lundi 16 septembre 2024

Qui êtes-vous, Victoria Riddle ?

Une voix magnifique, la beauté et le charme d’une Romy Schneider, un don pour la guitare, un petit accent anglais craquant et un répertoire choisi avec goût. La chanteuse, guitariste et parolière anglaise Victoria Riddle, dite Victoria, a travaillé à Paris entre 1968 et 1973 et a collaboré, entre autres, avec Francis Lemarque, Michel Legrand, Georges Moustaki, Mouloudji et le jeune Gilbert Montagné.
Je découvre deux de ses chansons en mai 2017, en rendant une visite à mon amie choriste et parolière Alice Herald, et tombe sous le charme. Depuis cette date, retrouver la trace de Victoria pour l'interviewer fait partie de mes objectifs, mais ce n'est qu’en juillet 2024 que j’entreprends réellement des recherches. Mais comment retrouver une artiste dont le nom signifie « mystère » ?

Remerciements à Stéphane Korb, Danièle Korb, Marén Berg et André Georget pour leurs témoignages,
à mes fidèles complices Gilles Hané et Grégoire Philibert pour leur soutien,
à Roger Mason, Steve Waring, Pat Woods, Kathy Lowe, Claude Lemesle, Jean-Claude Briodin, Marc Rocheman, Manuel Rocheman, François Gasnault et Nicolas Cayla (piste « Centre Américain »), Pia Moustaki et Joël Favreau (piste « tournée Moustaki »), Alice Herald, Isabelle et Victoria Germain, Franca di Rienzo et Grégory Mouloudji (piste « disque ») et Bernard Saint-Paul et Laurent Balandras (piste « Hide away »), qui sans avoir pu me renseigner sur Victoria ont tous eu la gentillesse de répondre à mes requêtes,
et à Nicolas Engel, Thierry Lebon, Bruno Guermonprez, Bruno Fontaine et Georges Costa pour divers contacts.



Hugh Riddle

Victoria Riddle naît peu après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, dans une famille aisée. Son père, Hugh Riddle (1912-2009) est officier de la Royal Air Force, héros de la Bataille d’Angleterre (tout comme son frère "Jack" Riddle), et également peintre, membre de la Société royale des peintres portraitistes.
Sa mère, Joan, est la fille de Claude Johnson (1864-1926), l’un des dirigeants de Rolls-Royce et du Royal Automobile Club.

De l’enfance de Victoria et de ses éventuelles études musicales, je n’ai aucune information. Son entrée dans le milieu du disque en France, c’est Stéphane Korb, fils de Francis Lemarque, qui me la raconte : « Mes parents avaient un chalet à La Foux d’Allos, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Juste en face, il y avait un chalet qui était minuscule mais très mignon, comme une maison de poupée, qui appartenait à Monsieur et Madame Riddle. Monsieur Riddle était un homme très grand. Je travaillais, en boulot saisonnier, aux remontées mécaniques et je l’ai photographié une fois avec ses skis, je dois avoir la photo quelque part. Je ne me souviens plus trop de la mère, en revanche. »
Danièle Korb, sa sœur, s’en souvient : « Les parents de Victoria étaient très amis avec les miens. Ma mère était égyptienne, avec une éducation anglaise, donc elle parlait très bien l'anglais et ça a fait tilt entre les deux femmes ».
Francis Lemarque
Et cette rencontre avec Victoria ? Stéphane Korb : « Leurs filles, Victoria et Arabel, venaient souvent là, c’est comme ça que j’ai connu Victoria. Connaissant mon père, il a dû écouter sa voix, trouver ça super, et décider de la produire. »
Auteur-compositeur-interprète extrêmement populaire (« A Paris », « Marjolaine », B.O. de Playtime, etc.), Francis Lemarque, est également un producteur et éditeur musical courageux, n’hésitant pas à prendre des risques, comme lorsqu’il décide de co-produire la musique de Michel Legrand (qui considère Lemarque comme un deuxième père) des Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, ou à investir dans des groupes vocaux en avance sur leur temps, comme Les Masques et les Jumping Jacques, qui connaissent peu de succès à leur époque, mais rencontrent actuellement un vif regain d'intérêt chez les collectionneurs de disques.

