lundi 16 septembre 2024

Qui êtes-vous, Victoria Riddle ?

Une voix magnifique, la beauté et le charme d’une Romy Schneider, un don pour la guitare, un petit accent anglais craquant et un répertoire choisi avec goût. La chanteuse, guitariste et parolière anglaise Victoria Riddle, dite Victoria, a travaillé à Paris entre 1968 et 1973 et a collaboré, entre autres, avec Francis Lemarque, Michel Legrand, Georges Moustaki, Mouloudji et le jeune Gilbert Montagné.
Je découvre deux de ses chansons en mai 2017, en rendant une visite à mon amie choriste et parolière Alice Herald, et tombe sous le charme. Depuis cette date, retrouver la trace de Victoria pour l'interviewer fait partie de mes objectifs, mais ce n'est qu’en juillet 2024 que j’entreprends réellement des recherches. Mais comment retrouver une artiste dont le nom signifie « mystère » ?

Remerciements à Stéphane Korb, Danièle Korb, Marén Berg et André Georget pour leurs témoignages,
à mes fidèles complices Gilles Hané et Grégoire Philibert pour leur soutien,
à Roger Mason, Steve Waring, Pat Woods, Kathy Lowe, Claude Lemesle, Jean-Claude Briodin, Marc Rocheman, Manuel Rocheman, François Gasnault et Nicolas Cayla (piste « Centre Américain »), Pia Moustaki et Joël Favreau (piste « tournée Moustaki »), Alice Herald, Isabelle et Victoria Germain, Franca di Rienzo et Grégory Mouloudji (piste « disque ») et Bernard Saint-Paul et Laurent Balandras (piste « Hide away »), qui sans avoir pu me renseigner sur Victoria ont tous eu la gentillesse de répondre à mes requêtes,
et à Nicolas Engel, Thierry Lebon, Bruno Guermonprez, Bruno Fontaine et Georges Costa pour divers contacts.



Hugh Riddle

Victoria Riddle naît peu après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, dans une famille aisée. Son père, Hugh Riddle (1912-2009) est officier de la Royal Air Force, héros de la Bataille d’Angleterre (tout comme son frère "Jack" Riddle), et également peintre, membre de la Société royale des peintres portraitistes.
Sa mère, Joan, est la fille de Claude Johnson (1864-1926), l’un des dirigeants de Rolls-Royce et du Royal Automobile Club.

De l’enfance de Victoria et de ses éventuelles études musicales, je n’ai aucune information. Son entrée dans le milieu du disque en France, c’est Stéphane Korb, fils de Francis Lemarque, qui me la raconte : « Mes parents avaient un chalet à La Foux d’Allos, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Juste en face, il y avait un chalet qui était minuscule mais très mignon, comme une maison de poupée, qui appartenait à Monsieur et Madame Riddle. Monsieur Riddle était un homme très grand. Je travaillais, en boulot saisonnier, aux remontées mécaniques et je l’ai photographié une fois avec ses skis, je dois avoir la photo quelque part. Je ne me souviens plus trop de la mère, en revanche. »
Danièle Korb, sa sœur, s’en souvient : « Les parents de Victoria étaient très amis avec les miens. Ma mère était égyptienne, avec une éducation anglaise, donc elle parlait très bien l'anglais et ça a fait tilt entre les deux femmes ».
Francis Lemarque
Et cette rencontre avec Victoria ? Stéphane Korb : « Leurs filles, Victoria et Arabel, venaient souvent là, c’est comme ça que j’ai connu Victoria. Connaissant mon père, il a dû écouter sa voix, trouver ça super, et décider de la produire. »
Auteur-compositeur-interprète extrêmement populaire (« A Paris », « Marjolaine », B.O. de Playtime, etc.), Francis Lemarque, est également un producteur et éditeur musical courageux, n’hésitant pas à prendre des risques, comme lorsqu’il décide de co-produire la musique de Michel Legrand (qui considère Lemarque comme un deuxième père) des Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, ou à investir dans des groupes vocaux en avance sur leur temps, comme Les Masques et les Jumping Jacques, qui connaissent peu de succès à leur époque, mais rencontrent actuellement un vif regain d'intérêt chez les collectionneurs de disques.

Le 16 novembre 1968, Victoria enregistre au Studio Hoche-Barclay, quatre titres : « La rose et la guerre », « Tout là-bas », « Plus maintenant » et « Tu tutoies les muses ». Les deux premiers titres sortiront dans un premier 45 tours single chez CBS (Gemini 4090) sous le pseudonyme de Victoria (qui devient son nom d'artiste), les deux autres seront « réservés » ultérieurement pour le 33 tours. Les arrangements sont de Christian Chevallier. « Tout là-bas » (écrite par Alice Herald et composée par Claude Germain) est un petit bijou. La voix de Victoria et l’atmosphère évoquée par le texte et l’arrangement (dont un magnifique contrechant de cordes, "signature" de Chevallier) sont superbes. Dans « La rose et la guerre » (chanson composée par Francis Lemarque, paroles de Françoise Carel), Stéphane Korb pense que la guitare est tenue par José Souc, proche collaborateur de son père.



Victoria chante "Tout là-bas"
(ah, cet arrangement!)



Le 31 mai 1969, Victoria signe un contrat d’édition avec les Éditions Francis Lemarque pour trois chansons qu’elle a composées, « Big City Blues », « Blue Highway » et « Une guitare », qui ne seront à ma connaissance jamais enregistrées.
Les 9, 12 et 13 juin 1969, elle enregistre de nouveau 4 titres « Les amours d’Irlande » et « En un jour tout peut changer » (arrangements Christian Chevallier) et « Comment fais-tu pour siffler » et « Il y avait » (arrangements Claude Germain) au Studio Davout. Il y a au moins une douzaine de choristes, parmi lesquels (d'après mes archives) Danielle Licari (très audible sur "Les amours d'Irlande"), Alice Herald, Anne Germain, Jackye Castan et Jean Cussac. « En un jour tout peut changer » est une composition de Christian Chevallier (sur un texte de Roland Valade), on reconnaît bien le style de l’arrangeur. L’arrangement par Claude Germain de « Il y avait » (qu’il a composée, avec des paroles d’Alice Herald) est assez original, très indien, avec une belle partition de sitar (on est en pleine période des Chemins de Katmandou).



