jeudi 1 mai 2025

Franca di Rienzo : la "Belle Marianne" des Troubadours

En parallèle d’une carrière soliste qui l’a notamment amenée à représenter la Suisse à l’Eurovision en 1961 ou à chanter le rôle de Marie-Antoinette dans la mythique comédie musicale La Révolution Française, Franca di Rienzo (parfois créditée sous son nom d’épouse, Franca Chevallier) est la voix féminine du superbe groupe folk Les Troubadours, dont le succès « Le vent et la jeunesse » tient une place importante dans le cœur de bien des amoureux de la chanson française des années 60. Mais pour les petits et grands enfants, elle reste la voix chantée de Belle Marianne dans la version française de Robin des Bois (1973) des studios Disney, ou l’interprète de plusieurs disques de berceuses, qu’elle a enregistrés avec ce timbre si doux et si particulier, mélange à la fois de force et de fragilité.
Avec beaucoup de gentillesse et de modestie, elle a accepté de répondre à mes questions lorsque je suis venu lui rendre visite chez elle à Rouen le 8/09/2024 (après quelques années de correspondance par mail et d’échanges téléphoniques), en compagnie de mes amis Rachel Pignot et Gilles Hané. Quelques questions supplémentaires ont été posées par mail en avril-mai 2025.
Remerciements à Grégoire Philibert pour la numérisation de plusieurs vinyles.



Dans l’ombre des studios : Franca, pouvez-vous nous parler de votre enfance et de vos parents ? Étaient-ils chanteurs ?

Je suis née le 11 décembre 1938 à Borgosesia, dans la vallée du Mont Rose, en Italie. Mes parents venaient d'autres régions : mon père du centre sud des Abruzzes, et ma mère de Lombardie. Ils se sont rencontrés dans cette petite ville du Piémont, car c’était un endroit plus industriel, qui attirait les gens pauvres, qui venaient y trouver du travail. Mon père travaillait dans une usine où on fabriquait des tapis qui étaient vendus dans le monde entier. Ma mère, pendant un certain temps, a travaillé dans cette usine, puis à la naissance de sa deuxième fille, elle est devenue femme au foyer. Ils aimaient écouter de la musique, on avait un poste de radio dans la cuisine. Mon père aimait chanter l'opéra et ma mère chantait de tout. C'était une voix magnifique, une voix de cuivre, une sonorité intense et lumineuse. J'ai toujours entendu chanter chez moi, ça a dû m'influencer, probablement. J'aimais chanter étant enfant mais ne faisais pas partie d'une école de chant, car on était dans une petite ville, il n'y avait pas de conservatoire ou d'école de musique, rien, seulement un cinéma où mes parents nous emmenaient. On chantait à l'église, et je chantais dans les anniversaires, les mariages, même petite on me mettait sur la table pour dire une poésie ou chanter une chanson.

DLODS : Comment êtes-vous devenue professionnelle ?

Autour de ces villes, il y a des fêtes champêtres, particulièrement en été, avec orchestre. Très souvent, après avoir fait un pique-nique avec mes parents, le soir je montais chanter avec l'orchestre, je devais avoir une dizaine d'années. On savait que la petite Franca di Rienzo chantait. De là à s'imaginer qu'un jour, alors que j'avais 14 ou 15 ans, quelqu’un arriverait chez moi en disant « Je suis contrebassiste, j'ai un orchestre à Turin, on m'a parlé d'une petite jeune fille qui chante bien, j'ai besoin d'une chanteuse ». Après je ne sais combien de conversations entre mon père et ma mère, on a décidé de me laisser partir à 15 ans. Je me revois partir avec une valise, et ma maman qui m'a accompagné à Turin. Comme l’avait promis le contrebassiste à mes parents pour les rassurer, on m’a mise en pension chez une dame, dans un appartement modeste. Dès le lendemain, je suis allée répéter, c'était un dancing qui s'appelait le Florida et je chantais beaucoup : deux heures dans l'après-midi et trois heures le soir. Toute une saison. Autrefois, dans les clubs de jazz on pouvait rester jouer trois mois. Maintenant ça n'existe plus.

DLODS : Qu’y chantiez-vous ?


C'étaient tous les succès qui pouvaient faire danser, du répertoire italien -il y avait déjà le festival de San Remo mais pas encore l'Eurovision-, et des chansons anglaises et américaines. J’adorais ça. J’y suis restée deux ans. Entre temps, pendant l'été on m'a proposé une saison d'été sur les collines de Turin, il y avait un night-club où il y avait un tour de chant. Je gagnais ma vie, j'avais grandi. Quand je rentrais chez mes parents pour un anniversaire, c'était difficile de repartir, car j'étais encore très jeune, mais je ne leur ai jamais dit que j'avais la nostalgie. Ensuite, quelqu'un m'a contactée pour me proposer un contrat de chanteuse à Milan dans un dancing. J'avais une vingtaine d'années, et quelqu'un, propriétaire d’un club de jazz à Genève, La Veille Tour, m’a vue et m’a proposé un contrat à Genève. J’ai dit oui, d’autant que chanter les standards de jazz américains était ce que je préférais.



Cantacronache (voix: Franca di Rienzo) : Ad un giovine pilota (1958)


DLODS : Avant de parler de votre départ à Genève, restons en Italie. Il me semble que vous y avez enregistré quelques disques, à commencer par un avec le groupe Cantacronache (1958).

C'était l'époque où on faisait des chansons engagées et on m'avait demandé de chanter deux chansons très engagées d'Italo Calvino, un très grand écrivain italien. C’était à Turin, dans des conditions pas possibles, je me souviens de la pièce dans laquelle on a enregistré ça. Je me demande comment ce grand écrivain a accepté d'écrire des textes pour un disque aussi confidentiel.



Alberto Pizzigoni et son quintette (voix: Franca di Rienzo) : 
Com'e bello (1960)


DLODS : Parmi les groupes suivants, on trouve I gentlemen en 1959 et Alberto Pizzigoni et son quintette en 1960.

I gentlemen, c’était un orchestre de trois amateurs avec qui je chantais à Turin. Il y avait une chanson soi-disant en anglais, mais ce n’était pas de l’anglais, c’était du yaourt. Et Alberto Pizzigoni était un super guitariste avec lequel j’ai travaillé à Milan. Le fils de ce guitariste m'a contacté il y a quelques années, il avait retrouvé mon nom et on a un petit peu communiqué pendant un certain temps. Son père est mort. Je déteste m'écouter, et ces enregistrements sont tellement datés.

DLODS : Revenons à votre départ pour Genève. Parliez-vous français avant de travailler là-bas ?

Je ne parlais pas français, j'avais eu juste quelques notions au collège, et j'aimais bien. J'étais mauvaise élève mais j'aimais beaucoup lire et j'avais déjà lu de la littérature française, des livres de poche avec papier gris, je les avais avec moi, notamment des nouvelles de Maupassant. Et lorsque j'étais à Milan, j'ai fait la connaissance d'un chanteur qui commençait à être connu, Sergio Endrigo, il m'a dit : « Il y a un chanteur en France qui est extraordinaire, il faut que je te le fasse écouter » et il m'a fait entendre Brassens, le disque des bancs publics. Il me traduisait les paroles. Je me suis dit « En France, on peut dire en chansons des choses comme ça, c'est passionnant ».

DLODS : Comment s’est passée cette période genevoise ?

Au cours de cette saison, j'arrivais avec mes partitions pour le piano et je chantais les yeux fermés, car si je voyais qu'on me regardait, ça me perturbait. Des gens de Radio Genève ont su qu'une chanteuse italienne chantait pas mal. On m'a fait faire des émissions publiques, et il y a eu un concours pour représenter la Suisse à l'Eurovision. On m'a demandé de représenter la Suisse romande à Lugano. Je suis allée chanter ma petite chanson qui était une petite valse qui s'appelait « Nous aurons demain ».

DLODS : Avez-vous choisi vous-même cette chanson, et si oui comment ?

Je ne m’en souviens plus, mais je suppose que pour trouver la chanson qui allait représenter la Suisse romande il y a peut-être eu un concours, et ils ont décidé que j’en serai l'interprète. Donc, je pars à Lugano. C'était la première fois que ma maman allait à l'hôtel. C'est un souvenir magnifique pour moi de lui avoir offert ça. À ce niveau de la compétition il s’agissait de choisir entre les trois chansons qui représentaient les trois cantons : l’allemand, l’italien et le romand. Et c’est « Nous aurons demain », celle que je chantais, qui a gagné. C’est ainsi que je suis allée à Cannes, sous les couleurs de la Suisse pour la « défendre » à l’Eurovision.


Franca di Rienzo : Nous aurons demain
(Eurovision 1961)


DLODS : Quels souvenirs gardez-vous de cet Eurovision 1961 ?

On me parle beaucoup de l'Eurovision, mais cette chanson, c'est tellement démodé... Elle est quand même arrivée troisième, ce qui était honorable. C'était l'année des « Nous les amoureux » de Jean-Claude Pascal, qui était très beau, très gentil et très élégant. Je ne me souviens pas des autres chanteurs, ni du chef d’orchestre de ma chanson (Fernando Paggi, ndlr). C’était au Palais du Festival de Cannes, et présenté par Jacqueline Joubert. Je me souviens d'avoir été très impressionnée qu'on me propose le wagon-lit pour aller à Cannes. Lorsque je suis arrivée à Cannes avec mes bagages, à l'époque il y avait des porteurs, et en écoutant le porteur, je me suis dit « Tiens, un italien » et en fait j'avais pris l'accent du midi pour de l’italien (rires). J'étais logée dans un grand hôtel, j’étais éblouie, pour la petite italienne du Piémont c’était une expérience incroyable. À Cannes, il y avait avec moi mon impresario en Suisse, Monsieur Guggenbühl, qui était très efficace. Mais cet Eurovision, c'est le trac de ma vie, épouvantable. C'est là que j'ai commencé à me dire « je commence à souffrir de chanter en public, il y a un problème ». Quand je revois ces images, parce que des amis ou de la famille me demandent de le regarder avec eux, moi je sais que j'ai un trac fou et que je ne chante pas bien, j'avais trop peur, j’étais dans un état second et n’étais pas fière. À partir de là, je commençais à faire des disques. Dès l'instant où je faisais des disques, il ne s'agissait plus de chanter les yeux fermés pour un public qui est dans le noir dans un club de jazz, mais de chanter pour un public qui est venu vous voir vous, et c’est devenu une souffrance.

DLODS : L’enregistrement studio a été fait avant ou après le concours ?

J'ai enregistré « Nous aurons demain » après le concours. C'est Vogue qui m'a proposé un contrat, peut-être par l'entremise de Radio Genève, et je suis venue à Paris pour l’enregistrer.

DLODS : À partir de là, vous commencez une carrière discographique en France.

J’ai fait des concerts, mais aussi quelques disques chez Vogue, puis je suis passée chez Pathé-Marconi (Columbia), pour quelques 45 tours. J’enregistrais en même temps que l’orchestre, c’étaient plutôt de bons souvenirs. Comme chefs, il y a eu notamment Hubert Degex au début, puis Christian Chevallier. Christian enregistrait énormément pour Pathé-Marconi, il faisait beaucoup d'arrangements de jazz, a eu le prix Stan Kenton, le prix de l'Académie du jazz, etc. À 26 ans, il avait tous les prix.

DLODS : Justement, comment avez-vous rencontré votre mari, le pianiste, compositeur et arrangeur Christian Chevallier ?

Je venais régulièrement à Paris pour enregistrer, et un éditeur qui était sur les Champs-Elysées, m'a dit un soir « Ma femme et moi sommes invités chez André Popp pour la soirée, on t'emmène avec nous ». J'étais assez timide. Chez André Popp, je vois qu'il y a des enfants, une balançoire, donc je vais avec les enfants Popp. Christian était là aussi. Il a dû trouver que la petite italienne était pas mal. A la fin de la soirée, au moment où il était temps de rentrer, l'éditeur dit « On raccompagne Franca », et Christian a dit « Je la raccompagne, j'habite dans le coin » alors qu'il n'habitait pas du tout dans le coin (rires). C'était la première fois que je voyais Christian. Il avait été très surpris de voir cette jeune fille sur la balançoire avec les enfants. Lorsque je l'ai rencontrée j'avais 23 ans. Christian était divorcé, avec un petit garçon, avant que je n'entre dans sa vie. Je partais en tournée, revenais, etc. et finalement on s’est mariés six ans après.

DLODS : Christian Chevallier faisait à l’époque partie des arrangeurs qui employaient beaucoup de chœurs. En avez-vous fait, pour lui ou pour d’autres arrangeurs ?


Non, je ne faisais pas de choeurs, je ne m’en sentais pas capable. J’avais l’oreille, mais je ne lisais pas la musique.

DLODS : Il y a une télévision où vous chantez « T’en vas pas comme ça » avec une perruque.