Le 16 novembre 1968, Victoria enregistre au Studio Hoche-Barclay, quatre titres : « La rose et la guerre », « Tout là-bas », « Plus maintenant » et « Tu tutoies les muses ». Les deux premiers titres sortiront dans un premier 45 tours single chez CBS (Gemini 4090) sous le pseudonyme de Victoria (qui devient son nom d'artiste), les deux autres seront « réservés » ultérieurement pour le 33 tours. Les arrangements sont de Christian Chevallier. « Tout là-bas » (écrite par Alice Herald et composée par Claude Germain) est un petit bijou. La voix de Victoria et l’atmosphère évoquée par le texte et l’arrangement (dont un magnifique contrechant de cordes, "signature" de Chevallier) sont superbes. Dans « La rose et la guerre » (chanson composée par Francis Lemarque, paroles de Françoise Carel), Stéphane Korb pense que la guitare est tenue par José Souc, proche collaborateur de son père.



Victoria chante "Tout là-bas"
(ah, cet arrangement!)



Le 31 mai 1969, Victoria signe un contrat d’édition avec les Éditions Francis Lemarque pour trois chansons qu’elle a composées, « Big City Blues », « Blue Highway » et « Une guitare », qui ne seront à ma connaissance jamais enregistrées.
Les 9, 12 et 13 juin 1969, elle enregistre de nouveau 4 titres « Les amours d’Irlande » et « En un jour tout peut changer » (arrangements Christian Chevallier) et « Comment fais-tu pour siffler » et « Il y avait » (arrangements Claude Germain) au Studio Davout. Il y a au moins une douzaine de choristes, parmi lesquels (d'après mes archives) Danielle Licari (très audible sur "Les amours d'Irlande"), Alice Herald, Anne Germain, Jackye Castan et Jean Cussac. « En un jour tout peut changer » est une composition de Christian Chevallier (sur un texte de Roland Valade), on reconnaît bien le style de l’arrangeur. L’arrangement par Claude Germain de « Il y avait » (qu’il a composée, avec des paroles d’Alice Herald) est assez original, très indien, avec une belle partition de sitar (on est en pleine période des Chemins de Katmandou).



Victoria chante "Il y avait"


Dans « Comment fais-tu siffler », le siffleur n’est autre que Francis Lemarque (comme a pu me le confirmer son fils, Stéphane Korb). Lemarque était un excellent siffleur, aimait siffler dans ses chansons et participait parfois aux disques de ses confrères (il siffle par exemple dans le disque I love Paris de Michel Legrand). Stéphane Korb : « Malheureusement, comme mon père avait les dents du bonheur, son beau-frère lui avait dit que ce n’était pas joli et qu’il fallait qu’il les fasse refaire. Un jour, il s’est fait refaire les dents de devant, et il a perdu son don, il ne pouvait plus siffler. »
Les quatre morceaux sortent sous la forme de deux 45 tours singles. Victoria participe à ses premières télés françaises (émissions Au risque de vous plaire des 13/06/69 et 5/03/70, du génial réalisateur Jean-Christophe Averty), où elle chante en playback « La rose et la guerre » et « Comment fais-tu pour siffler ? » (avec pour cette dernière une jolie animation, typique d’Averty).



Victoria chante pour Jean-Christophe Averty 
"Comment fais-tu pour siffler?" avec les sifflements de Francis Lemarque


Le 28 mars 1970, Victoria signe un contrat d’édition avec les Éditions Francis Lemarque pour une chanson qu’elle a écrite sur une musique de Francis Lemarque « Il parlait, il chantait » (il n'en existe a priori pas d'enregistrement).
Le 11 mai 1970, sous la direction de Jacques Hendrix, saxophoniste et choriste qui travaille régulièrement comme arrangeur pour Francis Lemarque (je publierai prochainement un article sur Jacques Hendrix et ses Jumping Jacques), Victoria enregistre quatre titres (dont deux signés d’un certain Léo Fabri) : « Objectif Lune », « Je reviendrai l’an prochain », « Tant qu’il y aura » et « Allongé dans un pré ». Les deux premiers feront l’objet d’un 45 tours single (qui sortira avec deux pochettes différentes), les deux autres resteront inédits.