Victoria chante "Il y avait"


Dans « Comment fais-tu siffler », le siffleur n’est autre que Francis Lemarque (comme a pu me le confirmer son fils, Stéphane Korb). Lemarque était un excellent siffleur, aimait siffler dans ses chansons et participait parfois aux disques de ses confrères (il siffle par exemple dans le disque I love Paris de Michel Legrand). Stéphane Korb : « Malheureusement, comme mon père avait les dents du bonheur, son beau-frère lui avait dit que ce n’était pas joli et qu’il fallait qu’il les fasse refaire. Un jour, il s’est fait refaire les dents de devant, et il a perdu son don, il ne pouvait plus siffler. »
Les quatre morceaux sortent sous la forme de deux 45 tours singles. Victoria participe à ses premières télés françaises (émissions Au risque de vous plaire des 13/06/69 et 5/03/70, du génial réalisateur Jean-Christophe Averty), où elle chante en playback « La rose et la guerre » et « Comment fais-tu pour siffler ? » (avec pour cette dernière une jolie animation, typique d’Averty).



Victoria chante pour Jean-Christophe Averty 
"Comment fais-tu pour siffler?" avec les sifflements de Francis Lemarque


Le 28 mars 1970, Victoria signe un contrat d’édition avec les Éditions Francis Lemarque pour une chanson qu’elle a écrite sur une musique de Francis Lemarque « Il parlait, il chantait » (il n'en existe a priori pas d'enregistrement).
Le 11 mai 1970, sous la direction de Jacques Hendrix, saxophoniste et choriste qui travaille régulièrement comme arrangeur pour Francis Lemarque (je publierai prochainement un article sur Jacques Hendrix et ses Jumping Jacques), Victoria enregistre quatre titres (dont deux signés d’un certain Léo Fabri) : « Objectif Lune », « Je reviendrai l’an prochain », « Tant qu’il y aura » et « Allongé dans un pré ». Les deux premiers feront l’objet d’un 45 tours single (qui sortira avec deux pochettes différentes), les deux autres resteront inédits.

Lionel Rocheman
A partir de février 1971, Victoria se retrouve dans plusieurs émissions télévisées et radiophoniques, souvent en duo avec la chanteuse allemande Marén Berg, et avec un répertoire un peu plus tourné vers les chants traditionnels irlandais et anglais, traduits en français ou pas. A l’origine de la formation de ce duo : Lionel Rocheman, que les lecteurs de "Dans l'ombre des studios" connaissent bien, puisque je l'ai déjà évoqué dans mon interview de Pat Woods (article sur la musique de Lucky Luke) et mon hommage à Don Burke. Comédien, chanteur et musicologue, ami proche de Francis Lemarque et compagnon de Marén Berg, Lionel Rocheman est fondateur du Centre Américain boulevard Raspail, lieu de renaissance de la musique folk en France, où se retrouvent pour jouer, chanter et créer des projets : Marcel Dadi, Roger Mason, Alan Stivell, Steve Waring, Claude Lemesle, mes chers Pat Woods, Kathy Lowe et Don Burke, etc. C'est ici que Joe Dassin y trouve en 1965 un banjo (Don Burke) pour l'accompagner en tournée et surtout son futur parolier (Claude Lemesle).
Marén se souvient de cette époque : « J’étais jeune fille au pair à Londres quand j’ai découvert, grâce à Terry, mon petit-ami anglais d'alors, les hootenannies (scènes ouvertes folk, ndlr), dans un folk center de Leicester Square. J’ai fréquenté cet endroit, qui n’existe plus, de décembre 67 à février 68. Comme j’avais amené ma guitare en Angleterre, je n’arrêtais pas de poser à mon petit-ami des questions sur les accords de guitare, les textes de chansons, etc. Un jour, il en a eu marre et m’a proposé de chanter deux chansons au folk center. J’ai chanté une berceuse allemande et une chanson de Joan Baez, assise sur une chaise car je n’avais jamais appris à jouer de la guitare debout. Après la soirée, il m’a dit : "You've got everything to learn, but just try, it's worthwhile". Après, je suis arrivée à Paris, je ne me suis pas inscrite à l’Alliance Française mais à l'Institut Catholique, où je prenais des cours de français. J'ai demandé à mes camarades de classe s’il y avait des endroits où on pouvait chanter en amateur, comme au folk center de Londres. On m’a répondu qu’il y avait des cabarets, mais qu’il fallait être professionnel. Jusqu’au jour où une fille m’a dit qu’elle avait un copain qui allait tous les mardis au Centre Américain (boulevard Raspail). J’y suis allée, quand on ne chantait pas on payait 3 francs l’entrée, et j'ai vu ce curieux bonhomme, Lionel Rocheman, en train d'écrire dans un petit cahier. Il était ravi d’être là, d’accueillir les artistes et de les présenter au public, il avait l'art et la manière de transmettre, le contraire d'un Jacques Martin. Il m'a dit tout de suite « tu as tout à apprendre, et ça va te coûter des larmes, mais tu as quelque chose qu'on ne peut pas apprendre, tu as de la présence sur scène ». Lionel m'a pris dans sa petite troupe quelques mois plus tard et on a été ensemble pendant six ans. Il m'a énormément appris : me tenir sur une scène, chanter debout, parler à des organisateurs, à la presse, etc. bref, les ficelles du métier. Le seul truc qu’il n’a pas réussi à faire, c’est m’apprendre le solfège (rires). »
Marén Berg
Quand Victoria, certainement recommandée par Francis Lemarque, vient chanter boulevard Raspail, Lionel Rocheman a l’idée de lui faire chanter des duos avec Marén Berg. « Quand Victoria est arrivée au Centre Américain, Lionel s’est jetée dessus car il l’a trouvée formidable. Puis c’est certainement lui qui a eu l’idée de nous faire travailler ensemble. Victoria avait une voix merveilleuse, dans le style de Nana Mouskouri (Marén se met à chantonner "Il était un prince en Avignon", que Victoria chantait souvent, ndlr), elle était très belle, elle jouait beaucoup mieux de la guitare que moi. J'étais envieuse mais pas jalouse, on était vraiment copines. Elle était fille de bonne famille, et très sur son quant-à-soi. Je l'ai bien connue à l'époque, mais elle ne faisait pas partie des tournées de Lionel, la bande c'était Alan Stivell, Steve Waring, Claude Lemesle, quelques folkeux comme Yves Pacher et Catherine Perrier, et moi… »