J’ai un très mauvais souvenir de cette perruque. J’ai chanté la chanson également en Suisse pour un tournage télé avec Sacha Distel, mais je n’en garde pas de bons souvenirs.



Christian Chevallier parle de Franca et des Troubadours
(Extrait de l'émission radiophonique Nouvelle vogue du 24 avril 1994)


DLODS : J’aimerais maintenant vous faire écouter un extrait d’interview de Christian, qui parle de vous et de la création des Troubadours.

Christian parle d’un Musicorama avec Lucien Morisse, mais je dois dire que la première fois qu’il m’a vue sur scène, avant même la rencontre chez André Popp, c’était dans la même situation, au Palais de Chaillot, pour l'émission Jazz aux Champs-Elysées, présentée par Jack Diéval, Christian dirigeait l'orchestre, moi je chantais quelques chansons, et il m’a vue pleurer dans les coulisses. Pour moi, chanter n'était plus du tout un plaisir, je n'étais pas contente de moi, je pleurais avant et après, un désastre. Donc, au bout de quelques années de carrière soliste, de concerts en Belgique, Hollande, etc. j'ai décidé d’arrêter. Pendant deux ans, j'ai fait tout à fait autre chose pour gagner ma vie.

DLODS : Qu’avez-vous fait ?

Vous voulez vraiment le savoir (rires) ? Je me suis inscrite à Berlitz pour apprendre l’anglais, car je chantais l’anglais depuis longtemps, mais sans maîtriser la langue. Et j’ai pris les offres d’emploi du journal. Un couple cherchait une nurse dans les beaux quartiers, et comme j’aimais bien les enfants, j’ai répondu à l’annonce, et j’ai été engagée. Je me suis occupée pendant deux ans (globalement de mi-1963 à mi-1965, ndlr) de deux enfants, dans un hôtel particulier, avenue Victor Hugo. Les parents se trompaient allègrement mais se vouvoyaient entre eux, et vouvoyaient les enfants.

DLODS : Comment êtes-vous revenue à la chanson ?

Cela devait me manquer. Christian m'a dit que c'était dommage de ne plus chanter, et il m'a dit « Et si tu ne chantais plus toute seule ? ». Il a eu l’idée de créer le groupe Les Troubadours, a demandé à deux choristes avec lesquels il travaillait, Jean-Claude Briodin et Bob Smart s’ils voulaient nous rejoindre. Jean-Claude faisait déjà un peu de guitare, il a donné des cours de guitare à Bob, et on a pris Pierre Urban, qui était un guitariste classique. C'était reparti. J'ai découvert que lorsque les regards n'étaient plus sur moi toute seule, ça changeait tout, on partageait les responsabilités, c'était du « bon » trac, qui stimule.

DLODS : Qui a eu l’idée du nom du groupe ?

Il a été choisi par Lucien Morisse, qui dirigeait notre maison de disque, AZ, et on n’a pas osé lui dire que le nom nous nous déplaisait. J'ai un très tendre souvenir de Lucien Morisse, il n’était pas beau mais avait beaucoup de charme, d’intelligence, de gentillesse, avec une très belle voix, calme et basse. Il a entendu une maquette et nous a engagés. Ça se faisait plus vite à l'époque.


Peter, Paul & Mary : In the early morning rain (1966)



DLODS : Est-ce qu’avant la création du groupe vous écoutiez ce type d’artistes folk, comme Peter, Paul & Mary ?

J'écoutais du jazz, de la pop, mais je ne pense pas que je connaissais Peter Paul & Mary. C’est ce groupe qui a inspiré Christian, il a voulu faire quelque chose dans ce style.

DLODS : Qui était décisionnaire du choix des chansons ?

On décidait du choix des chansons ensemble, selon les propositions des éditeurs, des auteurs, etc. Lucien Morisse nous laissait décider. Et Christian s'occupait des arrangements, parfois avec l’aide de Jean-Claude. C'est Christian qui nous faisait répéter. Les répétitions se faisaient chez moi ou chez Jean-Claude. Nous à Draveil et Jean-Claude à Savigny, puis finalement on a pris une maison à côté de Jean-Claude. J'avais déjà mon fils David que j'emmenais dans mon couffin pendant les répétitions.

DLODS : Dans quels studios étaient enregistrés vos disques ?

Les premiers, pour AZ, étaient faits à Davout. Ensuite, on a enregistré à CBE. Et les deux derniers albums (Rencontre et Noël) ont été enregistrés dans le studio de Christian, à Savigny.

DLODS : Votre époux, Christian Chevallier, était un grand arrangeur, qui a travaillé pour Claude Nougaro, Richard Anthony, Hugues Aufray, Claude François, Nana Mouskouri, Gilbert Bécaud, Henri Salvador, etc. et donc, Les Troubadours. Comment travaillait-il ? Faisait-il ses arrangements sans s’aider d’un instrument ?

J’ai toujours vu Christian avec sa table de travail, son crayon et sa gomme, et le piano à côté pour contrôler certains accords. Mais avant d’écrire l’arrangement il entendait déjà ce qu'il voulait faire pour les cordes, les cuivres, les percussions, etc. Beethoven composait alors qu'il était sourd. C'est un don, mais aussi un savoir-faire.


Les Troubadours (1er line-up du groupe, avec Bob Smart) :
C'est la fin de l'hiver (1965)


DLODS : J’ai écrit, comme je l’ai fait pour les Swingle Singers, les Double Six et les Blue Stars, une discographie complète des Troubadours, que je publierai prochainement. J’aimerais vous la lire, et que vous fassiez un commentaire quand vous le souhaitez…  Les premières apparitions du groupe à la télévision et à la radio, avec Bob Smart, datent de juin 1965, ce qui permet de dater la sortie du premier 45 tours.

Don Burke
Le premier disque était vraiment mauvais, pas terrible, mais il a eu le mérite d’exister et de lancer le groupe. Bob, je l'aimais bien, mais il n'était pas très à l'aise avec la guitare donc nous n'étions pas très à l'aise avec lui, il se demandait s'il allait rentrer aux Etats-Unis. Finalement, on a fini par rester à trois et Christian a senti le besoin d'avoir une voix de ténor, et nous a parlé d'un canadien qui chantait bien, Don Burke. Quelqu’un l’avait vu au Centre Américain (boulevard Raspail), où il y avait une fois par semaine un hootenanny où les chanteurs, souvent des étudiants, venaient avec leur guitare pour chanter. On nous l'a envoyé, et c'est la rencontre que je n'oublierai jamais. Don me manque toujours. Quand je pense que mon premier regard sur lui a été aussi catastrophé, ce n'était pas possible d'être aussi vaniteuse. Je ne me suis jamais trouvée jolie, mais j’avais une idée de ce que le groupe devait ressembler visuellement, il fallait une harmonie d’aspect, et je devais me figurer que ça comptait. Quand j'ouvre la porte, je me retrouve devant cet homme un peu rond -il n'avait pas encore la barbe- avec des chaussettes en laine dans des sandales, un short large et une chemise à carreaux. Avec Jean-Claude et Pierre, on va dans une autre pièce et Christian nous dit « Je vais auditionner Monsieur Burke » et il lui demande de chanter et de jouer de la guitare. Comme Don faisait du picking, j'avais l'impression qu'il avait deux guitares, c'est quelque chose de riche et puis j'ai reconnu ce que j'entendais avec Peter Paul & Mary. Christian lui faisait monter le capodastre de plus en plus pour voir jusqu'où il pouvait chanter, il avait une voix de plus en plus aigüe. On s'est dit « C'est lui, il n’y a pas de doute ».

DLODS : « Socatana », dans le deuxième 45 tours, fait partie des classiques du groupe, pouvez-vous nous en dire plus sur cette chanson ?

Elle a été recueillie par N. Sauvageot, mais c’est une chanson brésilienne d’influence noire dans le style des « emboladas », des mélodies et mots tournées en boule. Le texte est formé d’onomatopées.

DLODS : Parmi ses premières télés avec le groupe, en mars-avril 1966, Don chante en playback avec la voix de Bob « Je reviendrai à San Francisco » qui faisait partie du deuxième 45 tours.

Oui, et Don n’était pas content (rires).



Graeme Allwright et les Troubadours : C'était bien la dernière chose (1968)


DLODS : En mai 1966, vous enregistrez les chœurs d’ « Emmène-moi » de Graeme Allwright, qui était je crois un ami du groupe.

On l'adorait, il a écrit des adaptations pour nous, comme « Melinda » ou « Le jour de clarté » (45 tours de 1966). Graeme était très chaleureux et en même temps très mélancolique, il n’allait pas très bien. Je l'ai rencontrée alors qu'il était encore avec sa femme qui était actrice, Catherine Dasté. On l'a rencontré pour qu'il fasse des adaptations de quelques titres, et il nous est arrivé de chanter avec lui dans des galas, même si on n'a pas vraiment fait de vraie tournée avec lui. On ne s'est jamais vraiment quittés. C'est même lui qui nous a vendus notre première sono quand il a changé la sienne. Christian a travaillé un peu pour lui. Je l'ai perdu de vue en arrivant ici. Il était engagé, et se battait pour faire connaître l'association Partage pour les enfants du tiers-monde. Il avait convaincu Christian et moi de parrainer des enfants indiens, puis africains.

DLODS : Vous évoquez la sono qui vous a été vendue par Graeme Allwright. Parlons justement des concerts des Troubadours. Y avait-il, comme dans certaines télés que vous avez faites, un contrebassiste pour vous accompagner ?

Affiche de concert des Troubadours
(merci à Stéphane Birette)
Non, il n’y avait pas de contrebasse, on était juste tous les quatre. Et lorsque Christian était en vacances, il partait avec nous. Lorsqu'il cite ce concert à Royan où il pleuvait à verse, et les gens étaient sous leurs parapluies et restaient, ça nous est arrivé plus d'une fois. On a fait énormément de fêtes du Parti Communiste. Ce sont des souvenirs merveilleux, il y avait là quelque chose de l'ordre de la fraternité et je le dis sans rigoler, il y avait un accueil, une chaleur, une entente, une façon de se parler. On retrouvait Francesca Solleville, et on s'est très vite retrouvés à faire des tournées avec Jean Ferrat. Ce sont de très bons souvenirs.

DLODS : Étiez-vous considérés comme des artistes « engagés » ?

Les Troubadours en concert au
Pyré-Beach club du Canet-Plage
présentés par M. Drucker
(merci à Serge Llado)
Quelques chansons de notre répertoire pouvaient laisser penser ça. Jean-Claude, Christian et moi étions de gauche, en particulier Jean-Claude, qui était issu d’un milieu populaire comme moi. Christian venait d’une famille bourgeoise, mais de gauche aussi (rires). « Le jour de clarté », par exemple, est une chanson révolutionnaire. C’est peut-être à cause de ces quelques chansons qu’on nous a invités à des fêtes communistes. Mais à l’époque, il y avait beaucoup de fêtes du Parti Communiste en été, donc comme on tournait souvent l’été, on s’y retrouvait forcément. Et on a chanté une fois à la Fête de l'Huma à Vincennes, je m'en souviens.

DLODS : Lucien Morisse dirigeait, en plus des disques AZ, Europe n°1. Avez-vous fait des tournées, de types podiums estivaux, avec Europe n°1 ?

Non, on n’en a pas eu l'occasion.



Franca di Rienzo : Trop tard


DLODS : Quel est votre plus grand souvenir de tournée ?

On a fait pas mal de tournées, notamment en première partie de Moustaki, Adamo, etc. Mais mon souvenir le plus marquant de cette « longue » carrière est d’avoir participé à la dernière tournée de Jacques Brel, pendant près d'un mois, un temps où on pouvait partir un mois en tournée, c'est rare maintenant, je ne sais pas si ça se fait encore. Avant de chanter avec les Troubadours, j'avais enregistré une chanson qui s'appelait « Trop tard ». C'est une des seules télévisions en soliste que j'aime bien regarder, ma petite-fille me ressemble quand je revois cette archive. Et Brel m'a dit « Vous avez chanté une chanson que j'aime beaucoup, « Trop tard » ». Non seulement on fait la tournée avec lui, mais en plus il se souvient de cette chanson, c’est incroyable. C'était sa dernière tournée. Après avoir chanté quelques chansons avec Les Troubadours, tous les soirs, j’allais l’écouter. Quand on pense à tout ce qu'il donnait sur scène... Ce que j'avais constaté après le spectacle, où on dînait tous ensemble, c’est qu’il était très gentil et chaleureux mais pas très à l'aise. Ce n’était pas gênant, mais étant donné son charisme, sa présence, le côté « affirmé » qu'il avait sur scène, on aurait pu penser qu’il était dans la vie plus sûr que lui.




Les Troubadours : La Ballade de Polly Maggoo (1966)


DLOS : En octobre 1966, vous enregistrez la « Ballade de Polly Maggoo », chanson du film Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? de William Klein. Cette chanson, composée par Michel Legrand, devient un titre phare de votre groupe, mais ce n’est pas cette version qu’on entend dans le film, mais une version chantée par Géraldine Gogly (je l’ai identifiée et elle me l’a confirmé) et des choristes.