Lionel Rocheman
A partir de février 1971, Victoria se retrouve dans plusieurs émissions télévisées et radiophoniques, souvent en duo avec la chanteuse allemande Marén Berg, et avec un répertoire un peu plus tourné vers les chants traditionnels irlandais et anglais, traduits en français ou pas. A l’origine de la formation de ce duo : Lionel Rocheman, que les lecteurs de "Dans l'ombre des studios" connaissent bien, puisque je l'ai déjà évoqué dans mon interview de Pat Woods (article sur la musique de Lucky Luke) et mon hommage à Don Burke. Comédien, chanteur et musicologue, ami proche de Francis Lemarque et compagnon de Marén Berg, Lionel Rocheman est fondateur du Centre Américain boulevard Raspail, lieu de renaissance de la musique folk en France, où se retrouvent pour jouer, chanter et créer des projets : Marcel Dadi, Roger Mason, Alan Stivell, Steve Waring, Claude Lemesle, mes chers Pat Woods, Kathy Lowe et Don Burke, etc. C'est ici que Joe Dassin y trouve en 1965 un banjo (Don Burke) pour l'accompagner en tournée et surtout son futur parolier (Claude Lemesle).
Marén se souvient de cette époque : « J’étais jeune fille au pair à Londres quand j’ai découvert, grâce à Terry, mon petit-ami anglais d'alors, les hootenannies (scènes ouvertes folk, ndlr), dans un folk center de Leicester Square. J’ai fréquenté cet endroit, qui n’existe plus, de décembre 67 à février 68. Comme j’avais amené ma guitare en Angleterre, je n’arrêtais pas de poser à mon petit-ami des questions sur les accords de guitare, les textes de chansons, etc. Un jour, il en a eu marre et m’a proposé de chanter deux chansons au folk center. J’ai chanté une berceuse allemande et une chanson de Joan Baez, assise sur une chaise car je n’avais jamais appris à jouer de la guitare debout. Après la soirée, il m’a dit : "You've got everything to learn, but just try, it's worthwhile". Après, je suis arrivée à Paris, je ne me suis pas inscrite à l’Alliance Française mais à l'Institut Catholique, où je prenais des cours de français. J'ai demandé à mes camarades de classe s’il y avait des endroits où on pouvait chanter en amateur, comme au folk center de Londres. On m’a répondu qu’il y avait des cabarets, mais qu’il fallait être professionnel. Jusqu’au jour où une fille m’a dit qu’elle avait un copain qui allait tous les mardis au Centre Américain (boulevard Raspail). J’y suis allée, quand on ne chantait pas on payait 3 francs l’entrée, et j'ai vu ce curieux bonhomme, Lionel Rocheman, en train d'écrire dans un petit cahier. Il était ravi d’être là, d’accueillir les artistes et de les présenter au public, il avait l'art et la manière de transmettre, le contraire d'un Jacques Martin. Il m'a dit tout de suite « tu as tout à apprendre, et ça va te coûter des larmes, mais tu as quelque chose qu'on ne peut pas apprendre, tu as de la présence sur scène ». Lionel m'a pris dans sa petite troupe quelques mois plus tard et on a été ensemble pendant six ans. Il m'a énormément appris : me tenir sur une scène, chanter debout, parler à des organisateurs, à la presse, etc. bref, les ficelles du métier. Le seul truc qu’il n’a pas réussi à faire, c’est m’apprendre le solfège (rires). »
Marén Berg
Quand Victoria, certainement recommandée par Francis Lemarque, vient chanter boulevard Raspail, Lionel Rocheman a l’idée de lui faire chanter des duos avec Marén Berg. « Quand Victoria est arrivée au Centre Américain, Lionel s’est jetée dessus car il l’a trouvée formidable. Puis c’est certainement lui qui a eu l’idée de nous faire travailler ensemble. Victoria avait une voix merveilleuse, dans le style de Nana Mouskouri (Marén se met à chantonner "Il était un prince en Avignon", que Victoria chantait souvent, ndlr), elle était très belle, elle jouait beaucoup mieux de la guitare que moi. J'étais envieuse mais pas jalouse, on était vraiment copines. Elle était fille de bonne famille, et très sur son quant-à-soi. Je l'ai bien connue à l'époque, mais elle ne faisait pas partie des tournées de Lionel, la bande c'était Alan Stivell, Steve Waring, Claude Lemesle, quelques folkeux comme Yves Pacher et Catherine Perrier, et moi… »