La première télé associant Marén et Victoria est un Petit Conservatoire de la Chanson, le 20 février 1971. « J’avais chanté une chanson allemande dont j’avais retrouvé les partitions à la Bibliothèque nationale de France, car Lionel faisait un festival à Laon, donc j’avais fait des recherches de chansons médiévales. Le Petit Conservatoire de la Chanson de Mireille, je n’y suis allé qu’une fois. Je trouvais ses chansons formidables, mais j’ai détesté cette bonne femme, avec ce côté prof à la con. Elle m’a même empêché de faire une télé, en appelant le réalisateur « Non, pour moi, Marén n’est pas prête ». C’était payé 500 francs, une fortune. Je lui en ai vraiment voulu. »
On peut remarquer dans cet extrait que Victoria joue très bien de la guitare.



Petit Conservatoire de la Chanson
Marén Berg chante une chanson allemande,
Victoria chante "Me marier demain"
et Victoria et Marén Berg chantent en duo "The keeper"
(Son désynchronisé... désolé!)


Victoria chante également au pub de l’Olympia (situé au sous-sol de la mythique salle de spectacle) mais s'en lasse rapidement, et propose en 1971 à Marén un rendez-vous à Bruno Coquatrix pour qu’elle la remplace. Marén y reste deux mois, 4 sets de 30 mn par soir, tous les soirs sauf les lundis, chant en français, en anglais et en allemand, et changement de position... pour laisser les fléchettes voler.
En mars et avril 1971, Victoria enregistre plusieurs émissions de radio, parfois en duo avec Marén.
Le 22 avril 1971, elle enregistre en studio (certainement au studio C de Davout), « Me marier demain », « Lullaby and come afloat » et « Ni hommes, ni chevaux », avec aux manettes Jean-Paul Missey et aux arrangements… Lionel Rocheman. Cela donne lieu à la sortie d’un premier 33 tours (CBS S-64679), comprenant ces trois titres, et une partie des précédents, enregistrés depuis novembre 1968.

C’est à cette même période (mai 1971), qu’un jeune chanteur du nom de Gilbert Montagné enregistre un 45 tours dont la face A est « The Fool » (immense tube) et la face B « Hide away », chanson composée par « A. Georget » et écrite par un ou une… « V. Riddel ». Je ne sais pas quel est l’utilisateur du site Discogs qui a eu l’idée de relier ce nom (mal orthographié sur les pochettes de disques) avec le nom de Victoria, mais son intuition était bonne.
André Georget
Le compositeur André Georget (à qui l’on doit de nombreuses chansons, mais également des jingles publicitaires célèbres, comme « l’ami du petit-déjeuner, l’ami Ricoré ») se souvient de « Hide away » : « Je suis très proche de Gilbert Montagné, depuis 1968. Il avait sorti sous le nom de Lor Thomas, un premier 45 tours. Pierre Delanoë avait écrit la face A, « Quand on ferme les yeux » (pour un jeune chanteur non voyant de 17 ans, c’était pas mal trouvé!), et j’avais composé la face B, « Le Phénomène », avec un texte de Gilles Thibaut. Ca n’a pas fonctionné, et Gilbert voulait aller aux États-Unis pour retrouver sa sœur. Nicole Damy, que j’avais connue à La Compagnie (maison de disque de Norbert Saada, ndlr) lorsque j’avais composé une chanson pour Hugues Aufray, travaillait désormais chez Claude François, boulevard Exelmans, pas loin de chez moi, donc on a enregistré des maquettes chez elle. Bernard Saint-Paul est passé, on lui a présenté « Hide away » et « The Fool » sans textes. Saint-Paul s'est enflammé, en nous disant qu’il allait s’en occuper pour Salvatore Adamo, qui avait envie de produire des artistes. Le texte de « The Fool » a ensuite été écrit par Patrick Kent, sur une musique de Gilbert, et celui de « Hide away » par Victoria, que je n'ai pas rencontrée avant d'aller à Londres enregistrer les deux titres en question. A Londres, elle m’a invité à dîner chez sa mère, mais je n’ai pas eu d’autres contacts. Je pensais qu’elle était auteure et ne savais pas qu’elle chantait. Je m’étais demandé ce qu’elle était devenue, j’ai fait des recherches. Mais tu en sais plus que moi (rires). A sa sortie, « Hide away » a pas mal été programmée pendant un mois, puis « The Fool » a pris le dessus ».
Comment Victoria est-elle entrée en contact avec Adamo et a-t-elle été sollicitée pour écrire "Hide away"? Mystère...