C’est très étonnant, et triste que ce ne soit pas notre version dans le film. Pourquoi nous a-t-on alors demandé d’enregistrer une autre version pour le disque ? J'étais persuadée d'avoir vu le film avec notre version, mais la mémoire est fallacieuse. Dans la version de Géraldine Gogly, que vous me faites écouter, Michel Legrand a repris notre arrangement. C'était Christian qui l’avait fait, et on l'a enregistré sans Michel Legrand. Je reconnais l'arrangement des voix, toute la structure est la même.



Présentation des Troubadours par Anne Germain et Louis Aldebert (non crédités)


DLODS : Je vais vous faire écouter une petite surprise : en mars 1967, lors d’une émission de radio en public, deux choristes présentent Les Troubadours en chantant leur présentation sur la musique de « Melinda ». Il s’agit selon moi d’Anne Germain et Louis Aldebert.

C'est adorable, je ne m’en souvenais pas. J'aimais beaucoup Anne Germain. Et Monique Aldebert, femme de Louis, nous a écrit des chansons.

DLODS : En juin 1967 c’est « le » gros succès avec « Le vent et la jeunesse ». Comment a été conçue cette chanson ?

Il était question de présenter une chanson pour le Festival de la rose d'or d’Antibes. Est-ce qu'on a demandé à Christian de faire une chanson ou y a-t-il eu un concours préalable pour choisir la chanson, je n'en sais rien. Lorsque Christian a écrit cette très jolie mélodie, il l'a confiée à Vline Buggy (parolière de nombreux succès populaires, et première épouse de Christian Chevallier, ndlr). Vline était persuadée que nous n'avions pas le public que nous méritions, et que c'était à cause des textes de nos chansons, il fallait quelque chose de plus populaire et plus réaliste, plus ancré. Elle a proposé un texte très réaliste mais qui n'allait pas du tout avec la chanson. Je me souviens seulement des premières phrases (elle chante) « Je vais me marier sans amour, avec un homme respectable, je vais me marier sans amour, pour être une femme honorable ». Vous imaginez ? C'était franchement réaliste, étant donné que c'était moi qui devais chanter la chanson. On l'a échappé belle. Je pense que Buggy nous en a toujours voulu un peu, un petit peu à moi en particulier, d’avoir refusé son texte. C'est finalement Thomas et Rivat qui ont fait ce joli texte qui va très bien avec la mélodie. La chanson a pas mal été reprise, notamment par Esther Ofarim et par une chanteuse hollandaise.



Judith Durham : Your heart is free (just like the wind)


DLODS : Et sous le titre anglais de «Your heart is free (just like the wind) », elle a été enregistrée par les plus grandes « female vocalists » anglophones des années 60 : Petula Clark, Judith Durham, Vikki Carr, Cilla Black, Nana Mouskouri, etc. L’adaptation anglaise est de Joan Shakespeare. Savez-vous comment elle a été sollicitée, et l’avez-vous rencontrée ?

Non, je ne me souviens pas comment elle a été sollicitée.



Les Troubadours : Quando sei sola


DLODS : Vous avez, avec les Troubadours, enregistré une version italienne du « Vent et la jeunesse », sous le nom de « Come il vento », ainsi que la face B, « Ton cœur s’envole » (« Quando sei sola »). Gardez-vous des souvenirs de la séance ? Qui est la personne qui a signé l’adaptation sous le nom d’Annarita ? En tant qu’italienne, avez-vous apporté des changements de texte au moment de l’enregistrement ? Avez-vous enregistré la chanson dans d'autres langues?

N‘est-il pas incroyable que, moi, l’italienne, j’ai oublié cette version. Drôle de chose que la mémoire, d’autant que je me souvenais de l’adaptation en allemand (« Frühling, Wind und Liebe », ndlr), peut-être parce qu’elle nous avait donné bien plus de fil à retordre que celle dans ma langue maternelle. Quel plaisir, aussi, d’entendre mon cher Don avoir la voix de soliste dans la face B.




Les Troubadours : Le vent et la jeunesse
(1er passage à la Rose d'or d'Antibes, 1967)


DLODS : Quels souvenirs gardez-vous du Festival de la rose d’or d'Antibes ?


Je crois qu'il y avait trois soirs avec des sélections et une finale. Maxime Leforestier faisait partie du concours. Nous, on chante notre chanson, on sort, les garçons remettent les guitares dans leur étui, et là on vient nous dire « Venez vite, on vous appelle sur scène, vous avez gagné ! ». On ressort les guitares et on arrive en catastrophe. Au moment où on commence à chanter, on voit quelqu'un qui se lève dans le public et se rapproche de nous, c'était Charles Trénet, qui aimait la chanson. Ça nous a beaucoup touchés, d'autant que Trénet n'avait pas la réputation d'être facile.

DLODS : Durant l’été 1967, vous travaillez sur votre premier 33 tours.

Il y avait beaucoup d’airs de folklore dans ce disque. On a travaillé sur le disque sans Christian. On est parti un été, deux mois à travailler, avec Jean-Claude, Pierre et Don, du côté de Perpignan, et à camper. C’est un souvenir très joyeux. Jean-Claude avait sa caravane, et moi j’étais hébergée chez Pierre. C’est Jean-Claude qui a fait les arrangements, et en rentrant, Christian a fait des ajustements, et on a enregistré.




Les Troubadours : N'y pense plus tout est bien


DLODS : Lors d’un Palmarès des chansons (1er juin 1967) consacré à Hugues Aufray, vous chantez « N’y pense plus, tout est bien » (« Don’t think twice, it’s allright », adaptation de Pierre Delanoë et Pierre Dorsey), la chanson vous va très bien, mais vous avez attendu votre avant-dernier album pour l'enregistrer en studio.

On l’a chantée régulièrement sur scène. On aimait bien Hugues Aufray, Christian a beaucoup travaillé avec lui. Je l'ai entendu l'autre jour, je me suis dit que c’était remarquable, à son âge de chanter encore.

DLODS : Vous l’avez chantée également dans un Bienvenue. Il vous est souvent arrivé de chanter dans cette émission présentée par Guy Béart.

Christian a travaillé pour Guy Béart, c’était un personnage très particulier mais j'ai beaucoup aimé son émission, c'était l'occasion de rencontrer des gens très différents et tout le monde était très à l'écoute, très gai, très bien. Moi qui n'aimais pas du tout faire de la télévision, dans Bienvenue on n'avait pas l'impression d’en faire, on était tous ensemble, on s’écoutait les uns les autres, sans aucune crainte de passer à l’image.

DLODS : Après une dernière télévision en avril 1969, Pierre Urban semble quitter Les Troubadours. Que s’est-il passé ?

Depuis quelques temps, on avait l'impression qu'on était trois d'un côté et un de l'autre. Il avait des goûts différents, on n'arrivait plus à bien s'entendre et on s'est quittés pas forcément dans des termes aussi excellents qu'on l'aurait souhaité.

DLODS : On m’a raconté qu’il avait fait un procès au groupe.

Il nous a fait un procès, qu'il a perdu. Ça s'est mal passé, c'est dommage, car il devait bien sentir que ça n'allait plus, mais il ne l'a pas accepté et ça a duré un certain temps. Il a poursuivi son chemin de son côté, comme professeur de guitare, et nous avons perdu le contact avec lui (Pierre Urban est décédé le 27 février 2019, peu de temps avant Don Burke, ndlr).

DLODS : Pendant une très courte période (deux ou trois mois, à partir de mai 1969), Pierre Urban a été remplacé par le chanteur et guitariste Mark Sullivan. Il a notamment enregistré un 45 tours avec le groupe pendant cette période.

Après le départ de Pierre, Don nous a parlé de Mark et on a fait un essai. Mark était américain. Son père, qu’on a rencontré, était un réalisateur, qui avait fui le maccarthysme. Mark avait beaucoup de talent comme chanteur, guitariste et auteur mais il avait des problèmes psychologiques. On a appris plus tard qu'il avait fait un mauvais voyage avec du LSD et depuis il était resté très perturbé, à tel point qu'il nous est arrivé quelque chose que je n'oublierai jamais : en été, lorsque nous avions quelques spectacles, nous avions aussi nos familles, on alternait vacances et concerts. J'étais à La Baule avec David et Christian, Jean-Claude était dans le sud, et Don à Paris. On se retrouve à Bayonne pour un concert, et Mark n'est jamais arrivé. On devait chanter l’après-midi, sur les affiches nous étions quatre alors que là il en manquait un, et nous n’avions qu’une heure pour répéter. Jean-Claude a modifié les arrangements en catastrophe pour qu’on chante à trois. Mark était le plus jeune d’entre nous et avait tellement de talent, c’était triste, un petit garçon perdu. Finalement, on s’est dit qu’on allait rester à trois, Jean-Claude, Don et moi, et poursuivre notre route comme ça, c’est ce qu’il fallait pour continuer.



Les Troubadours : De l'autre côté des collines


DLODS : En 1970, premier single du groupe « à trois », avec « De l’autre côté des collines », une chanson que j’aime beaucoup.

Christian composait comme il respirait, c'est incroyable. C'est une des plus jolies, avec un texte un peu étrange, toujours de Thomas-Rivat.

DLODS : Viennent ensuite « La femme du mineur » et « Formez la ronde », dont la transition est très sympa…

Oui, la transition fait très Beatles, et la chanson a pas mal marché en radio. Quant à « La femme du mineur », c’est une chanson typique des fêtes du Parti Communiste.

DLODS : Il y a à cette époque une télé sympa, où vous déambulez dans un marché, discutez avec les commerçants, etc.

C’était rue Mouffetard, j'ai beaucoup aimé cette séquence. Un très joli film, on s'est bien amusés. On décide de faire un live, et il pleut, alors, on prend les parapluies et on y va. 


Les Troubadours : Le meilleur de la vie


DLODS : Vous chantez dans cette émission « Le meilleur de la vie », un peu « variétoche » mais très jolie et entraînante, avec une rythmique très typique de la période 1971-1973 (« L’amour ça fait passer le temps » de Marcel Amont, « L’amour en wagon-lit » de Michel Delpech, « Je vais me marier Marie » de Patrick Juvet, etc.).

Oui, j’aime bien cette chanson. Il me semble que c'est Don qui siffle.

DLODS : En juin 1972, vous enregistrez, dans un style « moyenâgeux », le générique de la série française Le secret des flamands.

Je ne l’ai pas, je crois qu’elle n’est jamais sortie en disque.




Les Troubadours : La ville d'or


DLODS : Ensuite vient la comédie musicale Les gens de la ville.

C’est un merveilleux souvenir. On a fait à la fois le spectacle de Jean Ferrat au Palais des sports, et l’album studio. La comédie musicale était très intéressante. On parlait de la vie dans les grands ensembles, il y avait un côté politique. Francis Lemarque a composé certaines chansons, et Christian d'autres. J’adore les chansons de cet album, elles me plaisent énormément, alors que je suis assez critique : « La ville d'or », « Dis-moi quand ». Avant ce spectacle, on avait déjà fait une tournée avec Ferrat. C'est une crème d'homme, un homme merveilleux.

DLODS : Toujours en 1972, « Un an c’est vite passé », extrait de la B.O. du film Ras le bol de Michel Huisman.

C’étaient des chansons sympas. Christian, qui avait composé la musique, me disait que c'était un bon film et il n'est jamais passé à la télévision.

DLODS : En 1977-1978, Les Troubadours deviennent… Don, Dan & Franca.

Ça, c'est les maisons de disques. Dès le départ on s'est dit Les Troubadours, c'est trop précis, on pense de suite au Moyen-Age, etc. mais c'était difficile de dire non à Lucien Morrisse qui nous accueille gentiment, donc on accepte. Il y avait Les trois ménestrels qui étaient complètement autre chose, et souvent on mélangeait les deux. À un moment donné, la maison de disque a dit « Vous ne passez plus assez à la radio, c'est le nom qui ne va pas, on suggère Don, Dan & Franca ». Jean-Claude était ulcéré qu’on le renomme Dan, et les disques suivants n’ont pas marché plus que ça. Il y avait notamment « Je t'aime Agapimu » et « Un océan d'ailes blanches » des chansons italiennes, qui étaient belles au départ. Puis « Harmonie » et « L’amour existera », qui étaient pas mal, mais le nom du groupe n’allait plus du tout.

DLODS : Le groupe change ensuite de nom presque à chaque disque : « Dan, Don & Franca», « Troubadour : J.C. Don Franca », « Troubadours : J.C. Don Franca » puis « Franca Di Rienzo, Don Burke et Jean-Claude Briodin alias « Les Troubadours » », puis enfin, retour aux sources avec « Les Troubadours » en 1981. Le groupe cesse son activité en 1984.