La première télé associant Marén et Victoria est un Petit Conservatoire de la Chanson, le 20 février 1971. « J’avais chanté une chanson allemande dont j’avais retrouvé les partitions à la Bibliothèque nationale de France, car Lionel faisait un festival à Laon, donc j’avais fait des recherches de chansons médiévales. Le Petit Conservatoire de la Chanson de Mireille, je n’y suis allé qu’une fois. Je trouvais les chansons de Mireille formidables, mais j’ai détesté cette bonne femme, avec ce côté prof à la con. Elle m’a même empêché de faire une télé, en appelant le réalisateur « Non, pour moi, Marén n’est pas prête ». C’était payé 500 francs, une fortune. Je lui en ai vraiment voulu. »
On peut remarquer dans cet extrait que Victoria joue très bien de la guitare.



Petit Conservatoire de la Chanson
Marén Berg chante une chanson allemande,
Victoria chante "Me marier demain"
et Victoria et Marén Berg chantent en duo "The keeper"
(Son désynchronisé... désolé!)


Victoria chante également au pub de l’Olympia (situé au sous-sol de la mythique salle de spectacle) mais s'en lasse rapidement, et propose en 1971 à Marén un rendez-vous à Bruno Coquatrix pour qu’elle la remplace. Marén y reste deux mois, 4 sets de 30 mn par soir, tous les soirs sauf les lundis, chant en français, en anglais et en allemand, et changement de position... pour laisser les fléchettes voler.
En mars et avril 1971, Victoria enregistre plusieurs émissions de radio, parfois en duo avec Marén.
Le 22 avril 1971, elle enregistre en studio (certainement au studio C de Davout), « Me marier demain », « Lullaby and come afloat » et « Ni hommes, ni chevaux », avec aux manettes Jean-Paul Missey et aux arrangements… Lionel Rocheman. Cela donne lieu à la sortie d’un premier 33 tours (CBS S-64679), comprenant ces trois titres, et une partie des précédents, enregistrés depuis novembre 1968.