Gilbert Montagné chante "Hide away"
(musique: André Georget, paroles: Victoria Riddle)


Le 26 juillet 1971, Victoria enregistre à Davout, sous la direction de Claude Germain, « Brunes, blondes, rousses » (sur l’air de « Auprès de ma blonde », avec des paroles de Jean Dréjac) tandis que la face B, est chantée par Francis Lemarque (non crédité comme interprète sur la pochette du disque), « Sois belle et teins-toi » (sic). Le commanditaire de cette « œuvre » étonnante (sortie en 45 tours sous le label Les Productions Francis Lemarque) : la Chambre Syndicale des maîtres coiffeurs d'Île de France, pour le 43ème Congrès de la Fédération Nationale de la Coiffure – Vittel.


Victoria chante "Brunes, blondes, rousses"


C’est vraisemblablement durant l’été 1971 que Victoria enregistre « Un jour, loin d’ici » (musique de Michel Legrand et paroles de Jean-Loup Dabadie) pour le film La poudre d’escampette de Philippe de Broca. Encore une très jolie interprétation de Victoria, toute en douceur et en sensibilité.
L’association Legrand-Victoria n’est pas étonnante, Lemarque et Legrand sont très amis, et le demi-frère de Michel, Oliver Legrand (futur père de la chanteuse... Victoria Legrand), a même passé des vacances étant adolescent avec Victoria et Stéphane Korb, au chalet de La Foux d’Allos. 
La chanson sort en 45 tours et sera occasionnellement éditée en CD dans des compilations (mais la B.O. n’a jamais été éditée en intégralité), cette fois-ci sous le nom de Victoria Riddle, ce qui permet de donner un "nom" à Victoria.



Victoria chante "Un jour, loin d'ici" (Michel Legrand / Jean-Loup Dabadie)
pour la B.O. de La poudre d'escampette


Le 14 août 1971, dans l’émission Le grand amphi de Jacques Chancel, Victoria est présentée comme une jeune débutante (aucune mention de ses disques chez CBS) et chante « Un prince en Avignon » chanson (en hommage à Gérard Philipe) de Jean-Pierre Bourtayre et Thomas & Rivat, popularisée par Esther Ofarim.

Le 8 janvier 1972, Victoria enregistre trois chansons (arrangées par Jean Musy) : « Souffle la chandelle », « Moi je sais où je vais » et « Les gypsies O », peut-être au Studio Decca.
Le même jour, le JT de 20h la présente en compagnie de Georges Moustaki et Joël Favreau. Elle répète « Moi je sais où je vais » (adaptation du traditionnel « I know when I’m going ») et semble incorporée à un programme Moustaki accueillant plusieurs artistes (à Bobino ?). Pia Moustaki et Joël Favreau n’ont pu me donner plus de renseignements.



Georges Moustaki présente Victoria et Joël Favreau


En février 72, elle participe à plusieurs émissions Épinettes et guimbardes de Lionel Rocheman, qui présente pour la télévision les artistes qui gravitent autour du Centre Américain.

Les 10 février et 21 mars 1972, elle continue l’enregistrement de son nouvel album (arrangé par Jean Musy; et deux titres arrangés par André Liverneaux pour lesquels je ne suis pas sûr des dates d'enregistrement), notamment « Molly Malone », « Danny Boy », « La Tourterelle », « Va-t-en de ma fenêtre », « Le marché Saint-Gilles », « La petite écaillère », « Moi je sais où je vais ». Ce 33 tours (et un 45 tours qui en est issu) sort désormais sous l'étiquette Les Productions Francis Lemarque (on peut penser que Victoria a quitté CBS car les disques ne se vendaient pas assez), distribué par Discodis, et co-produit par Mouloudji, qui chante en duo avec Victoria « La petite écaillère » (Mouloudji n’est pas crédité comme chanteur sur le disque, certainement en raison d’un contrat d’exclusivité avec une autre maison de disque). La plupart des chansons sont écrites par l’écrivain Marcel Duhamel, ami de longue date (d’avant la guerre) à la fois de Francis Lemarque et de Mouloudji (Mouloudji et Duhamel faisaient partie du groupe Octobre, tandis que Lemarque était du groupe Mars). Victoria chante en playback « La petite écaillère » avec Mouloudji, et « Les gypsies O » seule, pour l’émission Tempo du 5 juillet 1972.



Mouloudji et Victoria chantent "La petite écaillère"
Victoria chante "Les gypsies O"
(Son désynchronisé... désolé!)


Juillet-août 1972, de nouvelles Épinettes et guimbardes de Rocheman sont diffusées. Je ne résiste pas à vous partager ce "Marvelous toy" (popularisé en France par Claude François sous le nom du "Jouet extraordinaire") plein de malice, merveilleusement chanté par Victoria, qui s'accompagne d'un petit banjo.


Victoria chante "The marvelous toy"


Le 29 octobre 1972, certainement dans le cadre d’une tournée plus longue, Victoria accompagne Michel Legrand en concert au Japon au Yubi Chokin Hall. Le concert, dirigé par Michel Legrand et son fidèle complice Armand Migiani, donne lieu à un 33 tours japonais (jamais réédité en CD, à ma connaissance), Michel Legrand : Live in Japan, qui sort en 1973. Victoria chante sur scène « Un jour, loin d’ici » (qu’elle avait enregistrée pour La poudre d’escampette pour Michel Legrand un an plus tôt), plusieurs airs japonais (« Sakura sakura », « Akatanbo ») et plusieurs thèmes des films de Jacques Demy (« Rêves secrets d’un prince et d’une princesse » (Peau d’âne), le grand medley « De Hambourg à Rochefort » (Les Demoiselles de Rochefort), « Devant le garage » (Les Parapluies de Cherbourg)).