On a débuté chez AZ, donc nos disques passaient sur Europe n°1, et il y a eu le succès du « Vent et la jeunesse », où on nous a beaucoup entendus, on a fait énormément de concerts. C'était pas mal comme ventes mais petit à petit ça a diminué, on ne nous passait plus en radio, donc on ne nous engageait plus. On avait l'impression qu'on n’était plus professionnels parce qu'on ne gagnait pas assez bien notre vie, c'était de l'amateurisme. Quand il y a moins de spectacles, la motivation n'est plus la même au bout de 19 ans, même se retrouver pour répéter comme ça dans le vide...



Les Troubadours (duo Don & Franca) : Chanson pour gagner du temps (1973)


DLODS : Vous avez gardé, je crois, de bons liens avec Don Burke et Jean-Claude Briodin. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vos anciens camarades?

Don était un très bon auteur-compositeur, et j’adorais sa superbe voix, et chanter avec lui, on pouvait chanter à l’unisson avec les mêmes nuances, on s’entendait tellement bien. Ce qui peut paraître étonnant, c’est que je l’ai toujours vouvoyé. Lui a fini par me tutoyer mais j’ai continué à le vouvoyer jusqu’au bout. Quand le groupe s’est arrêté, j’ai dit à Don qu’on allait essayer de faire quelque chose, je l'ai aidé à tenter une carrière de soliste. J’ai essayé de le placer pour des concerts, etc. et ça a un petit peu marché, il a fait des concerts, mais ça ne suffisait pas. Il a décidé de rentrer au pays et de reprendre son métier de prof. Sauf que le latin était un peu loin dans son histoire et qu'il parlait maintenant le français, même s’il avait un accent. Il a refait des études afin de passer un examen pour pouvoir enseigner le français. Il se morfondait au Canada, il nous envoyait des lettres pleines de nostalgie et de mélancolie, pour la France et le groupe. Le premier été après son installation, on est allé avec Christian et David passer des vacances vers chez lui, en Nouvelle-Écosse (Canada britannique).

Jean-Claude Briodin
Quant à Jean-Claude... Lorsque Christian a demandé à Jean-Claude de tenter l'aventure du groupe qu'il se proposait de former, il savait à quel musicien accompli il s'adressait. Premier prix de saxophone au conservatoire, Jean-Claude était un des Double Six et un des Swingle Singers. Il faisait aussi partie de tous les ensembles vocaux -entre autres les Angels, créés par Christian- qui accompagnaient les chanteurs lors des enregistrements studio. Donc, une « pointure » ! Mais Jean-Claude a accepté le défi et, en autodidacte doué, s'est mis à la guitare pour les besoins de ce groupe qui prenait forme. Après la période à quatre, d'abord avec Pierre Urban, et la brève aventure dramatique avec Mark Sullivan, nous avons réalisé que le format trio nous allait parfaitement. 
Avec toutes ses connaissances musicales, alors que Don et moi ne savions pas déchiffrer, Jean-Claude était au top et nous permettait d'avancer plus vite lors des répétitions. En outre, il s'est révélé comme « la tête pensante » du groupe. Don et moi étions un peu légers, et Jean-Claude était sérieux et tellement rassurant! Il organisait, entre autres, nos déplacements pour les galas, et tant d'autres choses importantes pour la vie du groupe. Sur scène, en plus de chanter et de jouer, il assurait la sono, car nous ne pouvions pas nous permettre d'avoir un technicien attitré. Si enfin je me suis sentie à nouveau si bien, si heureuse de chanter, c'est aussi grâce à sa présence rassurante.

Tout le long de ces 19 ans de carrière, nous nous sommes très bien entendus tous les trois. Nous avions autant de plaisir à travailler ensemble qu'à nous retrouver avec nos familles respectives. Hélas, Don nous a quittés trop tôt, mais par bonheur Jean-Claude va bien. Il est toujours beau, et notre affection réciproque est intacte. Il habite dans le Lot, loin de la Normandie, mais nous nous parlons régulièrement avec la même chaleur et une inévitable pointe de nostalgie. 




Franca di Rienzo : Au petit matin


DLODS : Je voudrais que nous évoquions maintenant quelques enregistrements solistes faits en parallèle ou après Les Troubadours, à commencer par la comédie musicale La Révolution française (1973).

C’est certainement Claude-Michel Schönberg ou Alain Boublil qui m’a contacté pour enregistrer « Au petit matin », la chanson de Marie-Antoinette, pour l’album, au studio Pathé-Marconi de Boulogne. Christian m'a accompagnée à l’enregistrement, mais souvent c'était moi qui l'accompagnais dans ses séances à lui. L’orchestre était dirigé par Jean-Claude Petit. Il fait répéter l’orchestre, et je réalise qu’on ne m’a jamais demandé dans quel ton je pouvais chanter. Je panique. Si ça avait été quelques années auparavant je me serais mise à pleurer. Je me dis que je ne vais jamais y arriver, je ne chante jamais aussi aigu, j’ai une voix plus grave. Finalement, je me dis qu’il n’y a rien d’autre à faire, donc autant y aller. Et j’y suis arrivée, même si je sais très bien quand je réécoute exceptionnellement cette chanson, qu’il y a un moment où je passe du médium à l’aigu, que j’aurais abordé autrement si j’avais pris un jour des cours de chant. J’avais un petit accent italien, et pas autrichien. Jean-Claude Petit était très content, Christian était fier de moi, et moi j’étais très soulagée.

DLODS : A la suite de l’album studio, le spectacle se monte au Palais des Sports, et vous êtes appelée pour jouer le rôle sur scène. Quels souvenirs gardez-vous de ces représentations ? Comment avez-vous pu mettre votre trac maladif de côté ?

Franca di Rienzo
dans La Révolution Française
Le trac ne m’a pas empêchée de chanter car je n'étais pas toute seule sur scène. Et il y avait un contexte dans le spectacle qui faisait que je n'étais plus la reine Marie-Antoinette, que je chantais dans un coin. Je suis cette femme qui va mourir, j'ai le vêtement de celle qu'on emmène pour se faire couper la tête, avec une coiffe blanche, j'étais un personnage, donc c’est très différent. Je pense vraiment que j'ai abordé ce rôle qui était principalement de la présence physique pendant le spectacle avec beaucoup de tristesse. Je suis retournée tous les soirs avec bonheur, ça a duré plus d'un mois, je prenais le train de Savigny, puis le métro et j’allais chanter au Palais des Sports et je rentrais chez moi, c’était du temps où on pouvait rentrer à minuit sans se faire de soucis. Il faut croire qu'on n'avait rien à faire avec les Troubadours à ce moment parce qu'ils m'ont donné la permission spéciale de faire ma Marie-Antoinette. Je me souviens dans la troupe de Michel Elias, qui m'avait offert le livre de Zweig sur Marie-Antoinette. Il y avait Daniel Balavoine qui n'était pas encore connu, les Martin Circus, les Charlots, etc. Si on me l'avait proposé, j'aurais fait d'autres comédies musicales.



Franca di Rienzo : Hier, deux enfants
(doublage français de Robin des bois)


DLODS : Quelques mois après, vous enregistrez la voix chantée de Belle Marianne dans le doublage français de Robin des Bois (1973) des studios Disney. La chanson, « Hier, deux enfants », est très belle.

Je ne sais pas comment j’ai été contactée pour Robin des bois, la séance était tranquille, j'aurais bien continué longtemps à faire ça, mais je n’ai pas eu d’autres propositions. On m’en parle souvent, notamment dans ma chorale, « C’est toi qui chantes ça ! » (rires). Ça ne me déplaît pas de la réécouter.

DLODS : J’ai un attachement particulier pour Robin des Bois, qui est l’un des deux premiers Disney que j’ai vus étant enfant. Quand on est enfant, on comprend parfois les paroles différemment, et c’est très compliqué, des années plus tard d’entendre autre chose que ce qu’on a en mémoire. Les retranscriptions des paroles indiquent « Deux cœurs neufs à leur printemps » mais j’entends toujours « Deux cœurs ne fallait au printemps ».

En l’écoutant avec vous, j’ai un doute, mais c’est certainement « Deux cœurs neufs à leur printemps », j’ai peut-être un peu « boulé » pour chanter la phrase.

DLODS : Au générique vous êtes créditée sous votre nom d’épouse, auquel on a oublié un « l ».

On fait souvent cette erreur. Quand ma petite-fille Colline est née, ses parents ont choisi de l’orthographier avec deux « l », pour que ce soit comme Chevallier.



Franca di Rienzo : Amore va
(B.O. du film Les Passagers)


DLODS : En 1977, vous chantez une chanson composée par Claude Bolling pour le film Les Passagers de Serge Leroy.

De temps en temps, on se souvenait de ma petite voix individuelle en dehors du groupe et on se disait « Pourquoi pas Franca? ». Je ne me souviens pas du tout de la chanson, mais je me rappelle être allée un soir enregistrer une chanson pour Claude Bolling, donc ça devait être celle-ci. C’est très italien, il se souvenait que j’étais italienne pour me demander de chanter ça.

DLODS : En 1978, vous avez enregistré un album avec Don Burke, Top of the 12.

L'éditeur de Donovan et de Roger Miller devait, pour garder les droits, justifier d'un enregistrement. Il a proposé à Christian de le faire, et Christian nous a demandé à Don et moi de chanter. J'adore chanter en anglais, c'est une langue dans laquelle il est plus facile de chanter. Ça swing, et il y a une façon d'étirer les sons qu'on peut se permettre en anglais. Maintenant, même en français on y arrive, on chante différemment.

DLODS : Vous avez été voix soliste d’accompagnement pour plusieurs artistes, comme Simone Langlois, ou Gilbert Laffaille…

Gilbert Laffaille a beaucoup travaillé avec Christian, et quand il y avait besoin d'une petite voix, j'étais là.

DLODS : Également un chanteur que je ne connais pas, Jean-Paul François…

Jean-Paul François était un instituteur, il a fait deux disques très jolis avec Christian. Il est mort d'un infarctus, très jeune. Ses disques sont très peu connus mais on les réécoute parce qu'il y a une qualité de texte, de musique, et un très joli timbre de voix.

DLODS : Vous avez également accompagné l’illusionniste israélien Uri Geller, connu pour tordre à distance des cuillères.

J'aime beaucoup ce que j'ai chanté pour ce disque. Dans le disque, il parle plus qu'il ne chante. Uri Geller était un peu ésotérique, il laissait croire qu'il venait d'ailleurs, comme s'il était un extraterrestre. Majax l’avait « démystifié » dans une émission de télévision.

DLODS : Il existe une cassette Mouloudji et Franca chantent six chansons.

Christian a fait un disque magnifique avec Mouloudji, Inconnus… Inconnues… Christian était le roi des samplers, il mettait un tel soin avec ses échantillonneurs qu'on aurait vraiment dit des orchestres, il a fait un disque comme ça et Mouloudji a voulu une voix qui ponctue quelques chansons, c'est tout, ça n’allait pas plus loin, je mettais ma petite voix de temps en temps pour apporter une couleur différente. Quand on me demandait d'ajouter quelque chose, je le faisais toujours avec plaisir, « même pas peur » (rires). J’ai une anecdote : dans notre petite maison de Savigny, dans les combles, Christian avait fait son studio d'enregistrement, il l'avait construit de ses mains, insonorisé lui-même, etc. Mouloudji contacte Christian, décide de faire un disque accompagné par les échantillonneurs. Là où nous habitions, c'était un petit village avec des maisons aux murs mitoyens. Notre maison était mitoyenne avec une famille pas très sympa. Lui était un ancien inspecteur des impôts d’Alger. J’étais accueillante, leur proposait de venir boire un pot, mais eux pas du tout. Mouloudji vient pour enregistrer, se gare. Il avait une voiture dans laquelle il y avait de tout, étant donné qu'il voyageait beaucoup. La rue n'était pas très large donc on se garait où on pouvait. Mouloudji se gare au mauvais endroit. Scandale, à haute voix. On sonne chez nous. Je m'excuse... « Je ne veux rien savoir ». Ils insultent Mouloudji. Catastrophe, le lendemain, Mouloudji revient et se remet presque au même endroit. Scandale total. Le type resonne, ignoble et crie avec une voix très forte, qu’on a entendue dans tout le quartier « Mouloudji croit peut-être avoir des privilèges, mais nous en France on a des droits ! ». Et Moulou, dont la mère était kabyle, lui répond : « Excusez-moi, Monsieur, je suis un peu distrait, mais ce n’est pas grave ». On aimait tendrement Mouloudji, c’était un homme tellement doux, intelligent, fin, comédien et écrivain de talent, et cette voix, cette personnalité, même à la fin quand il chevrotait un peu trop. C'est une des rencontres les plus extraordinaires que j’ai faites.

DLODS : En 1979, vous faites partie de l’enregistrement d’un conte pour enfants avec Georges Moustaki, La belle histoire de l'enfant qui possède tout.