C’est à cette même période (mai 1971), qu’un jeune chanteur du nom de Gilbert Montagné enregistre un 45 tours dont la face A est « The Fool » (immense tube) et la face B « Hide away », chanson composée par « A. Georget » et écrite par un ou une… « V. Riddel ». Je ne sais pas quel est l’utilisateur du site Discogs qui a eu l’idée de relier ce nom (mal orthographié sur les pochettes de disques) avec le nom de Victoria, mais son intuition était bonne.
André Georget
Le compositeur André Georget (à qui l’on doit de nombreuses chansons, mais également des jingles publicitaires célèbres, comme « l’ami du petit-déjeuner, l’ami Ricoré ») se souvient de « Hide away » : « Je suis très proche de Gilbert Montagné, depuis 1968. Il avait sorti sous le nom de Lor Thomas, un premier 45 tours. Pierre Delanoë avait écrit la face A, « Quand on ferme les yeux » (pour un jeune chanteur non voyant de 17 ans, c’était pas mal trouvé!), et j’avais composé la face B, « Le Phénomène », avec un texte de Gilles Thibaut. Ca n’a pas fonctionné, et Gilbert voulait aller aux États-Unis pour retrouver sa sœur. Nicole Damy, que j’avais connue à La Compagnie (maison de disque de Norbert Saada, ndlr) lorsque j’avais composé une chanson pour Hugues Aufray, travaillait désormais chez Claude François, boulevard Exelmans, pas loin de chez moi, donc on a enregistré des maquettes chez elle. Bernard Saint-Paul est passé, on lui a présenté « Hide away » et « The Fool » sans textes. Saint-Paul s'est enflammé, en nous disant qu’il allait s’en occuper pour Salvatore Adamo, qui avait envie de produire des artistes. Le texte de « The Fool » a ensuite été écrit par Patrick Kent, sur une musique de Gilbert, et celui de « Hide away » par Victoria, que je n'ai pas rencontrée avant d'aller à Londres enregistrer les deux titres en question. A Londres, elle m’a invité à dîner chez sa mère, mais je n’ai pas eu d’autres contacts. Je pensais qu’elle était auteure et ne savais pas qu’elle chantait. Je m’étais demandé ce qu’elle était devenue, j’ai fait des recherches. Mais tu en sais plus que moi (rires). A sa sortie, « Hide away » a pas mal été programmée pendant un mois, puis « The Fool » a pris le dessus ».
Comment Victoria est-elle entrée en contact avec Adamo et a-t-elle été sollicitée pour écrire "Hide away"? Mystère...



Gilbert Montagné chante "Hide away"
(musique: André Georget, paroles: Victoria Riddle)


Le 26 juillet 1971, Victoria enregistre à Davout, sous la direction de Claude Germain, « Brunes, blondes, rousses » (sur l’air de « Auprès de ma blonde », avec des paroles de Jean Dréjac) tandis que la face B, est chantée par Francis Lemarque (non crédité comme interprète sur la pochette du disque), « Sois belle et teins-toi » (sic). Le commanditaire de cette « œuvre » étonnante (sortie en 45 tours sous le label Les Productions Francis Lemarque) : la Chambre Syndicale des maîtres coiffeurs d'Île de France, pour le 43ème Congrès de la Fédération Nationale de la Coiffure – Vittel.


Victoria chante "Brunes, blondes, rousses"


C’est vraisemblablement durant l’été 1971 que Victoria enregistre « Un jour, loin d’ici » (musique de Michel Legrand et paroles de Jean-Loup Dabadie) pour le film La poudre d’escampette de Philippe de Broca. Encore une très jolie interprétation de Victoria, toute en douceur et en sensibilité.
L’association Legrand-Victoria n’est pas étonnante, Lemarque et Legrand sont très amis, et le demi-frère de Michel, Oliver Legrand (futur père de la chanteuse... Victoria Legrand), a même passé des vacances étant adolescent avec Victoria et Stéphane Korb, au chalet de La Foux d’Allos. 
La chanson sort en 45 tours et sera occasionnellement éditée en CD dans des compilations (mais la B.O. n’a jamais été éditée en intégralité), cette fois-ci sous le nom de Victoria Riddle, ce qui permet de donner un "nom" à Victoria.



Victoria chante "Un jour, loin d'ici" (Michel Legrand / Jean-Loup Dabadie)
pour la B.O. de La poudre d'escampette


Le 14 août 1971, dans l’émission Le grand amphi de Jacques Chancel, Victoria est présentée comme une jeune débutante (aucune mention de ses disques chez CBS) et chante « Un prince en Avignon » chanson (en hommage à Gérard Philipe) de Jean-Pierre Bourtayre et Thomas & Rivat, popularisée par Esther Ofarim.

Le 8 janvier 1972, Victoria enregistre trois chansons (arrangées par Jean Musy) : « Souffle la chandelle », « Moi je sais où je vais » et « Les gypsies O », peut-être au Studio Decca.
Le même jour, le JT de 20h la présente en compagnie de Georges Moustaki et Joël Favreau. Elle répète « Moi je sais où je vais » (adaptation du traditionnel « I know when I’m going ») et semble incorporée à un programme Moustaki accueillant plusieurs artistes (à Bobino ?). Pia Moustaki et Joël Favreau n’ont pu me donner plus de renseignements.