Michel Legrand et Victoria chantent au Japon "Devant le garage"
(Les Parapluies de Cherbourg)


Le 3 février 1973, Victoria participe à l’émission Samedi soir de Philippe Bouvard, où elle chante « La tourterelle » (issue de son dernier 33 tours), accompagnée par un guitariste non-identifié, et un groupe de musiciens (Max Hediguer à la contrebasse et Pierre Lemarchand à la batterie) dirigé par Raymond Bernard au piano. La présentation de Philippe Bouvard est, comme à son habitude, pleine d’ironie, voire teintée d’un peu de mépris. Demandant au directeur de Bobino s’il connaît Victoria (et celui-ci répondant par l’affirmative), Bouvard répond « Maintenant que vous êtes dans le show-business, vous les connaissez… toutes » (tout est dans le « toutes »). La suite de la présentation, plus que fantaisiste : « Victoria. Comme son nom l’indique, elle est anglaise, elle habite Londres, sans doute tout près de la gare du même nom, elle a été sténodactylo, secrétaire, femme de chambre, chauffeur de poids-lourd, même, et Dieu merci ça s’est arrangé »

Cette émission est a priori la dernière de Victoria. Elle arrête le métier en France courant 1973, laissant derrière elle une traîne de soupirants désespérés, comme le souligne avec humour sur son blog Jacky Scala, ancien gérant du cabaret La Scala (quartier Mouffetard), dans lequel Victoria chantait parfois. Pour quelles raisons ? Marén Berg a une explication : « En 72, Victoria a fait la première partie d’un chanteur à Bobino. Elle m’a dit juste après : j'en ai ras le bol, ce n’est pas ma voie du tout, je souhaite avoir un mari et des enfants, je vais rentrer en Angleterre et je vais me marier. A partir de là, on n'a plus entendu parler d'elle, elle a tiré un trait radical sur le métier, et je n’ai jamais eu de nouvelles. Victoria avait tous les dons et une chance insolente, celle notamment d’avoir un producteur, tout lui arrivait sur un plateau d’argent. Entre Lemarque, Legrand et Moustaki, que veux-tu de plus ? J’étais écoeurée car c'est tout ce que je souhaitais. Toutes les portes s’ouvraient devant elle, et elle aurait pu faire une grande carrière, mais elle a préféré autre chose. Certainement une question d’éducation ».
Danièle Korb nuance : « C’était une fille magnifique, qui chantait très bien, avec une très belle voix, et un accent anglais quand elle parlait français qui lui donnait un charme fou. Mais elle était peut-être un peu trop réservée pour faire ce métier. Mon père croyait beaucoup en elle, il était persuadé qu'elle allait devenir une grande chanteuse, mais ça n'a pas démarré, les disques n’ont pas bien marché. Je crois qu'elle s'est lassée assez vite, elle n’a pas eu le courage... Dans ces métiers là il faut insister pendant longtemps, je crois qu'elle n'a pas eu la "niaque" pour insister aussi longtemps. Donc elle a vite déchanté, c’était trop dur, trop de sacrifices. »

En 1973, Victoria rentre en Angleterre, épouse Peter Wigan, et a deux enfants, Patrick Wigan (en 1974) et Jane Wigan (en 1976). Depuis, ses éventuelles activités artistiques sont floues, mais elle participe en 1976 au disque Adam and the Beasts du mythique auteur-compositeur-interprète et poète Alasdair Clayre (qui avait écrit le « Lullaby and Come afloat » qu’elle avait enregistrée dans son 33 tours CBS). Très honnêtement, en écoutant le disque, il me semble entendre Victoria sur tous les titres avec solo féminin, mais la chanteuse créditée sur ces titres est Emma Kirkby (futur grand nom du chant lyrique), et Victoria n’est créditée en voix/guitare que pour le titre « Hawthorne Berries » (leurs timbres de voix sont similaires).


Victoria chante "Hawthorne Berries"


Proche du milieu de la peinture, par la deuxième activité de son père, Victoria s'est apparemment reconvertie comme encadreuse de dessins et de tableaux, avant de prendre sa retraite.


A LA RECHERCHE DE VICTORIA

Comme je l’ai précisé dans mon introduction, j’ai découvert la voix de Victoria en mai 2017. Mon amie Alice Herald, en plus de son métier de choriste, a été parolière (on lui doit la plupart des paroles du groupe Les Masques, produit par… Francis Lemarque), et c’est par une recherche Youtube, avant de lui rendre visite, que je découvre « Il y avait » de Victoria (et trois ou quatre ans plus tard « Tout là-bas ») et tombe sous le charme. Je décèle une petite pointe d’accent, Alice m’apprend que Victoria est anglaise, et qu’elle ne sait pas ce qu’elle est devenue.

En juillet 2024, je commence une sorte d’enquête pour essayer de la retrouver (en admettant qu’elle soit encore parmi nous), et au moins récolter quelques informations sur sa vie. Quand on s’intéresse à des artistes des années 50-60-70 dont certains ont quitté la scène depuis… un certain temps, retrouver leur trace relève parfois d’un véritable travail de détective. Faire ces recherches est devenu l’une de mes « spécialités », et m’a permis de retrouver et d’interviewer des comédiens ou chanteurs aux voix iconiques jamais ou rarement interviewés avant moi (Pat Woods, Eliane Thibault, Paulette Rollin, Huguette Morins, Sylviane Mathieu, etc.).

Pour Victoria, je pars sur plusieurs pistes parallèles : la piste « Centre américain », la piste « carrière dans le disque », la piste « Moustaki » et la piste « Hide away ». Je contacte une vingtaine d’artistes ou ayants-droit ayant pu la connaître. Si j’arrive à récolter quelques témoignages sur elle, en revanche personne n’a son adresse actuelle (en référence à la chanson qu'ils ont écrite pour Gilbert Montagné, André Georget souligne avec humour que pour Victoria "la chanson "hide away" porte bien son nom"), et certaines sociétés de droits ou d’éditions musicales recherchent même ses coordonnées pour lui reverser un petit pécule.

