Entretien réalisé par Rémi C. le 27/06/09
Remerciements à Lucie Dolène et Virginie pour leur accueil, et à Joëlle David et Pascal Laffitte pour leur relecture attentive.
Depuis quelques années, nous n’entendons plus beaucoup Lucie Dolène, la voix mythique de Blanche-Neige dans le doublage de 1962 de Blanche-Neige et les sept nains et de Madame Samovar dans La Belle et la Bête. En cause les directeurs artistiques actuels qui ne la sollicitent pas assez, mais peut-être aussi une discrétion naturelle chez cette artiste d’une grande sensibilité. Une perte pour le doublage quand on connaît son grand talent de comédienne et de chanteuse.
La première fois que j’ai eu Lucie Dolène au téléphone, elle s'est étonnée que l’on puisse s’intéresser « à une vieille dame comme elle ». J’ai finalement réussi à la convaincre de m’accorder un entretien et c’est par une belle journée de juin qu’elle m’a reçu dans sa maison, en banlieue parisienne. Nous nous sommes alors plongés dans une longue et passionnante traversée, un peu hors du temps, dans un océan de souvenirs plein de nostalgie … et de quelques orages passagers.
Dans l'ombre des studios: Comment vous est venue la vocation de chanteuse ?
Quand j’étais enfant je chantais tout le temps. J’avais une jolie petite voix qui, pour un enfant de 10 à 12 ans, était déjà assez timbrée, qui n’était pas ce qu’on appelle une « voix d’enfant ».
Quand j’étais au conservatoire de Toulon, en classe de solfège, mon professeur me baladait dans la classe de chant pour dire « écoutez, la petite que j’ai chez moi est capable de chanter l’air des Clochettes de Lakmé, vous vous rendez compte ! ». C’est vrai, je grimpais très haut sans même m’en rendre compte. De là, évidemment, j’ai toujours eu envie de chanter. Ça a commencé à l’adolescence lorsque j’avais une quinzaine d’années, je travaillais avec un professeur que j’aimais beaucoup. Je n’ai travaillé que du classique, évidemment. J’avais envie de devenir une grande chanteuse d’opéra soprane léger. Je ne me débrouillais pas trop mal mais très vite je me suis rendu compte que je n’avais pas l’étoffe d’une chanteuse lyrique car j’étais très timide, traqueuse, je perdais facilement mes moyens. Jusqu’au moment où j’ai entendu des chansons, des choses beaucoup plus légères comme de l’opérette, et je me suis dit que c’était plutôt cela ma voie.
Lucie Dolène chante les Chants de France de Joseph Canteloube
(1. "Y a rien de si charmant" (Savoie), 2. "La fermo d'un paure omé" (Languedoc), 3. "Petite Claudinette" (Savoie) et 4. "Som-Som" (Languedoc))
DLODS: Comment avez-vous débuté dans le métier ?
Lorsque j’étais encore dans la voie classique, j’ai fait connaissance, grâce au professeur de violon de Saint-Amand-Montrond où je vivais à l’époque, de maître Joseph Canteloube qui était un très grand musicien français assez peu connu hélas, élève de Vincent D’Indy, qui a fait un travail tout à fait remarquable sur les chansons du folklore français. Maître Canteloube a adoré ma voix et m’a beaucoup fait travailler. Nous avons fait un disque ensemble, chez Ducretet-Thomson, voix et piano, et nous avons obtenu le grand prix du disque Charles Cros. C’est un magnifique souvenir. J’ai eu l’occasion de chanter à l’Ecole Normale de Musique, à la salle Gaveau avec Camille Maurane où nous chantions tous deux des œuvres de Canteloube. Quand je suis allée retirer mon prix avec Maître Canteloube à la réception qui était donnée, j’ai eu le grand privilège de voir arriver Madame Piaf qui, elle aussi, a eu un prix ce jour-là. Elle a aperçu MacOrlan dans un salon et elle a fendu la foule en disant « Ah, vous ! C’que vous m’avez fait rêver ! ». C’était théâtral, une entrée comme Piaf en avait le secret. Et à côté de ça, j’ai rencontré quelqu’un qui était pas mal non plus : Madame Colette. Elle était assise dans un fauteuil et ne bougeait pas, mais elle avait dit « Amenez-moi la petite qui a gagné le prix du folklore, parce que j’ai voté pour elle». Alors j'ai fait la connaissance de Colette qui m’a embrassée. Elle m’a dit « Mettez-vous là à côté de moi, mon petit ! », alors je me suis assise à ses genoux, sur une très belle moquette, elle a posé ma tête sur ses genoux et je n’ai plus osé bouger.
