la bande avec l'accordéon de Georges, et l'avons fait écouter à Jean Bouchety, qui grâce à l'accordéon a imaginé pour son arrangement quelque chose de judéo-slave. D'ailleurs c'est marrant, je ne me suis jamais demandé si Georges était juif ou pas, en discutant avec vous c'est la première fois que je me pose la question. Quand je la chante en spectacle, je n'en chante qu'un petit bout car c'est un truc de troupe, pas une chanson soliste, et les gens chantent et tapent dans les mains, c'est populaire et quasi folklorique.
Le Printemps (1976) chanté par Michel Fugain et le Big Bazar
Dans l'ombre des studios: Vous êtes resté très fidèle à votre ami...
Michel Fugain: C’est une rencontre plus que forte, on est resté ami jusqu’à ce qu’il meure. Dans le monde d’avant la pandémie, je l’ai vu pour la dernière fois il y a peut-être quatre ans. Il était venu voir l'un de mes spectacles. Lorsque Lucette a été emmenée dans un EHPAD en région parisienne pour se rapprocher de son fils, il a quitté Villeneuve-Loubet et l'a suivie. Je savais qu'il ne le supporterait pas, quand on a goûté au sud c'est très difficile de retourner vivre à Paris. Il était assez heureux d'en terminer, et c'était tellement à l'envers de ce que je connaissais de lui, qui était une force de la nature et de la rigolade. Vous ne pouvez pas imaginer les fous-rires qu'on pouvait avoir.
Dans l'ombre des studios: Merci beaucoup pour ce témoignage.
Michel Fugain: Merci à vous, c'était un plaisir de parler de lui.
Georges Blanès rend hommage à Fragson (1981)
Georges Blanès, pour la chaîne Youtube Exil it, reprend au clavier en 2018
la chanson de Roland Cassard dans Les Parapluies de Cherbourg
Georges Blanès, pour la chaîne Youtube Exil it, reprend au clavier en 2018
la chanson de Roland Cassard dans Les Parapluies de Cherbourg
Article de Rémi Carémel.
Sources: entretien de Rémi Carémel enregistré chez Georges Blanès à Villeneuve-Loubet le 8/08/2015, entretiens téléphoniques de Rémi Carémel avec Michel Fugain, Françoise Fabian et Jean Claudric le 31/03/2022 et avec Alice Herald en 2015 et le 4/04/2022, message de Fabien Ruiz le 4/04/22.
Date et lieu de naissance et décès dans les archives de l'état-civil:
https://deces.matchid.io/id/KVipN_QOvrpk
Discographie sur Discogs et Encyclopedisque, filmographie sur IMDB.
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Superbe évocation d'un des insubmersible couteaux suisses de la profession.
RépondreSupprimerJe m'en souvenais surtout comme d'un chanteur exceptionnel.
Je crois que Bruno Carette était son neveu.
Merci Rémi pour ce beau témoignage de ses divers talents.
RépondreSupprimerJe me souviens l'avoir rencontré lorsque j'étais enfant dans les années 1960-70. Il venait dîner à la maison car mon père, Michel Rivgauche, avait écrit plusieurs textes de chansons pour lesquels Georges Blanès avait composé les musiques: “Il en Est“ (Fernandel), “Mon Livret“ (John William), “Le Souffleur de Verre“ (Annie Philippe)...
Mon père, qui avait été lui aussi musicien, chanteur et fantaisiste, l'appréciait énormément, tant sur le plan artistique que humainement. Je me souviens de beaucoup de rires lors des dîners. L'annonce de la venue prochaine de George Blanès et Lucette Raillat chez nous mettait tout le monde en joie dans la maison !
Pour Lucette Raillat mon père avait écrit “La Pension Beauséjour“.
Merci Fabien, je me suis permis d'intégrer ton commentaire à mon article. Amitiés
Supprimer« On trouve déjà pas mal de choses sur moi sur internet, je ne sais pas trop ce que je peux vous apprendre de plus ». Les entretiens commencent souvent comme ça... Bravo pour votre pugnacité, votre passion et l'intérêt de votre hommage. Très bien fait, fort intéressant !
RépondreSupprimerRemarquable cet article ainsi que les archives
RépondreSupprimerBel hommage pour Georges
Très beau résumé d’une carrière riche et variée ! Merci beaucoup pour ce travail et cet hommage
RépondreSupprimerBonjour,et merci beaucoup pour cet article.La famille BLANES et ma famille se connaissaient en Algérie,originaires d'Espagne et cousines,et se sont complètement perdues de vue après 1962.Heureux de mieux connaître grâce à cet article l'artiste,que je n'ai jamais rencontré.
RépondreSupprimerLes dernières nouvelles que j'ai eues de lui ,c'est sa soeur qui me les avait données il y a une dizaine d'années.
Frédéric GARCIA gargal66@gmail.com