Je pense que c’est Moustaki qui a parlé du projet à Christian. On l’a enregistré dans le studio de Christian, et comme il fallait un enfant, David a accepté de dire quelques phrases. L’œuvre était commandée par des moines bouddhistes, donc on les a vus arriver pendant les enregistrements, avec des colliers en jasmin. Je n’ai pas beaucoup chanté dans le disque, mais j’ai fait la cuisine pour l’équipe. Je leur cuisinais des pâtes, comme ils étaient végétariens. Ils acceptaient de manger des légumes, mais ils leur demandaient pardon. Ils venaient avec des petits fromages. Je ne vous dis pas le soir le ménage qu'il fallait faire. Vous vous imaginez l'inspecteur des impôts à côté (rires).



Franca di Rienzo : Dors mon bébé


DLODS : Restons dans l’enfance : vous avez chanté des disques de berceuses pour Adès.

A la fin des Troubadours, nous avons fait le disque de Noël avec un monsieur qui travaillait pour Unidisc, qui dépendait du groupe qui détenait notamment Astrapi et Okapi. Ce monsieur, Serge Letort, écrivait des textes de chansons pour enfants. Il nous a montré des textes qu’on a trouvés très jolis, poétiques, pas mièvres, ça a tout de suite inspiré Christian qui a fait des musiques dessus. On a enregistré dans le deuxième studio de Christian, on était plus dans les combles, Christian avait acheté un local dans notre résidence, un vrai studio, dans lequel Moustaki notamment est venu faire un disque. On a fait deux disques de 24 berceuses à chaque fois, et ces berceuses bercent toujours beaucoup d'enfants encore aujourd'hui et apparemment ça les calme beaucoup, ce qui me fait très plaisir. On a fait ça avec beaucoup de simplicité, comme si j'étais à côté d'un enfant pour l'endormir, on chantait une ou deux fois seulement. Christian les aimait beaucoup et moi je les aime toujours.

DLODS : Et puis, à un moment, vous avez arrêté de chanter.

Quand j'ai arrêté de chanter, que le groupe s'est dissous, je me suis demandé ce que j'allais faire de ma vie. Mon fils était en âge de préparer le bac, il avait toujours eu une maman qui partait et revenait, et je ne voulais pas être sur son dos. Et quand on a fait un métier qu'on aime, se dire qu’on va tranquillement rester au foyer, c’est compliqué. J’avais arrêté tôt mes études, alors pourquoi ne pas tenter quelque chose ? Je savais qu'il y avait quelque chose qui pouvait remplacer le bac classique, l'examen spécial d'entrée à l'université, je me suis inscrite par correspondance et je l'ai préparé. C’était le programme de français de terminale, histoire-géo et deux langues, anglais et italien. Je suis allée à la fac de Créteil pour passer cet examen et je l’ai eu. Je me suis inscrite à la fac de lettres et langues à la Sorbonne en première année avec des jeunes gens de l'âge de David, qui passait le bac en même temps. J’avais 48 ans. J'ai adoré mes études., que j’avais choisies. C’était une fac d'italien, mais il y avait d'autres matières comme la littérature. Je suis allée jusqu'à la licence, puis un décollement de rétine m'a empêché de continuer, mes problèmes aux yeux ont commencé là et ce n'est pas fini. J’ai commencé à donner des cours particuliers. J'ai été prof suppléant dans un lycée dans un beau quartier, le même que celui où j'avais été nurse. C’était une classe de seconde avec des enfants de diplomates, pourris-gâtés, peu sympathiques, et j'ai retrouvé tout mon trac. Christian m'a dit « Ce n'est pas possible, tu te lèves la nuit pour refaire tes cours », donc j'ai décidé au bout d'un an d'arrêter et j'ai repris l'année d'après dans le cadre de la formation permanente, pour enseigner l’italien à des adultes. Ils savaient pourquoi ils étaient là, que ce soit pour leur travail ou pour leur plaisir. J'ai retrouvé le plaisir de donner et de recevoir, comme le chant.

DLODS : On parlait tout à l'heure de votre fils David. Il est, je crois, musicien.


David Chevallier
(Photo: R. Carémel)
Christian était très fier de son fils, il n’a eu aucune crainte, aucun doute, lorsque, précocement, David a décidé de devenir musicien professionnel. Il a commencé par étudier la guitare classique jusqu’à un premier prix de conservatoire, mais il s’est très vite tourné vers le jazz (bon sang ne ment pas !) mais, même dans le jazz, il n’a jamais utilisé de médiator, il a continué à se servir de ses doigts, ce qui, dans le jazz, est assez rare ! Christian avait raison de faire confiance à son fils. Il a, à la fois les dons, la passion, des bases musicales solides, mais aussi une créativité qui n’a fait que se confirmer tout au long de sa carrière, autant en tant que guitariste, que de compositeur et arrangeur. Il y a une dizaine d’années il s’est mis au théorbe, un instrument baroque, qu’il a rapidement bien maitrisé, ce qui lui a aussi permis d’aborder un autre répertoire avec des ensembles de ce style. Il s’est constamment renouvelé, il va de l’avant, depuis ses dix-huit ans il trace sa route, il est fidèle à lui-même. Sa Compagnie, Le Son Art, a permis la création de beaucoup de projets autant divers qu'audacieux. Un exemple : j’ai assisté récemment à une répétition de sa nouvelle oeuvre, très intéressante et originale, The Time Machine, inspirée par le dernier roman de H. G. Wells. Avec des extraits de cette oeuvre, dits par un comédien, la composition sera jouée par quatre musiciens dont David au théorbe, une viole de gambe, un clavecin et une sacqueboute (l’ancêtre du trombone). La première aura lieu à Berlin le mois de juin. Oui, je crois que Christian continuerait d’être fier de son fils. Il va de soi que je le suis aussi !

DLODS : Est-ce que vos petits-enfants ont « repris le flambeau » ?

Pendant quelques années, il y a eu la flûte traversière pour Colline et le trombone pour Noé. Mais ils ont arrêté. Colline, elle, a fait du théâtre et de la danse tout le long de sa scolarité jusqu’au bac, puis trois ans dans une école de cinéma. Elle est en période de réflexion quant à la suite… le métier devient tellement difficile ! Reste le plus jeune, Mathurin, qui, du haut de ses neuf ans, en est à sa troisième année de viole de gambe. L’avenir nous dira s’il en fera son métier ou simplement une façon d’enrichir sa vie par la musique.

DLODS : Après le décès de votre mari (en 2008), vous avez éprouvé le besoin de chanter de nouveau, et vous avez intégré une chorale amateure qui chante des œuvres classiques dans votre ville, Rouen.

Lorsque je me suis retrouvée seule, c'était très dur à tout point de vue, j'ai cherché à faire quelque chose qui me demande de l'attention, qui soit une difficulté pour moi, qui m'engage. J'ai cherché une chorale, on m'a dit « Venez mardi », je n'ai pas passé d’audition, on m'a donné une partition au milieu de quarante personnes, les oreilles ouvertes comme je ne vous dis pas et voilà. Je savais qu'il y avait des fichiers de travail. J'ai commencé en janvier 2009, à force d'écouter en ayant la partition sous les yeux, on fait des progrès. J'ai toujours une petite voix, donc comme on est nombreux, je mets une petite pierre. Ce n'est pas la seule chose qui m'a sauvée, mais ça m'a beaucoup aidée. Lorsque Christian m'écrivait des choses un peu difficiles alors que j'avais de telles facilités en général je lui disais « Mais c'est trop difficile, Christian ». Maintenant, je peux le dire : je chante des choses difficiles (rires) !



BONUS


Lors de notre venue à Rouen, j’ai suggéré à mon amie Rachel Pignot (voix chantée, entre autres, de Blanche Neige dans le doublage de 2001 de Blanche Neige et les sept nains) de venir avec sa guitare. Elle a fait à Franca la surprise de lui chanter « Hier, deux enfants » de Robin des bois. Petite vidéo souvenir de ce doux moment, que je partage avec l’autorisation de Rachel et de Franca.





LIRE, ÉCOUTER ET REGARDER


Les arrangeurs de la chanson française de Serge Elhaïk (Textuel, 2018)
(Avec, entre autres, un entretien avec Christian Chevallier)

J'avais rêvé... Une amitié en musique d'Alain Boublil et Claude-Michel Schönberg en conversation avec Rémy Batteault (Éditions du Rocher, 2024)

"Jean-Claude Briodin: Entretien avec un Troubadour" par Rémi Carémel (Dans l'ombre des studios, 2020)
https://danslombredesstudios.blogspot.com/2020/03/jean-claude-briodin-entretien-avec-un_7.html

"Décès de Don Burke" par Rémi Carémel (Dans l'ombre des studios, 2019)
https://danslombredesstudios.blogspot.com/2019/03/deces-de-don-burke-1939-2019.html

"Fiches voxographiques Disney, 7ème partie: De Robin des Bois à Winnie l'ourson" par Rémi Carémel (Dans l'ombre des studios, 2018)
https://danslombredesstudios.blogspot.com/2018/04/fiches-voxographiques-disney-7eme.html

La page Facebook des Troubadours
https://www.facebook.com/GroupeLesTroubadours


À ce jour, Les Troubadours n'ont jamais connu de réédition CD ou digitale digne de ce nom (à part une compilation CD illégale (sortie chez Magic Records), prétendument remasterisation alors qu'il s'agit de repiquages de vinyles, d'assez médiocre qualité). Espérons qu'une maison de disque leur rendra un jour justice.



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lundi 10 février 2025

Décès de Bob Smart (1934-2024)

J'ai appris avec émotion la disparition de Bob Smart le 13 juin 2024 dans son domicile de Long Beach (Californie), quelques jours avant son 90ème anniversaire (il était né le 27 juin 1934 dans le Dakota du Sud).

Bob était un ami et correspondant plein d'humour et de charme, et prévenant. N'ayant pas eu de réponse à mes mails depuis quelques mois, ni réussi à le joindre par téléphone, j'ai réussi, après quelques recherches, à écrire en janvier à un petit-cousin de Bob, John Smart, qui a trouvé mon message hier et m'a appris la triste nouvelle.

Après un début de carrière comme acteur et choriste aux États-Unis (films de la MGM, groupe vocal The Modern Men de Stan Kenton, choeurs pour Frank Sinatra, etc.), Bob avait travaillé en France de 1963 à 1971, où il avait accompagné la plupart des chanteurs de l'époque (Gilbert Bécaud, Hugues Aufray, François Deguelt, Mireille Mathieu, Fernandel, Sheila, Petula Clark, etc.), fait partie des mythiques Double Six (albums Dizzy Gillespie et les Double Six et The Double Six of Paris sing Ray Charles), co-fondé le groupe folk Les Troubadours, et chanté dans bon nombre de musiques de film.

Pour se replonger dans la carrière de Bob, je vous invite à relire mon portrait / interview "Bob Smart : Un Américain à Paris":
https://danslombredesstudios.blogspot.com/2017/01/bob-smart-un-americain-paris.html

Mes pensées à son fils Antonio Smart, à toute sa famille, ainsi qu'à ses anciens camarades de micro.


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lundi 16 septembre 2024

Qui êtes-vous, Victoria Riddle ?

Une voix magnifique, la beauté et le charme d’une Romy Schneider, un don pour la guitare, un petit accent anglais craquant et un répertoire choisi avec goût. La chanteuse, guitariste et parolière anglaise Victoria Riddle, dite Victoria, a travaillé à Paris entre 1968 et 1973 et a collaboré, entre autres, avec Francis Lemarque, Michel Legrand, Georges Moustaki, Mouloudji et le jeune Gilbert Montagné.
Je découvre deux de ses chansons en mai 2017, en rendant une visite à mon amie choriste et parolière Alice Herald, et tombe sous le charme. Depuis cette date, retrouver la trace de Victoria pour l'interviewer fait partie de mes objectifs, mais ce n'est qu’en juillet 2024 que j’entreprends réellement des recherches. Mais comment retrouver une artiste dont le nom signifie « mystère » ?

Remerciements à Stéphane Korb, Danièle Korb, Marén Berg et André Georget pour leurs témoignages,
à mes fidèles complices Gilles Hané et Grégoire Philibert pour leur soutien,
à Roger Mason, Steve Waring, Pat Woods, Kathy Lowe, Claude Lemesle, Jean-Claude Briodin, Marc Rocheman, Manuel Rocheman, François Gasnault et Nicolas Cayla (piste « Centre Américain »), Pia Moustaki et Joël Favreau (piste « tournée Moustaki »), Alice Herald, Isabelle et Victoria Germain, Franca di Rienzo et Grégory Mouloudji (piste « disque ») et Bernard Saint-Paul et Laurent Balandras (piste « Hide away »), qui sans avoir pu me renseigner sur Victoria ont tous eu la gentillesse de répondre à mes requêtes,
et à Nicolas Engel, Thierry Lebon, Bruno Guermonprez, Bruno Fontaine et Georges Costa pour divers contacts.