Georges Moustaki présente Victoria et Joël Favreau


En février 72, elle participe à plusieurs émissions Épinettes et guimbardes de Lionel Rocheman, qui présente pour la télévision les artistes qui gravitent autour du Centre Américain.

Les 10 février et 21 mars 1972, elle continue l’enregistrement de son nouvel album (Ballades d'amour des îles britanniques, arrangé par Jean Musy; et deux titres arrangés par André Liverneaux pour lesquels je ne suis pas sûr des dates d'enregistrement), notamment « Molly Malone », « Danny Boy », « La Tourterelle », « Va-t-en de ma fenêtre », « Le marché Saint-Gilles », « La petite écaillère », « Moi je sais où je vais ». Ce 33 tours (et un 45 tours qui en est issu) sort désormais sous l'étiquette Les Productions Francis Lemarque (on peut penser que Victoria a quitté CBS car les disques ne se vendaient pas assez), distribué par Discodis, et co-produit par Mouloudji, qui chante en duo avec Victoria « La petite écaillère » (Mouloudji n’est pas crédité comme chanteur sur le disque, certainement en raison d’un contrat d’exclusivité avec une autre maison de disque). La plupart des chansons sont écrites par l’écrivain Marcel Duhamel, ami de longue date (d’avant la guerre) à la fois de Francis Lemarque et de Mouloudji (Mouloudji et Duhamel faisaient partie du groupe Octobre, tandis que Lemarque était du groupe Mars). Victoria chante en playback « La petite écaillère » avec Mouloudji, et « Les gypsies O » seule, pour l’émission Tempo du 5 juillet 1972.



Mouloudji et Victoria chantent "La petite écaillère"
Victoria chante "Les gypsies O"
(Son désynchronisé... désolé!)


Juillet-août 1972, de nouvelles Épinettes et guimbardes de Rocheman sont diffusées. Je ne résiste pas à vous partager ce "Marvelous toy" (popularisé en France par Claude François sous le nom du "Jouet extraordinaire") plein de malice, merveilleusement chanté par Victoria, qui s'accompagne d'un petit banjo.


Victoria chante "The marvelous toy"


Le 29 octobre 1972, certainement dans le cadre d’une tournée plus longue, Victoria accompagne Michel Legrand en concert au Japon au Yubi Chokin Hall. Le concert, dirigé par Michel Legrand et son fidèle complice Armand Migiani, donne lieu à un 33 tours japonais (jamais réédité en CD, à ma connaissance), Michel Legrand : Live in Japan, qui sort en 1973. Victoria chante sur scène « Un jour, loin d’ici » (qu’elle avait enregistrée pour La poudre d’escampette pour Michel Legrand un an plus tôt), plusieurs airs japonais (« Sakura sakura », « Akatanbo ») et plusieurs thèmes des films de Jacques Demy (« Rêves secrets d’un prince et d’une princesse » (Peau d’âne), le grand medley « De Hambourg à Rochefort » (Les Demoiselles de Rochefort), « Devant le garage » (Les Parapluies de Cherbourg)).


Michel Legrand et Victoria chantent au Japon "Devant le garage"
(Les Parapluies de Cherbourg)


Le 3 février 1973, Victoria participe à l’émission Samedi soir de Philippe Bouvard, où elle chante « La tourterelle » (issue de son dernier 33 tours), accompagnée par un guitariste non-identifié, et un groupe de musiciens (Max Hediguer à la contrebasse et Pierre Lemarchand à la batterie) dirigé par Raymond Bernard au piano. La présentation de Philippe Bouvard est, comme à son habitude, pleine d’ironie, voire teintée d’un peu de mépris. Demandant au directeur de Bobino s’il connaît Victoria (et celui-ci répondant par l’affirmative), Bouvard répond « Maintenant que vous êtes dans le show-business, vous les connaissez… toutes » (tout est dans le « toutes »). La suite de la présentation, plus que fantaisiste : « Victoria. Comme son nom l’indique, elle est anglaise, elle habite Londres, sans doute tout près de la gare du même nom, elle a été sténodactylo, secrétaire, femme de chambre, chauffeur de poids-lourd, même, et Dieu merci ça s’est arrangé »