DLODS: Elle était impressionnante ?
Elle était gentille comme tout, et ce qui était formidable c’était son accent bourguignon : elle roulait les « r », etc. Et elle a parlé avec Edouard Herriot. J’ai capté un peu de leur dialogue : il lui disait « Ah ! ma chère Colette, vous vous souvenez quand je vous écrivais des lettres d’amour » et elle lui répondait « Ah, ne parrrlons plus de tout ça mon pauvrre ami, parlons plutôt de nos douleurs ! Comment vont vos douleurs ? Est-ce que vous avez essayé la cortisone, parce que moi ça me réussit assez bien ! ». C’était très mignon.
DLODS: C’était en quelle année ?
J’ai un peu de mal avec les dates, mais ça devait être en 50 ou 51. Ensuite j’ai continué à chanter un petit peu pour Maître Canteloube. L’histoire de la chanson me titillait pas mal, et j’avais entendu parler d’un auteur-compositeur qui s’appelait Guy Lafarge, qui avait déjà fait jouer une de ses opérettes qui s’appelait Il faut marier maman et je me disais que j’aurais bien rencontré cet homme-là. Un jour j’ai fait preuve d’audace et je l’ai appelé en lui demandant si je pouvais le rencontrer et il m’a dit « Mademoiselle, j’ai un quart d’heure à vous accorder si vous pouvez venir jusqu’à moi, mais pas plus car après je pars en voyage ». Je suis donc allée chez lui, j’ai fait de mon mieux pour arriver à l’heure. Et en fait d’un quart d’heure au bout de deux heures j’étais toujours là. C’était une ruse pour se débarrasser de moi au cas où ça ne l’aurait pas intéressé. Donc ça a été une très belle rencontre. Il m’a de suite monté un tour de chant avec des chansons à lui et d’autres, et puis j’ai commencé tranquillement à faire des cabarets qui étaient très sympathiques, notamment L’Echanson, d’André Pasdoc, qui était un homme délicieux. J’ai chanté là pendant très longtemps, et j’ai beaucoup chanté dans des boîtes russes qui étaient au top à l’époque, où on chantait devant toutes les têtes couronnées du monde, c’était drôle et impressionnant à la fois. Ces gens-là étaient tous extrêmement gentils. Il y avait notamment le shah d’Iran, le roi Hussein de Jordanie, Gina Lollobrigida, Sophia Loren, Curd Jürgens…
DLODS: Que des « petits joueurs » ?
Que des petits joueurs, exactement (rires). Il y avait aussi Onassis, qui était un homme assez envahissant, qui faisait beaucoup de bruit à sa table à tel point qu’une fois j’ai interrompu ma chanson et je lui ai dit « Est-ce que vous m’entendez ? Parce que moi je vous entends très bien, monsieur Onassis ! ». Il s’est alors écrié en riant « Oh, she’s wonderful ! », a applaudi, a fait taire toute sa table et arrêter le service à sa table. Ils m’ont fait un triomphe pour l’avoir un petit peu blackboulé (rires). Voilà, sinon je suis aussi passée à Bobino avec Philippe Clay et j’ai fait l’A.B.C qui était un bon succès avec une chanteuse merveilleuse qui s’appelait Dany Dauberson.
Lucie Dolène chante "C'était hier" (1960)
DLODS: Vous est-il arrivé de faire des tours de chant à l’étranger?