Hugh Riddle

Victoria Riddle naît peu après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, dans une famille aisée. Son père, Hugh Riddle (1912-2009) est officier de la Royal Air Force, héros de la Bataille d’Angleterre (tout comme son frère "Jack" Riddle), et également peintre, membre de la Société royale des peintres portraitistes.
Sa mère, Joan, est la fille de Claude Johnson (1864-1926), l’un des dirigeants de Rolls-Royce et du Royal Automobile Club.

De l’enfance de Victoria et de ses éventuelles études musicales, je n’ai aucune information. Son entrée dans le milieu du disque en France, c’est Stéphane Korb, fils de Francis Lemarque, qui me la raconte : « Mes parents avaient un chalet à La Foux d’Allos, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Juste en face, il y avait un chalet qui était minuscule mais très mignon, comme une maison de poupée, qui appartenait à Monsieur et Madame Riddle. Monsieur Riddle était un homme très grand. Je travaillais, en boulot saisonnier, aux remontées mécaniques et je l’ai photographié une fois avec ses skis, je dois avoir la photo quelque part. Je ne me souviens plus trop de la mère, en revanche. »
Danièle Korb, sa sœur, s’en souvient : « Les parents de Victoria étaient très amis avec les miens. Ma mère était égyptienne, avec une éducation anglaise, donc elle parlait très bien l'anglais et ça a fait tilt entre les deux femmes ».
Francis Lemarque
Et cette rencontre avec Victoria ? Stéphane Korb : « Leurs filles, Victoria et Arabel, venaient souvent là, c’est comme ça que j’ai connu Victoria. Connaissant mon père, il a dû écouter sa voix, trouver ça super, et décider de la produire. »
Auteur-compositeur-interprète extrêmement populaire (« A Paris », « Marjolaine », B.O. de Playtime, etc.), Francis Lemarque, est également un producteur et éditeur musical courageux, n’hésitant pas à prendre des risques, comme lorsqu’il décide de co-produire la musique de Michel Legrand (qui considère Lemarque comme un deuxième père) des Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, ou à investir dans des groupes vocaux en avance sur leur temps, comme Les Masques et les Jumping Jacques, qui connaissent peu de succès à leur époque, mais rencontrent actuellement un vif regain d'intérêt chez les collectionneurs de disques.

Le 16 novembre 1968, Victoria enregistre au Studio Hoche-Barclay, quatre titres : « La rose et la guerre », « Tout là-bas », « Plus maintenant » et « Tu tutoies les muses ». Les deux premiers titres sortiront dans un premier 45 tours single chez CBS (Gemini 4090) sous le pseudonyme de Victoria (qui devient son nom d'artiste), les deux autres seront « réservés » ultérieurement pour le 33 tours. Les arrangements sont de Christian Chevallier. « Tout là-bas » (écrite par Alice Herald et composée par Claude Germain) est un petit bijou. La voix de Victoria et l’atmosphère évoquée par le texte et l’arrangement (dont un magnifique contrechant de cordes, "signature" de Chevallier) sont superbes. Dans « La rose et la guerre » (chanson composée par Francis Lemarque, paroles de Françoise Carel), Stéphane Korb pense que la guitare est tenue par José Souc, proche collaborateur de son père.



Victoria chante "Tout là-bas"
(ah, cet arrangement!)



Le 31 mai 1969, Victoria signe un contrat d’édition avec les Éditions Francis Lemarque pour trois chansons qu’elle a composées, « Big City Blues », « Blue Highway » et « Une guitare », qui ne seront à ma connaissance jamais enregistrées.
Les 9, 12 et 13 juin 1969, elle enregistre de nouveau 4 titres « Les amours d’Irlande » et « En un jour tout peut changer » (arrangements Christian Chevallier) et « Comment fais-tu pour siffler » et « Il y avait » (arrangements Claude Germain) au Studio Davout. Il y a au moins une douzaine de choristes, parmi lesquels (d'après mes archives) Danielle Licari (très audible sur "Les amours d'Irlande"), Alice Herald, Anne Germain, Jackye Castan et Jean Cussac. « En un jour tout peut changer » est une composition de Christian Chevallier (sur un texte de Roland Valade), on reconnaît bien le style de l’arrangeur. L’arrangement par Claude Germain de « Il y avait » (qu’il a composée, avec des paroles d’Alice Herald) est assez original, très indien, avec une belle partition de sitar (on est en pleine période des Chemins de Katmandou).


Victoria chante "Il y avait"


Dans « Comment fais-tu siffler », le siffleur n’est autre que Francis Lemarque (comme a pu me le confirmer son fils, Stéphane Korb). Lemarque était un excellent siffleur, aimait siffler dans ses chansons et participait parfois aux disques de ses confrères (il siffle par exemple dans le disque I love Paris de Michel Legrand). Stéphane Korb : « Malheureusement, comme mon père avait les dents du bonheur, son beau-frère lui avait dit que ce n’était pas joli et qu’il fallait qu’il les fasse refaire. Un jour, il s’est fait refaire les dents de devant, et il a perdu son don, il ne pouvait plus siffler. »
Les quatre morceaux sortent sous la forme de deux 45 tours singles. Victoria participe à ses premières télés françaises (émissions Au risque de vous plaire des 13/06/69 et 5/03/70, du génial réalisateur Jean-Christophe Averty), où elle chante en playback « La rose et la guerre » et « Comment fais-tu pour siffler ? » (avec pour cette dernière une jolie animation, typique d’Averty).



Victoria chante pour Jean-Christophe Averty 
"Comment fais-tu pour siffler?" avec les sifflements de Francis Lemarque


Le 28 mars 1970, Victoria signe un contrat d’édition avec les Éditions Francis Lemarque pour une chanson qu’elle a écrite sur une musique de Francis Lemarque « Il parlait, il chantait » (il n'en existe a priori pas d'enregistrement).
Le 11 mai 1970, sous la direction de Jacques Hendrix, saxophoniste et choriste qui travaille régulièrement comme arrangeur pour Francis Lemarque (je publierai prochainement un article sur Jacques Hendrix et ses Jumping Jacques), Victoria enregistre quatre titres (dont deux signés d’un certain Léo Fabri) : « Objectif Lune », « Je reviendrai l’an prochain », « Tant qu’il y aura » et « Allongé dans un pré ». Les deux premiers feront l’objet d’un 45 tours single (qui sortira avec deux pochettes différentes), les deux autres resteront inédits.

Lionel Rocheman
A partir de février 1971, Victoria se retrouve dans plusieurs émissions télévisées et radiophoniques, souvent en duo avec la chanteuse allemande Marén Berg, et avec un répertoire un peu plus tourné vers les chants traditionnels irlandais et anglais, traduits en français ou pas. A l’origine de la formation de ce duo : Lionel Rocheman, que les lecteurs de "Dans l'ombre des studios" connaissent bien, puisque je l'ai déjà évoqué dans mon interview de Pat Woods (article sur la musique de Lucky Luke) et mon hommage à Don Burke. Comédien, chanteur et musicologue, ami proche de Francis Lemarque et compagnon de Marén Berg, Lionel Rocheman est fondateur du Centre Américain boulevard Raspail, lieu de renaissance de la musique folk en France, où se retrouvent pour jouer, chanter et créer des projets : Marcel Dadi, Roger Mason, Alan Stivell, Steve Waring, Claude Lemesle, mes chers Pat Woods, Kathy Lowe et Don Burke, etc. C'est ici que Joe Dassin y trouve en 1965 un banjo (Don Burke) pour l'accompagner en tournée et surtout son futur parolier (Claude Lemesle).
Marén se souvient de cette époque : « J’étais jeune fille au pair à Londres quand j’ai découvert, grâce à Terry, mon petit-ami anglais d'alors, les hootenannies (scènes ouvertes folk, ndlr), dans un folk center de Leicester Square. J’ai fréquenté cet endroit, qui n’existe plus, de décembre 67 à février 68. Comme j’avais amené ma guitare en Angleterre, je n’arrêtais pas de poser à mon petit-ami des questions sur les accords de guitare, les textes de chansons, etc. Un jour, il en a eu marre et m’a proposé de chanter deux chansons au folk center. J’ai chanté une berceuse allemande et une chanson de Joan Baez, assise sur une chaise car je n’avais jamais appris à jouer de la guitare debout. Après la soirée, il m’a dit : "You've got everything to learn, but just try, it's worthwhile". Après, je suis arrivée à Paris, je ne me suis pas inscrite à l’Alliance Française mais à l'Institut Catholique, où je prenais des cours de français. J'ai demandé à mes camarades de classe s’il y avait des endroits où on pouvait chanter en amateur, comme au folk center de Londres. On m’a répondu qu’il y avait des cabarets, mais qu’il fallait être professionnel. Jusqu’au jour où une fille m’a dit qu’elle avait un copain qui allait tous les mardis au Centre Américain (boulevard Raspail). J’y suis allée, quand on ne chantait pas on payait 3 francs l’entrée, et j'ai vu ce curieux bonhomme, Lionel Rocheman, en train d'écrire dans un petit cahier. Il était ravi d’être là, d’accueillir les artistes et de les présenter au public, il avait l'art et la manière de transmettre, le contraire d'un Jacques Martin. Il m'a dit tout de suite « tu as tout à apprendre, et ça va te coûter des larmes, mais tu as quelque chose qu'on ne peut pas apprendre, tu as de la présence sur scène ». Lionel m'a pris dans sa petite troupe quelques mois plus tard et on a été ensemble pendant six ans. Il m'a énormément appris : me tenir sur une scène, chanter debout, parler à des organisateurs, à la presse, etc. bref, les ficelles du métier. Le seul truc qu’il n’a pas réussi à faire, c’est m’apprendre le solfège (rires). »
Marén Berg
Quand Victoria, certainement recommandée par Francis Lemarque, vient chanter boulevard Raspail, Lionel Rocheman a l’idée de lui faire chanter des duos avec Marén Berg. « Quand Victoria est arrivée au Centre Américain, Lionel s’est jetée dessus car il l’a trouvée formidable. Puis c’est certainement lui qui a eu l’idée de nous faire travailler ensemble. Victoria avait une voix merveilleuse, dans le style de Nana Mouskouri (Marén se met à chantonner "Il était un prince en Avignon", que Victoria chantait souvent, ndlr), elle était très belle, elle jouait beaucoup mieux de la guitare que moi. J'étais envieuse mais pas jalouse, on était vraiment copines. Elle était fille de bonne famille, et très sur son quant-à-soi. Je l'ai bien connue à l'époque, mais elle ne faisait pas partie des tournées de Lionel, la bande c'était Alan Stivell, Steve Waring, Claude Lemesle, quelques folkeux comme Yves Pacher et Catherine Perrier, et moi… »

La première télé associant Marén et Victoria est un Petit Conservatoire de la Chanson, le 20 février 1971. « J’avais chanté une chanson allemande dont j’avais retrouvé les partitions à la Bibliothèque nationale de France, car Lionel faisait un festival à Laon, donc j’avais fait des recherches de chansons médiévales. Le Petit Conservatoire de la Chanson de Mireille, je n’y suis allé qu’une fois. Je trouvais les chansons de Mireille formidables, mais j’ai détesté cette bonne femme, avec ce côté prof à la con. Elle m’a même empêché de faire une télé, en appelant le réalisateur « Non, pour moi, Marén n’est pas prête ». C’était payé 500 francs, une fortune. Je lui en ai vraiment voulu. »
On peut remarquer dans cet extrait que Victoria joue très bien de la guitare.



Petit Conservatoire de la Chanson
Marén Berg chante une chanson allemande,
Victoria chante "Me marier demain"
et Victoria et Marén Berg chantent en duo "The keeper"
(Son désynchronisé... désolé!)


Victoria chante également au pub de l’Olympia (situé au sous-sol de la mythique salle de spectacle) mais s'en lasse rapidement, et propose en 1971 à Marén un rendez-vous à Bruno Coquatrix pour qu’elle la remplace. Marén y reste deux mois, 4 sets de 30 mn par soir, tous les soirs sauf les lundis, chant en français, en anglais et en allemand, et changement de position... pour laisser les fléchettes voler.
En mars et avril 1971, Victoria enregistre plusieurs émissions de radio, parfois en duo avec Marén.
Le 22 avril 1971, elle enregistre en studio (certainement au studio C de Davout), « Me marier demain », « Lullaby and come afloat » et « Ni hommes, ni chevaux », avec aux manettes Jean-Paul Missey et aux arrangements… Lionel Rocheman. Cela donne lieu à la sortie d’un premier 33 tours (CBS S-64679), comprenant ces trois titres, et une partie des précédents, enregistrés depuis novembre 1968.