Cette émission est a priori la dernière de Victoria. Elle arrête le métier en France courant 1973, laissant derrière elle une traîne de soupirants désespérés, comme le souligne avec humour sur son blog Jacky Scala, ancien gérant du cabaret La Scala (quartier Mouffetard), dans lequel Victoria chantait parfois. Pour quelles raisons ? Marén Berg a une explication : « En 72, Victoria a fait la première partie d’un chanteur à Bobino. Elle m’a dit juste après : j'en ai ras le bol, ce n’est pas ma voie du tout, je souhaite avoir un mari et des enfants, je vais rentrer en Angleterre et je vais me marier. A partir de là, on n'a plus entendu parler d'elle, elle a tiré un trait radical sur le métier, et je n’ai jamais eu de nouvelles. Victoria avait tous les dons et une chance insolente, celle notamment d’avoir un producteur, tout lui arrivait sur un plateau d’argent. Entre Lemarque, Legrand et Moustaki, que veux-tu de plus ? J’étais écoeurée car c'est tout ce que je souhaitais. Toutes les portes s’ouvraient devant elle, et elle aurait pu faire une grande carrière, mais elle a préféré autre chose. Certainement une question d’éducation ».
Danièle Korb nuance : « C’était une fille magnifique, qui chantait très bien, avec une très belle voix, et un accent anglais quand elle parlait français qui lui donnait un charme fou. Mais elle était peut-être un peu trop réservée pour faire ce métier. Mon père croyait beaucoup en elle, il était persuadé qu'elle allait devenir une grande chanteuse, mais ça n'a pas démarré, les disques n’ont pas bien marché. Je crois qu'elle s'est lassée assez vite, elle n’a pas eu le courage... Dans ces métiers là il faut insister pendant longtemps, je crois qu'elle n'a pas eu la "niaque" pour insister aussi longtemps. Donc elle a vite déchanté, c’était trop dur, trop de sacrifices. »

En 1973, Victoria rentre en Angleterre, épouse Peter Wigan, et a deux enfants, Patrick Wigan (en 1974) et Jane Wigan (en 1976). Depuis, ses éventuelles activités artistiques sont floues, mais elle participe en 1976 au disque Adam and the Beasts du mythique auteur-compositeur-interprète et poète Alasdair Clayre (qui avait écrit le « Lullaby and Come afloat » qu’elle avait enregistrée dans son 33 tours CBS). Très honnêtement, en écoutant le disque, il me semble entendre Victoria sur tous les titres avec solo féminin, mais la chanteuse créditée sur ces titres est Emma Kirkby (futur grand nom du chant lyrique), et Victoria n’est créditée en voix/guitare que pour le titre « Hawthorne Berries » (leurs timbres de voix sont similaires).


Victoria chante "Hawthorne Berries"


Proche du milieu de la peinture, par la deuxième activité de son père, Victoria s'est apparemment reconvertie comme encadreuse de dessins et de tableaux, avant de prendre sa retraite.


A LA RECHERCHE DE VICTORIA

Comme je l’ai précisé dans mon introduction, j’ai découvert la voix de Victoria en mai 2017. Mon amie Alice Herald, en plus de son métier de choriste, a été parolière (on lui doit la plupart des paroles du groupe Les Masques, produit par… Francis Lemarque), et c’est par une recherche Youtube, avant de lui rendre visite, que je découvre « Il y avait » de Victoria (et trois ou quatre ans plus tard « Tout là-bas ») et tombe sous le charme. Je décèle une petite pointe d’accent, Alice m’apprend que Victoria est anglaise, et qu’elle ne sait pas ce qu’elle est devenue.