Oui, j’avais été entendue par le directeur d’une boîte à New York qui était venu souper chez les Russes. Il a convoqué un impresario de William Morris Agence et j’ai été engagée à New York dans une boîte qui s’appelait La vie en rose et ça a été un très beau succès et un très beau souvenir.
DLODS: Dans le court-métrage Blanche-Neige Lucie de Pierre Huyghe, vous racontez avoir rencontré Walt Disney aux Etats-Unis. Etait-ce à cette occasion ?
Oui, car de cette boîte je suis partie chanter à la soirée privée de Conrad Hilton pour l’ouverture de l’hôtel Hilton de Hollywood. On était dans une espèce de folie féerique. Il y avait un souper extraordinaire avec toutes les stars de Hollywood, Gilbert Bécaud et moi étions à la table de Walt Disney, et on se regardait tous les deux en se disant « tu te rends compte ! ». A un moment donné, on a vu entrer des petits éléphanteaux qui avaient été peints en rose -en rose bonbon, les pauvres !- et qui portaient de grandes corbeilles de fruits sur leur petit dos et on s’est dit « quand, l’année prochaine, on dira à nos camarades qu’on a reçu nos fruits de petits éléphants roses, est-ce que tu crois qu’on nous prendra au sérieux ? »
DLODS: Vous étiez les seuls Français ?
Nous étions les seuls Français à cette table-là, mais après, nous avons rencontré Jean-Pierre Aumont, et Raoul Breton (éditeur, notamment, des disques de Charles Trénet, ndlr) qui nous a proposé d’aller voir Edith Piaf au Mocambo. C’est un souvenir extraordinaire parce qu’elle chantait avec ce magnétisme, cette espèce de pouvoir qu’elle avait, et pourtant il était tard (2h du matin), c’était son 2ème ou 3ème show, elle est entrée sur scène dans un brouhaha indescriptible, et rien qu’en regardant la salle, toute cette assemblée de fumeurs et buveurs s’est apaisée tout doucement. Après le concert, Raoul nous a proposé de rencontrer Edith et je me suis dit « Mais qu’est-ce que je vais pouvoir dire à cette femme ? ». J’étais au comble de l’extase et de l’enchantement parce que c’était extraordinaire, une émotion si forte, si intense, et quand on est arrivé dans sa loge elle a dit bonjour et discuté avec tout le monde… et elle m’a complètement ignorée (rires). Elle ne m’a pas regardée, j’ai tout de suite compris qu’elle m’avait écartée. Mais ce n’était pas grave car, comme ça, elle m’a enlevé l’angoisse de me demander ce que j’allais lui dire. Enfin, c’était Piaf, elle n’aimait pas les femmes, surtout les toutes jeunes femmes comme moi qui à l’époque étais plutôt mignonne de ma personne. Mais l’essentiel de cette soirée, c’était elle et l’émotion qu’elle m’avait procurée.
DLODS: Avez-vous eu des propositions de tournage aux Etats-Unis ?
Oui car j’ai rencontré cette année-là Joe Pasternak qui était un grand producteur de comédies musicales, qui voulait me proposer un contrat à la MGM que j’ai refusé parce que j’avais signé pour une opérette avec Luis Mariano. Alors il me disait « Mais qui c’est, Luis Mariano ? » et étonnée, je lui répondais «Comment ? Vous ne connaissez pas Luis Mariano ? ». J’étais naïve (rires). Je lui ai dit que j’avais déjà signé mon contrat et il m’a répondu « Oui mais ça c’est mon business le contrat, je vais dealer avec eux, etc ». Finalement cela ne s’est pas fait, mais c’était pas mal car il me proposait de rester 5 ans à la MGM, de bien parfaire mon anglais, de faire de la danse. Je l’ai regretté par la suite, je vous avoue. La MGM, c’était Deanna Durbin, Doris Day !
DLODS: Après les cabarets… l’opérette ?