C’est à cette même période (mai 1971), qu’un jeune chanteur du nom de Gilbert Montagné enregistre un 45 tours dont la face A est « The Fool » (immense tube) et la face B « Hide away », chanson composée par « A. Georget » et écrite par un ou une… « V. Riddel ». Je ne sais pas quel est l’utilisateur du site Discogs qui a eu l’idée de relier ce nom (mal orthographié sur les pochettes de disques) avec le nom de Victoria, mais son intuition était bonne.
André Georget
Le compositeur André Georget (à qui l’on doit de nombreuses chansons, mais également des jingles publicitaires célèbres, comme « l’ami du petit-déjeuner, l’ami Ricoré ») se souvient de « Hide away » : « Je suis très proche de Gilbert Montagné, depuis 1968. Il avait sorti sous le nom de Lor Thomas, un premier 45 tours. Pierre Delanoë avait écrit la face A, « Quand on ferme les yeux » (pour un jeune chanteur non voyant de 17 ans, c’était pas mal trouvé!), et j’avais composé la face B, « Le Phénomène », avec un texte de Gilles Thibaut. Ca n’a pas fonctionné, et Gilbert voulait aller aux États-Unis pour retrouver sa sœur. Nicole Damy, que j’avais connue à La Compagnie (maison de disque de Norbert Saada, ndlr) lorsque j’avais composé une chanson pour Hugues Aufray, travaillait désormais chez Claude François, boulevard Exelmans, pas loin de chez moi, donc on a enregistré des maquettes chez elle. Bernard Saint-Paul est passé, on lui a présenté « Hide away » et « The Fool » sans textes. Saint-Paul s'est enflammé, en nous disant qu’il allait s’en occuper pour Salvatore Adamo, qui avait envie de produire des artistes. Le texte de « The Fool » a ensuite été écrit par Patrick Kent, sur une musique de Gilbert, et celui de « Hide away » par Victoria, que je n'ai pas rencontrée avant d'aller à Londres enregistrer les deux titres en question. A Londres, elle m’a invité à dîner chez sa mère, mais je n’ai pas eu d’autres contacts. Je pensais qu’elle était auteure et ne savais pas qu’elle chantait. Je m’étais demandé ce qu’elle était devenue, j’ai fait des recherches. Mais tu en sais plus que moi (rires). A sa sortie, « Hide away » a pas mal été programmée pendant un mois, puis « The Fool » a pris le dessus ».
Comment Victoria est-elle entrée en contact avec Adamo et a-t-elle été sollicitée pour écrire "Hide away"? Mystère...



Gilbert Montagné chante "Hide away"
(musique: André Georget, paroles: Victoria Riddle)


Le 26 juillet 1971, Victoria enregistre à Davout, sous la direction de Claude Germain, « Brunes, blondes, rousses » (sur l’air de « Auprès de ma blonde », avec des paroles de Jean Dréjac) tandis que la face B, est chantée par Francis Lemarque (non crédité comme interprète sur la pochette du disque), « Sois belle et teins-toi » (sic). Le commanditaire de cette « œuvre » étonnante (sortie en 45 tours sous le label Les Productions Francis Lemarque) : la Chambre Syndicale des maîtres coiffeurs d'Île de France, pour le 43ème Congrès de la Fédération Nationale de la Coiffure – Vittel.


Victoria chante "Brunes, blondes, rousses"


C’est vraisemblablement durant l’été 1971 que Victoria enregistre « Un jour, loin d’ici » (musique de Michel Legrand et paroles de Jean-Loup Dabadie) pour le film La poudre d’escampette de Philippe de Broca. Encore une très jolie interprétation de Victoria, toute en douceur et en sensibilité.
L’association Legrand-Victoria n’est pas étonnante, Lemarque et Legrand sont très amis, et le demi-frère de Michel, Olivier Legrand (futur père de la chanteuse... Victoria Legrand), a même passé des vacances étant adolescent avec Victoria et Stéphane Korb, au chalet de La Foux d’Allos. 
La chanson sort en 45 tours et sera occasionnellement éditée en CD dans des compilations (mais la B.O. n’a jamais été éditée en intégralité), cette fois-ci sous le nom de Victoria Riddle, ce qui permet de donner un "nom" à Victoria.



Victoria chante "Un jour, loin d'ici" (Michel Legrand / Jean-Loup Dabadie)
pour la B.O. de La poudre d'escampette


Le 14 août 1971, dans l’émission Le grand amphi de Jacques Chancel, Victoria est présentée comme une jeune débutante (aucune mention de ses disques chez CBS) et chante « Un prince en Avignon » chanson (en hommage à Gérard Philipe) de Jean-Pierre Bourtayre et Thomas & Rivat, popularisée par Esther Ofarim.

Le 8 janvier 1972, Victoria enregistre trois chansons (arrangées par Jean Musy) : « Souffle la chandelle », « Moi je sais où je vais » et « Les gypsies O », peut-être au Studio Decca.
Le même jour, le JT de 20h la présente en compagnie de Georges Moustaki et Joël Favreau. Elle répète « Moi je sais où je vais » (adaptation du traditionnel « I know when I’m going ») et semble incorporée à un programme Moustaki accueillant plusieurs artistes (à Bobino ?). Pia Moustaki et Joël Favreau n’ont pu me donner plus de renseignements.



Georges Moustaki présente Victoria et Joël Favreau


En février 72, elle participe à plusieurs émissions Épinettes et guimbardes de Lionel Rocheman, qui présente pour la télévision les artistes qui gravitent autour du Centre Américain.

Les 10 février et 21 mars 1972, elle continue l’enregistrement de son nouvel album (Ballades d'amour des îles britanniques, arrangé par Jean Musy; et deux titres arrangés par André Liverneaux pour lesquels je ne suis pas sûr des dates d'enregistrement), notamment « Molly Malone », « Danny Boy », « La Tourterelle », « Va-t-en de ma fenêtre », « Le marché Saint-Gilles », « La petite écaillère », « Moi je sais où je vais ». Ce 33 tours (et un 45 tours qui en est issu) sort désormais sous l'étiquette Les Productions Francis Lemarque (on peut penser que Victoria a quitté CBS car les disques ne se vendaient pas assez), distribué par Discodis, et co-produit par Mouloudji, qui chante en duo avec Victoria « La petite écaillère » (Mouloudji n’est pas crédité comme chanteur sur le disque, certainement en raison d’un contrat d’exclusivité avec une autre maison de disque). La plupart des chansons sont écrites par l’écrivain Marcel Duhamel, ami de longue date (d’avant la guerre) à la fois de Francis Lemarque et de Mouloudji (Mouloudji et Duhamel faisaient partie du groupe Octobre, tandis que Lemarque était du groupe Mars). Victoria chante en playback « La petite écaillère » avec Mouloudji, et « Les gypsies O » seule, pour l’émission Tempo du 5 juillet 1972.



Mouloudji et Victoria chantent "La petite écaillère"
Victoria chante "Les gypsies O"
(Son désynchronisé... désolé!)


Juillet-août 1972, de nouvelles Épinettes et guimbardes de Rocheman sont diffusées. Je ne résiste pas à vous partager ce "Marvelous toy" (popularisé en France par Claude François sous le nom du "Jouet extraordinaire") plein de malice, merveilleusement chanté par Victoria, qui s'accompagne d'un petit banjo.


Victoria chante "The marvelous toy"


Le 29 octobre 1972, certainement dans le cadre d’une tournée plus longue, Victoria accompagne Michel Legrand en concert au Japon au Yubi Chokin Hall. Le concert, dirigé par Michel Legrand et son fidèle complice Armand Migiani, donne lieu à un 33 tours japonais (jamais réédité en CD, à ma connaissance), Michel Legrand : Live in Japan, qui sort en 1973. Victoria chante sur scène « Un jour, loin d’ici » (qu’elle avait enregistrée pour La poudre d’escampette pour Michel Legrand un an plus tôt), plusieurs airs japonais (« Sakura sakura », « Akatanbo ») et plusieurs thèmes des films de Jacques Demy (« Rêves secrets d’un prince et d’une princesse » (Peau d’âne), le grand medley « De Hambourg à Rochefort » (Les Demoiselles de Rochefort), « Devant le garage » (Les Parapluies de Cherbourg)).


Michel Legrand et Victoria chantent au Japon "Devant le garage"
(Les Parapluies de Cherbourg)


Le 3 février 1973, Victoria participe à l’émission Samedi soir de Philippe Bouvard, où elle chante « La tourterelle » (issue de son dernier 33 tours), accompagnée par un guitariste non-identifié, et un groupe de musiciens (Max Hediguer à la contrebasse et Pierre Lemarchand à la batterie) dirigé par Raymond Bernard au piano. La présentation de Philippe Bouvard est, comme à son habitude, pleine d’ironie, voire teintée d’un peu de mépris. Demandant au directeur de Bobino s’il connaît Victoria (et celui-ci répondant par l’affirmative), Bouvard répond « Maintenant que vous êtes dans le show-business, vous les connaissez… toutes » (tout est dans le « toutes »). La suite de la présentation, plus que fantaisiste : « Victoria. Comme son nom l’indique, elle est anglaise, elle habite Londres, sans doute tout près de la gare du même nom, elle a été sténodactylo, secrétaire, femme de chambre, chauffeur de poids-lourd, même, et Dieu merci ça s’est arrangé »

Cette émission est a priori la dernière de Victoria. Elle arrête le métier en France courant 1973, laissant derrière elle une traîne de soupirants désespérés, comme le souligne avec humour sur son blog Jacky Scala, ancien gérant du cabaret La Scala (quartier Mouffetard), dans lequel Victoria chantait parfois. Pour quelles raisons ? Marén Berg a une explication : « En 72, Victoria a fait la première partie d’un chanteur à Bobino. Elle m’a dit juste après : j'en ai ras le bol, ce n’est pas ma voie du tout, je souhaite avoir un mari et des enfants, je vais rentrer en Angleterre et je vais me marier. A partir de là, on n'a plus entendu parler d'elle, elle a tiré un trait radical sur le métier, et je n’ai jamais eu de nouvelles. Victoria avait tous les dons et une chance insolente, celle notamment d’avoir un producteur, tout lui arrivait sur un plateau d’argent. Entre Lemarque, Legrand et Moustaki, que veux-tu de plus ? J’étais écoeurée car c'est tout ce que je souhaitais. Toutes les portes s’ouvraient devant elle, et elle aurait pu faire une grande carrière, mais elle a préféré autre chose. Certainement une question d’éducation ».
Danièle Korb nuance : « C’était une fille magnifique, qui chantait très bien, avec une très belle voix, et un accent anglais quand elle parlait français qui lui donnait un charme fou. Mais elle était peut-être un peu trop réservée pour faire ce métier. Mon père croyait beaucoup en elle, il était persuadé qu'elle allait devenir une grande chanteuse, mais ça n'a pas démarré, les disques n’ont pas bien marché. Je crois qu'elle s'est lassée assez vite, elle n’a pas eu le courage... Dans ces métiers là il faut insister pendant longtemps, je crois qu'elle n'a pas eu la "niaque" pour insister aussi longtemps. Donc elle a vite déchanté, c’était trop dur, trop de sacrifices. »

En 1973, Victoria rentre en Angleterre, épouse Peter Wigan, et a deux enfants, Patrick Wigan (en 1974) et Jane Wigan (en 1976). Depuis, ses éventuelles activités artistiques sont floues, mais elle participe en 1976 au disque Adam and the Beasts du mythique auteur-compositeur-interprète et poète Alasdair Clayre (qui avait écrit le « Lullaby and Come afloat » qu’elle avait enregistrée dans son 33 tours CBS). Très honnêtement, en écoutant le disque, il me semble entendre Victoria sur tous les titres avec solo féminin, mais la chanteuse créditée sur ces titres est Emma Kirkby (futur grand nom du chant lyrique), et Victoria n’est créditée en voix/guitare que pour le titre « Hawthorne Berries » (leurs timbres de voix sont similaires).


Victoria chante "Hawthorne Berries"


Proche du milieu de la peinture, par la deuxième activité de son père, Victoria s'est apparemment reconvertie comme encadreuse de dessins et de tableaux, avant de prendre sa retraite.


À LA RECHERCHE DE VICTORIA

Comme je l’ai précisé dans mon introduction, j’ai découvert la voix de Victoria en mai 2017. Mon amie Alice Herald, en plus de son métier de choriste, a été parolière (on lui doit la plupart des paroles du groupe Les Masques, produit par… Francis Lemarque), et c’est par une recherche Youtube, avant de lui rendre visite, que je découvre « Il y avait » de Victoria (et trois ou quatre ans plus tard « Tout là-bas ») et tombe sous le charme. Je décèle une petite pointe d’accent, Alice m’apprend que Victoria est anglaise, et qu’elle ne sait pas ce qu’elle est devenue.