En juillet 2024, je commence une sorte d’enquête pour essayer de la retrouver (en admettant qu’elle soit encore parmi nous), et au moins récolter quelques informations sur sa vie. Quand on s’intéresse à des artistes des années 50-60-70 dont certains ont quitté la scène depuis… un certain temps, retrouver leur trace relève parfois d’un véritable travail de détective. Faire ces recherches est devenu l’une de mes « spécialités », et m’a permis de retrouver et d’interviewer des comédiens ou chanteurs aux voix iconiques jamais ou rarement interviewés avant moi (Pat Woods, Eliane Thibault, Paulette Rollin, Huguette Morins, Sylviane Mathieu, etc.).

Pour Victoria, je pars sur plusieurs pistes parallèles : la piste « Centre américain », la piste « carrière dans le disque », la piste « Moustaki » et la piste « Hide away ». Je contacte une vingtaine d’artistes ou ayants-droit ayant pu la connaître. Si j’arrive à récolter quelques témoignages sur elle, en revanche personne n’a son adresse actuelle (en référence à la chanson qu'ils ont écrite pour Gilbert Montagné, André Georget souligne avec humour que pour Victoria "la chanson "hide away" porte bien son nom"), et certaines sociétés de droits ou d’éditions musicales recherchent même ses coordonnées pour lui reverser un petit pécule.

C’est finalement tout bêtement sur le répertoire des oeuvres de la SACEM que je découvre que la chanson « Hide away » est déposée au nom de Victoria Wigan. S’agit-il bien de la même Victoria ? Un site généalogique anglais m’apprend le mariage d’une Victoria Riddle avec un Peter Wigan en 1973, année où "disparaît" Victoria. Pour moi, c’est la bonne personne. Grâce à ce site généalogique, j'ai les prénoms de ses enfants, et les contacte sur les réseaux sociaux (aucun des deux ne me répond, ne serait-ce que pour m’exprimer un refus). Retrouvant leur adresse postale grâce à un site anglais équivalent à notre societe.com je réalise qu’ils vivent tous deux dans le même comté anglais. Par un annuaire (avec recherche par comté), je trouve l’adresse postale de Victoria et lui écris une lettre, sans réponse.
C’est finalement en parlant à Stéphane Korb que j’apprends le métier du père de Victoria ("pilote dans la Royal Air Force"), trouve la page Wikipedia qui lui est consacrée, découvre le prénom de la sœur de Victoria, Arabel, retrouve son téléphone dans l’annuaire et l’appelle. Quand je me présente, elle me répond « Ah, ma sœur m’a dit qu’il y a un énergumène qui essaie de la contacter ». L’ « énergumène » est quelque peu vexé par ce qualificatif assez désobligeant (sa réaction intérieure ressemble à celle du Professeur Tournesol quand on le traite de zouave), mais surtout, il apprend que Victoria n’a pas envie de parler de son passé d’artiste. Arabel a quand même la gentillesse de me proposer que je lui envoie des questions par mail, qu’elle compte lui transmettre. Malheureusement, aucune réponse depuis.

J'ai décidé malgré tout de poursuivre mes recherches et de publier quand même mon article, avec ou sans le concours de la principale intéressée. Mais j'ai bon espoir que Victoria sera touchée à sa lecture et acceptera d'apporter quelques compléments à cet hommage, que je pourrai ainsi enrichir. "En un jour, tout peut changer..."



Victoria chante "En un jour tout peut changer" 
composée et arrangée par Christian Chevallier


(Toujours active dans la chanson, éternelle partisane de l'amitié franco-allemande, Marén Berg sera en concert à La Scène du Canal le 16/11/2024. Réservation : https://www.helloasso.com/associations/observatoire-europeen-du-plurilinguisme/evenements/maren-berg-16-novembre-2024/widget-vignette-horizontale )



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2 commentaires:

  1. Magnifique, passionnant.
    Et, surtout, émouvant.
    De belles amitiés, des noms qui font rêver.
    Un travail de recherche exceptionnel.

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