C’est finalement tout bêtement sur le répertoire des oeuvres de la SACEM que je découvre que la chanson « Hide away » est déposée au nom de Victoria Wigan. S’agit-il bien de la même Victoria ? Un site généalogique anglais m’apprend le mariage d’une Victoria Riddle avec un Peter Wigan en 1973, année où "disparaît" Victoria. Pour moi, c’est la bonne personne. Grâce à ce site généalogique, j'ai les prénoms de ses enfants, et les contacte sur les réseaux sociaux (aucun des deux ne me répond, ne serait-ce que pour m’exprimer un refus). Retrouvant leur adresse postale grâce à un site anglais équivalent à notre societe.com je réalise qu’ils vivent tous deux dans le même comté anglais. Par un annuaire (avec recherche par comté), je trouve l’adresse postale de Victoria et lui écris une lettre, sans réponse.
C’est finalement en parlant à Stéphane Korb que j’apprends le métier du père de Victoria ("pilote dans la Royal Air Force"), trouve la page Wikipedia qui lui est consacrée, découvre le prénom de la sœur de Victoria, Arabel, retrouve son téléphone dans l’annuaire et l’appelle. Quand je me présente, elle me répond « Ah, ma sœur m’a dit qu’il y a un énergumène qui essaie de la contacter ». L’ « énergumène » est quelque peu vexé par ce qualificatif assez désobligeant (sa réaction intérieure ressemble à celle du Professeur Tournesol quand on le traite de zouave), mais surtout, il apprend que Victoria n’a pas envie de parler de son passé d’artiste. Arabel a quand même la gentillesse de me proposer que je lui envoie des questions par mail, qu’elle compte lui transmettre. Malheureusement, aucune réponse depuis.

J'ai décidé malgré tout de poursuivre mes recherches et de publier quand même mon article, avec ou sans le concours de la principale intéressée. Mais j'ai bon espoir que Victoria sera touchée à sa lecture et acceptera d'apporter quelques compléments à cet hommage, que je pourrai ainsi enrichir. "En un jour, tout peut changer..."



Victoria chante "En un jour tout peut changer" 
composée et arrangée par Christian Chevallier


(Toujours active dans la chanson, éternelle partisane de l'amitié franco-allemande, Marén Berg sera en concert à La Scène du Canal le 16/11/2024. Réservation : https://www.helloasso.com/associations/observatoire-europeen-du-plurilinguisme/evenements/maren-berg-16-novembre-2024/widget-vignette-horizontale )



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mercredi 26 juin 2024

Jeu-concours "En studio avec Alain Goraguer"

En partenariat avec les éditions Le Mot et le Reste, j'ai le plaisir de vous offrir un exemplaire du livre En studio avec Alain Goraguer de Rémi Foutel (également co-auteur d'un excellent ouvrage sur Jean-Claude Vannier). Un livre passionnant sur le grand Alain Goraguer, compositeur, arrangeur et pianiste, collaborateur entre autres de Boris Vian, Serge Gainsbourg, France Gall, Boby Lapointe et Jean Ferrat.

Un gagnant sera tiré au sort lundi. Toutes les modalités du concours sont sur ce lien Facebook.

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mercredi 8 mai 2024

Les Cahiers du Cinéma : Hors-série Jacques Demy


Plaisir et fierté d'avoir écrit un petit article sur les voix chantées des films de Jacques Demy dans ce hors-série des Cahiers du Cinéma (coordonné par Thierry Jousse) consacré au réalisateur. C'est un superbe numéro, disponible en kiosques depuis le 26 avril 2024 ou commandable ici: https://www.cahiersducinema.com/boutique/produit/hors-serie-jacques-demy-avril-2024/

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dimanche 21 janvier 2024

Hommage à Gene Merlino (1928-2024)

J’ai appris avec tristesse cette semaine, par plusieurs de ses amis, la disparition le 8 janvier 2024 de Gene Merlino à Camarillo (Californie, États-Unis). Le légendaire choriste américain avait 95 ans. En 2022, j’avais eu la chance de pouvoir entrer en contact avec lui, par l’intermédiaire de son fils John, pour lui poser des questions sur la version anglaise des Demoiselles de Rochefort (1966) à laquelle il avait participé.


Gene Merlino naît le 5 avril 1928 à San Francisco, dans une famille d'origine italienne. Diplômé, il quitte l’université à 22 ans pour rejoindre divers big bands d’abord comme saxophoniste, puis comme chanteur d’orchestre. Il quitte San Francisco pour Los Angeles, chante notamment pour la télévision dans le Ray Anthony Show pendant la saison 1956-1957, lui offrant une visibilité nationale.


Gene Merlino chante "This could be the night"
avec l'orchestre de Ray Anthony (c. 1956)


Gene Merlino et Cher
(archives Gene Merlino)
Pour la télévision, il participe à de très nombreux shows de variétés: The Red Skelton Show, The Pearl Bailey Show, The Judy Garland Show, The Carol Burnett Show, The Julie Andrews Hour, The Sonny & Cher Comedy Hour, etc.

Avec un bel ambitus (chantant tantôt ténor, tantôt baryton-basse), un timbre chaud et de beaux talents d’interprète, Gene Merlino rejoint l’équipe de choristes en place à Los Angeles (membres de la fameuse Wrecking Crew) pour les enregistrements de chansons, musiques de film, groupes vocaux, etc. et devient l’une des figures les plus importantes dans ce métier.
Pour la chanson, il accompagne Frank Sinatra, les Carpenters, Sarah Vaughan, Elvis Presley, etc.