En juillet 2024, je commence une sorte d’enquête pour essayer de la retrouver (en admettant qu’elle soit encore parmi nous), et au moins récolter quelques informations sur sa vie. Quand on s’intéresse à des artistes des années 50-60-70 dont certains ont quitté la scène depuis… un certain temps, retrouver leur trace relève parfois d’un véritable travail de détective. Faire ces recherches est devenu l’une de mes « spécialités », et m’a permis de retrouver et d’interviewer des comédiens ou chanteurs aux voix iconiques jamais ou rarement interviewés avant moi (Pat Woods, Eliane Thibault, Paulette Rollin, Huguette Morins, Sylviane Mathieu, etc.).

Pour Victoria, je pars sur plusieurs pistes parallèles : la piste « Centre américain », la piste « carrière dans le disque », la piste « Moustaki » et la piste « Hide away ». Je contacte une vingtaine d’artistes ou ayants-droit ayant pu la connaître. Si j’arrive à récolter quelques témoignages sur elle, en revanche personne n’a son adresse actuelle (en référence à la chanson qu'ils ont écrite pour Gilbert Montagné, André Georget souligne avec humour que pour Victoria "la chanson "hide away" porte bien son nom"), et certaines sociétés de droits ou d’éditions musicales recherchent même ses coordonnées pour lui reverser un petit pécule.

C’est finalement tout bêtement sur le répertoire des oeuvres de la SACEM que je découvre que la chanson « Hide away » est déposée au nom de Victoria Wigan. S’agit-il bien de la même Victoria ? Un site généalogique anglais m’apprend le mariage d’une Victoria Riddle avec un Peter Wigan en 1973, année où "disparaît" Victoria. Pour moi, c’est la bonne personne. Grâce à ce site généalogique, j'ai les prénoms de ses enfants, et les contacte sur les réseaux sociaux (aucun des deux ne me répond, ne serait-ce que pour m’exprimer un refus). Retrouvant leur adresse postale grâce à un site anglais équivalent à notre societe.com je réalise qu’ils vivent tous deux dans le même comté anglais. Par un annuaire (avec recherche par comté), je trouve l’adresse postale de Victoria et lui écris une lettre, sans réponse.
C’est finalement en parlant à Stéphane Korb que j’apprends le métier du père de Victoria ("pilote dans la Royal Air Force"), trouve la page Wikipedia qui lui est consacrée, découvre le prénom de la sœur de Victoria, Arabel, retrouve son téléphone dans l’annuaire et l’appelle. Quand je me présente, elle me répond « Ah, ma sœur m’a dit qu’il y a un énergumène qui essaie de la contacter ». L’ « énergumène » est quelque peu vexé par ce qualificatif assez désobligeant (sa réaction intérieure ressemble à celle du Professeur Tournesol quand on le traite de zouave), mais surtout, il apprend que Victoria n’a pas envie de parler de son passé d’artiste. Arabel a quand même la gentillesse de me proposer que je lui envoie des questions par mail, qu’elle compte lui transmettre. Malheureusement, aucune réponse depuis.

J'ai décidé malgré tout de poursuivre mes recherches et de publier quand même mon article, avec ou sans le concours de la principale intéressée. Mais j'ai bon espoir que Victoria sera touchée à sa lecture et acceptera d'apporter quelques compléments à cet hommage, que je pourrai ainsi enrichir. "En un jour, tout peut changer..."


Victoria chante "En un jour tout peut changer" 
composée et arrangée par Christian Chevallier


(Toujours active dans la chanson, éternelle partisane de l'amitié franco-allemande, Marén Berg sera en concert à La Scène du Canal le 16/11/2024. Réservation : https://www.helloasso.com/associations/observatoire-europeen-du-plurilinguisme/evenements/maren-berg-16-novembre-2024/widget-vignette-horizontale )


LA RÉPONSE DE VICTORIA

Mi-octobre 2024 (donc un mois après la publication de cet article), je reçois finalement une lettre de Victoria. Commençant par m’expliquer ses premières réticences à me répondre, Victoria me félicite pour mon article, répond à toutes les questions que j’avais envoyées à sa sœur, et m’autorise à publier ses réponses ici. Elle me fait également parvenir, à ma demande, des scans de coupures de presse et photos d’époque.
Que faire de ce nouveau « matériel » ? Il serait très tentant de réécrire complètement mon article, afin d’avoir une biographie complète et linéaire. Problème : on perdrait ce qui en fait le « sel », à savoir le côté enquête, recherche de témoignages, etc. Je choisis finalement de publier ces informations dans une troisième partie, comme une sorte de droit de réponse.

Victoria 
(peinte enfant par son père Hugh Riddle)
Victoria Riddle est en fait née le 29 mars 1943 à Edimbourg (Écosse), où son père est stationné à la fin de la guerre. « J’ai commencé à chanter à l’école (tenue par des religieuses), où j’ai acheté ma première guitare (je l’ai toujours) à un ami. Avec des amis, nous composions des chansons vraiment mauvaises, mais avions du plaisir à divertir nos amis. Bien que mes parents eussent de belles voix, et que la demi-sœur de ma mère était passionnée d’opéra, nous n’étions pas particulièrement une famille « musicale ». J’ai étudié le piano et la guitare à l’école. Mais j’avais du mal avec la lecture à vue, donc je n’ai pas énormément progressé. »
Après avoir quitté l’école, Victoria fait du secrétariat, conduit une Mini (« et non pas un camion » me précise Victoria, en référence à la présentation de Philippe Bouvard) pour livrer les plats préparés d’un célèbre bistro londonien. Elle chante dans des clubs de musique folk et rejoint un groupe de chanteurs folk. Elle est employée comme « troubadour » au Elizabethan Rooms, restaurant servant des banquets élisabéthains. Elle rencontre Alasdair Clayre par l’intermédiaire d’un ami.

Francophiles, les parents de Victoria passent souvent leurs vacances en France. Ils construisent à la Foux d’Allos un chalet, Le Mini, à côté d’un chalet appartenant à Francis Lemarque. « Un soir, je lui ai chanté des chansons et il m’a dit que si je voulais m’installer à Paris, il aimerait me faire enregistrer des disques et m’aider à avoir une carrière dans la chanson. Comment aurais-je pu refuser ? »
Victoria rentre à Londres et travaille « Le rose et la guerre » et « Tout là-bas ». Son voyage à Paris pour les enregistrer est retardé à cause des événements de mai 1968, les musiciens étant en grève. « La rose et la guerre » est la chanson préférée de son répertoire, et elle se souvient notamment de la présence de José Souc à la guitare dans les séances.
Pour l’album Ballades d’amour des îles britanniques, Victoria pense que c’est Claude Nougaro qui a soufflé à Francis Lemarque l’idée de faire ce disque en adaptant des chansons folkloriques anglaises en français.


Victoria chante pour Jean-Christophe Averty
"La rose et la guerre"
(Son désynchronisé... désolé!)


Victoria sur le paquebot
De Grasse
Pour ce qui est des cabarets, Victoria se souvient avoir débuté à L’échelle de Jacob et dans un autre à Montmartre, peut-être tenu par la même personne. « J’ai fait une tournée en Bulgarie et j’ai chanté à des conventions Tupperware dans toute la France, au Hilton de Paris, à la Tour Eiffel, et sur le paquebot De Grasse dans des croisières aux îles grecques, en Italie, en Norvège, au Spitzberg, en Islande, et deux fois aux Caraïbes. Quelles aventures ! L’un de mes meilleurs souvenirs est la tournée en Bulgarie : j’étais avec toute une troupe d’artistes, des gens du cirque venant de pays de l’autre côté du Rideau de fer. Notre car est tombé en panne et nous attendions d’être dépannés. Les paysans des champs alentour se sont joints à nous et nous avons chanté et dansé tous ensemble. Soudain, quelqu’un nous a demandé de baisser la voix, et sur un petit transistor nous avons écouté la voix du premier homme marchant sur la Lune. »

Elle chante aussi à Bobino avec Georges Moustaki, et au Théâtre des Variétés en première partie de Patachou.

Contrairement à quelques-uns des artistes folk anglophones (Steve Waring, Roger Mason, Pat Woods, etc.) vivant à Paris à son époque, Victoria, ne participe pas à des doublages anglais. Elle ne tourne pas non plus dans des films. « Dans les articles que je vous ai envoyés, c’est écrit que j’étais pressentie pour jouer dans un film de Truffaut (Les deux anglaises et le continent, 1971). Je me souviens maintenant d’avoir passé une audition pour ce film, mais je n’étais pas bonne actrice et n’ai pas été prise. »

Michel Legrand et Victoria
A propos de Michel Legrand : « Mes souvenirs de Michel Legrand sont très bons. Sa femme Christine et lui ont été très gentils et serviables pendant notre tournée au Japon. Il venait d’avoir beaucoup de succès avec une série de concerts à l’Olympia, où il chantait et jouait au piano avec Caterina Valente, une célèbre chanteuse de jazz, avec une grande expérience et un grand ambitus. C’est moi qui la remplaçais pour la tournée au Japon, puis en Amérique du Sud (Argentine et Brésil). Le programme avait dû être modifié car j’avais peu d’expérience, un ambitus limité, et ne pouvais pas chanter le jazz. Je m’en étais rendu compte un soir où je chantais au Hilton de Paris, Stéphane Grappelli m’avait invitée à chanter deux ou trois chansons avec son orchestre, et ce n’était pas un succès ! Michel comprenait quelles étaient mes limites, et lui et ses musiciens étaient très encourageants. C’était un magnifique musicien et chanteur, avec une forte personnalité, très amusant, parfois caractériel, mais ce n’était pas grave. J’ai vécu des moments formidables. Je me souviens de lui jouant de la samba pendant des heures avec des musiciens locaux au Brésil. Malheureusement, j’ai eu une infection pulmonaire à la fin de la tournée et j’ai presque faille rater mon mariage ! »
Pour l’enregistrement de la B.O. de La Poudre d’Escampette : « Michel nous a fait travailler dur, les musiciens et moi, mais le résultat était super. C’est dommage que le film ne soit jamais sorti en Angleterre. J’étais fascinée de voir les ingénieurs du son travailler avec des bandes 16 pistes, coupant et collant les bandes, et ajustant le son. C’étaient de grands maîtres, tout comme les musiciens, arrangeurs et autres artistes qui ont participé à mes enregistrements. Je ne crois pas que je me rendais compte que j’étais entourée par autant de talent. »

Concernant la chanson « Hide away » de Gilbert Montagné, Victoria m’explique que c’est venu par Patrick Kent, rencontré grâce à un ami anglais. Patrick Kent devait écrire deux chansons en anglais pour Gilbert Montagné, et a finalement confié l’une d’entre elles à Victoria. Elle et sa sœur se rappellent les enregistrements à Londres : « Je me souviens d’une descente de Piccadilly en voiture, avec Gilbert (aveugle) au volant de la voiture, pendant que deux d’entre nous changions les vitesses et disions à Gilbert quand il fallait appuyer sur les pédales. C’était fou ! »

Rentrée au Royaume-Uni, Victoria prend part à l’enregistrement de l’album Adam and the Beasts d’Alasdair Clayre. « Il n’aimait pas ma façon de chanter « Lullaby and come afloat ». Je ne sais pas finalement qui la chante dans le disque ».
Après son mariage, elle continue à chanter avec un ami à elle, à des concerts caritatifs, ou pour des maisons de retraite ou au Women’s Institute. « C’était très discret, mais c’est comme ça que j’étais vraiment heureuse. Francis Lemarque m’avait dit une fois que là où je chantais le mieux, c’était quand je chantais seule avec une guitare. Mon mari et moi chantions aussi des berceuses à nos enfants, et à des amis. » Elle devient secrétaire à temps partiel, et cuisine dans l’école où travaille son mari. Plus tard, elle fait de l’encadrement de tableaux et élève des alpagas.

Le « bilan » de sa carrière artistique ? « Ma mémoire sur mes années en France est très vague, et j’ai une mauvaise mémoire des noms, bien que la lecture de de ceux que vous mentionnez dans votre article me rappellent des choses. Ce dont je me souviens le plus, c’est que tout le monde était très gentil avec moi, et encourageant, en particulier Francis Lemarque et sa femme Ginny. Le fait que je ne sois pas devenu la « vedette » qu’ils espéraient est entièrement ma faute. J’étais jeune et très naïve. Je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait pour avoir du succès, et n’avais pas le « Feu sacré » pour réussir. Je suis désolée si je les ai déçus. C’étaient des années extraordinaires, je me suis fait de nombreux amis et j’ai voyagé à travers le monde. Mais vers la fin de mes années en France, je me suis rendu compte que ce n’était pas une vie pour moi. Je devenais malheureuse, ce qui a affecté ma santé, et j’ai décidé de rentrer en Angleterre pour vivre ce que j’estimais être une vie normale. Je suis heureux de lire que Marén Berg, qui était une bonne amie, chante toujours. Elle avait, elle, le « Feu sacré » ! ».



Victoria chante "Tu tutoies les muses"
(de Michel Legrand et Francis Lemarque, arrangements : Christian Chevallier)



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