Oui il y a eu tout d’abord une opérette de Guy Lafarge qui s’appelait Schnock, avec Jean Rigaux qui était un homme drôle et merveilleux à la fois. Son père était ténor à l’Opéra, et était un grand ami de Debussy. Et Jean me racontait que Debussy l’emmenait au square faire de petites promenades parce qu’il était très ami de son père et quand ils rentraient, qu’il ramenait le petit Jean à l’appartement, il lui disait « Maintenant je vais te raconter notre promenade, tu te rappelles quand on a vu le petit oiseau ?» et il improvisait sur le piano de son père : « Voilà le petit oiseau, voilà quand on a vu l’écureuil »
DLODS: Ensuite vous avez chanté dans Chevalier du ciel d’Henri Bourtayre avec Luis Mariano et Francis Blanche. Quels souvenirs gardez-vous de Luis Mariano ?
Il était adorable, extrêmement gentil et soucieux du confort de ses partenaires, et moi qui étais toujours très traqueuse comme je vous l’ai dit, il me réconfortait toujours. Quand on chantait un duo tous les deux il me tenait la main et me disait « ça va, ça va ». Un très beau souvenir.
DLODS: Puis il y a eu La Belle Arabelle avec les Frères Jacques… et Francis Blanche !
C’est un très beau souvenir. Ça n’engendrait pas la mélancolie, tout ça ! Francis était aussi dans Chevalier du ciel. Quels fous rires on a eu avec lui ! Dans Chevalier du ciel, Mariano jouait le rôle d’un aviateur dont l’avion se crashait dans la jungle. Francis Blanche jouait son mécanicien. Au début du 2ème acte, il l’appelait « Capitaine ! Capitaine ! Où êtes-vous ? ». Et quand Luis arrivait en disant « Ah, je vous ai retrouvé, mon bon, etc. » il lisait les insanités que Francis avait inscrites sur son torse au moment de l’entracte. Alors Luis, qui était très rieur, poussait des hurlements de rires, la salle comprenait et Francis se tournait vers le public en disant « Je ne comprends pas ce qu’il a mon capitaine ! ». Les gens comprenaient la blague. Quand le public est dans le coup, ça marche très bien.
DLODS: Et vous étiez en tête d’affiche dans ces opérettes ?
Oh oui ! j’avais le premier rôle, le rôle de la jeune première, donc je n’étais pas à la fin. Evidemment il y avait sur l’affiche les Frères Jacques, Francis Blanche « et » Lucie Dolène…
DLODS: Dans les années 70 vous vous êtes faite plus discrète dans la chanson. Est-ce dû à la vague yéyé ?
Oui, la vague yéyé a un petit peu stoppé nos ardeurs, et puis j’ai quand même eu mes enfants, je m’en suis occupé, j’ai profité de leur petite enfance et de leur adolescence. Et puis j’ai continué un petit peu, mais de manière plus irrégulière.
Reportage chez Jean Constantin et Lucie Dolène (1969)
DLODS: En parlant de famille justement, quand avez-vous rencontré votre mari l’auteur-compositeur-interprète Jean Constantin?
Ma rencontre avec mon mari s’est faite quand je chantais à L’Orée du Bois, je chantais une chanson de Jean qui s’appelait "Mon manège à moi", je faisais une petite parodie sur ce manège. On lui avait recommandé de venir me voir, il est venu m’écouter et a beaucoup aimé ce que j’ai fait. C’était sympa de le rencontrer. Je lui ai demandé s’il pouvait me proposer d’autres chansons. Nous nous sommes donné rendez-vous le lendemain et nous ne nous sommes plus quittés.
DLODS: Il avait peut-être un répertoire un petit peu différent de ce que vous chantiez à l’époque, est-ce qu’il a influencé votre répertoire par la suite?
Non pas vraiment, mais c’était une belle rencontre. J’ai chanté plusieurs de ses chansons comme « Lettre à Virginie ».
Pour lire la suite de l'interview (partie 2/4), veuillez cliquer ici
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