Gene Merlino, John Bahler, Mitch Gordon et Jackie Ward
accompagnent les Carpenters dans "I can dream, can't I?" (1975)


The Anita Kerr Singers
(archives Lincoln Briney)
Il fait partie de la plupart des grands groupes vocaux américains des années 60 aux années 80, comme le quatuor vocal The Mellomen (à partir de 1966), The Ray Conniff Singers, Paul Johnson Voices, The Johnny Mann Singers, The Ron Hicklin Singers, The Ralph Carmichael Singers, etc. Les plus importants de sa carrière sont peut-être le quatuor vocal les Anita Kerr Singers et les L.A. Voices, deux groupes avec lesquels il reçoit plusieurs Grammy Awards.


The Anita Kerr Singers (Anita Kerr, Jackie Ward, Gene Merlino, Bob Tebow) chantent
"A house is not a home" (1969) de Burt Bacharach et Hal David


Elvis Presley et les Mellomen
(B. Cole, G. Merlino, B. Lee et T. Ravenscroft)
Pour le cinéma, il joue avec Elvis Presley dans Filles et show-business (1969) et il est la voix chantée de John Kerr dans Thé et Sympathie (1956) et de Franco Nero dans Camelot (1967). Comme il me l’avait révélé (je vous invite à lire cet article), Gene Merlino est également la voix chantée de Guillaume Lancien dans la version anglaise des Demoiselles de Rochefort (1966), enregistrée à Hollywood sous la direction de Michel Legrand et Jacques Demy.


Gene Merlino parle des films Filles et show-business et Camelot
pour le documentaire Secret voices of Hollywood


Il participe à des centaines de séances de chœurs de musiques de film depuis les années 60 pour Henry Mancini (Hatari !, La grande course autour du monde), Burt Bacharach (Horizons lointains), etc. en passant par les années 80 pour Alan Menken (La petite sirène), Georges Delerue (Au fil de la vie avec Bette Midler), jusqu’aux années 2000 (notamment avec la Hollywood Film Chorale de notre amie Sally Stevens) pour Alan Silvestri (Van Helsing), James Newton Howard (Peter Pan), Don Davis (The Matrix Revolutions), etc. Pour la télévision, il chante en soliste dans plusieurs épisodes des Simpson.


Gene Merlino chante "South of the border" dans un épisode des Simpson


Sous pseudonymes (Gene Marshall, etc.), il enregistre pour différentes entreprises spécialisées plus de 10.000 « song poems », ces textes de chansons écrits et envoyés par des paroliers amateurs qui payaient une certaine somme pour qu’ils soient mis en musique et enregistrés, à la façon de maquettes. Cette histoire a donné lieu à un documentaire : Off the Charts : The Song Poems Story (2003).

Gene Merlino a l’une des plus grandes longévités de ce métier (se retirant vers 2010, après 60 ans de carrière). Son humour et sa gentillesse en font un aîné bienveillant et encourageant pour plusieurs générations de choristes. C’est un géant du studio qui nous quitte. Mes plus affectueuses pensées à son fils John et à mes amis et contacts qui ont été ses plus proches camarades de micro (Sally Stevens, Jackie Ward, Bob Tebow, Ron Hicklin).


Supersax & L.A. Voices (Sue Raney, Melissa Mackay, John Bähler, Gene Merlino et Med Flory)
chantent "Embraceable you" (1983)


Les Anita Kerr Singers (Anita Kerr, Jackie Ward, Gene Merlino, Bob Tebow)
 font une leçon d'harmonisation pour la télévision hollandaise



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dimanche 14 janvier 2024

Hommage à Laurence Badie (1928-2024)


Nous avons appris avec tristesse la disparition à 95 ans de la comédienne Laurence Badie jeudi 11 janvier 2024.
Le 16 décembre 2017, quelques semaines après l'avoir rencontrée au Salon des Séries et du Doublage où elle "emportait" le public par son humour et sa spontanéité, mon camarade Gilles Hané et moi avions eu la chance d’être reçus chez cette figure emblématique du théâtre, de la télévision, du cinéma, du doublage et du disque. Avec beaucoup de générosité, elle était revenue pour nous sur sa carrière.



« Ma vie, c’est la comédie ». Laurence Badie naît le 15 juin 1928 à Boulogne-Billancourt. Sa mère est danseuse classique à l’Opéra, et c’est tout naturellement que Laurence prend des cours de danse pendant ses années au lycée Victor Duruy (où elle est camarade en classe de seconde d'une certaine… Paule Emanuèle). « Je faisais ce que je pouvais avec mes pauvres jambelettes. Pas nullasse, mais presque. J'étais promise à un avenir sombre dans la danse classique (rires) ». Pendant les interviews, Laurence s’amuse parfois à parler en espagnol. A-t-elle des origines ibériques ? « On peut lire sur internet que mon nom complet est Badie-Lopes, Lopes étant un nom associé à ma famille, mais mon vrai nom, celui sur mes papiers, est Badie tout court. En revanche, j'ai été élevée par une nounou espagnole, donc à 5 ans je parlais couramment le français et l'espagnol. Quand on apprend tout petit, on n'oublie jamais. Ma nounou est restée à mes côtés jusqu'à mes 18 ans ».

Odette Joyeux
Par la découverte du théâtre et du cinéma, elle souhaite devenir comédienne : « On m’a dit « c’est une connerie », alors pour écouter ce qu’on m’a dit je suis entrée à HEC où j’ai été virée au bout d’un an, à ma plus grande joie ». Laurence suit des cours de diction dans des cours privés. Sa tante connaît très bien Odette Joyeux, qui vient d’écrire une pièce, Le château du carrefour. « Dans cette pièce il y avait des rôles pour des jeunes hommes et jeunes femmes, alors j’ai demandé à ma tante de me pistonner ». Laurence rencontre Odette Joyeux, qui la prend dans sa pièce, mise en scène par Marcel Herrand au Théâtre des Mathurins. « J’avais un petit rôle qui me plaisait bien, j’étais assez intimidée au début, puis très culottée et déchaînée lors des dernières représentations. Ça ne devait pas être terrible au début, mais c’est en regardant les autres qu’on apprend à jouer ».
L’un des rôles principaux est tenu par Lise Topart, sœur du comédien Jean Topart. « Elle avait beaucoup de talent. Malheureusement, peu de temps après la pièce, elle a été tuée dans un accident d’avion ».
Elle enchaîne avec une audition au Studio des Champs-Elysées : « Je me trompe dans les trois premiers mots et dis « merde ». Dans la salle, il y a Georges Wilson. Il dit « Il faut prendre celle qui a dit merde ». La pièce s’appelait Le village des miracles, je l’ai jouée un moment ».
En allant voir une pièce de théâtre, Laurence croise Bernard Blier, qui lui propose un rôle. « Je me rends le lendemain dans une salle de répétition rue de Courcelles, il y a là Geneviève Page, très chic, et ce salopard de Bernard Blier qui me dit « Vous n’avez pas lu la pièce ? » « Non… » et me traite avec le plus grand des mépris. Le lendemain, je reviens et il me dit « Mais qu’est-ce que vous venez faire ? Vous êtes renvoyée », je suis rentrée chez ma mère en pleurant ».
Des années plus tard, devenue une figure connue du théâtre de boulevard, Laurence a une occasion de se « venger » de Bernard Blier. « Un jour, Jean-Michel Rouzière, directeur du Théâtre du Palais-Royal m’appelle pour me dire « J’ai une pièce pour toi avec Bernard Blier ». Je lui réponds « J’ai déjà un contrat signé, je ne peux pas la jouer, cependant je veux bien faire la lecture de la pièce car ça me plairait de lui jeter la brochure à la gueule. » Rouzière m’engage à faire la lecture, il accepte de me faire revoir ce con. Et le jour de la lecture, Bernard Blier, qui avait été si infâme avec moi dix ans auparavant, arrive, délicieux, souriant comme si j’étais le bon dieu. « Comment allez-vous, Laurence ? ». C’était foutu, je n’ai rien pu dire, j’ai été très polie (rires) ».

Jean Vilar
Quatre jours après l’audition ratée avec Bernard Blier, Laurence reçoit un coup de fil de Jean Vilar, qui avait entendu parler d’elle par Georges Wilson. « J’ai cru que c'était une blague. Le lendemain j'arrive à Chaillot, et Vilar m’engage au TNP ». Laurence y reste une dizaine d’années. « J’ai vu jouer les plus grands, et le TNP est devenu une famille, il y avait une vraie camaraderie entre nous tous, ce sont des souvenirs grandioses. Gérard Philipe, Maria Casarès, Daniel Sorano, Philippe Noiret, Jean-Pierre Darras, Christiane Minazzoli (dont je suis restée très proche jusqu'à son décès), Julien Guiomar, Pierre Hatet, etc. J'avais des rôles plus ou moins grands. J’ai joué à Chaillot, en Avignon et dans des tournées magnifiques ».
Au TNP, les musiques de scène sont à l'époque composées par le grand Maurice Jarre. « Nous sommes tombés amoureux, Maurice a cassé son mariage pour moi. Puis il a eu l’Oscar pour la musique de Lawrence d’Arabie et c’est là qu’on s’est séparés, au moment où il a eu du succès. Il aurait fallu que je reste avec lui (rires). On ne s’est jamais vraiment quittés, on s’est toujours aimés et après que je me sois mariée avec mon mari, François (le 30/12/1969, ndlr), Maurice lui a dit qu’il le trouvait très sympathique et l’aimait beaucoup. C’était très harmonieux entre nous trois ».
Maurice Jarre et Roger Pillaudin adaptent en comédie musicale pour le TNP Loin de Rueil de Raymond Queneau, dans laquelle Laurence a l'un des rôles principaux.
Maurice Jarre
« (Elle chante : ) « On va on vient sur cette terre, de ville en ville, de port en port, de l'est à l'ouest, du sud au nord, on se demande pour quoi faire ». Il y avait plein de jolies chansons comme ça, je ne les ai jamais oubliées. Mon rôle était magnifique, j’ai fait un tabac à la première. Le lendemain, Vilar m'appelle : « Je n'aurais jamais cru ça de toi, c'est formidable, il ne faut pas que tu restes avec nous, il faut que tu fasses du boulevard ». Vilar avait raison, je n’avais rien à faire dans les classiques, je jouais des petits rôles de fofolles un peu à part, il me fallait autre chose, le boulevard me collait beaucoup mieux. Je lui ai dit « Envoyez-moi voir des gens » (rires) et il m'a écrit des lettres de recommandation extraordinaires ».


Adaptation TV de Loin de Rueil (1961) avec Laurence Badie


Laurence commence alors une longue carrière dans le théâtre de boulevard, en débutant notamment par des comédies de Marc Camoletti. Parmi ses plus beaux succès au théâtre, la pièce Oscar (1971) de Claude Magnier, mise en scène par Pierre Mondy, avec dans le rôle principal Louis de Funès. Le rôle de Bernadette lui colle à la peau encore bien des années après, puisque quelques jours après notre entrevue, une interview télé de Laurence est prévue sur ce sujet. « La pièce avait été créée des années plus tôt (en 1958, ndlr) avec notamment Dominique Page dans le rôle de Bernadette et Jean-Paul Belmondo, mais avait moins bien marché. Notre version a eu un énorme succès, c’était bourré tous les soirs. Nous avons joué six mois, puis fait une coupure, et repris avec quelques changements de distribution : Annick Alane remplaçant Maria Pacôme qui n’avait pas de bons rapports avec Louis de Funès -je les aimais tous les deux, je ne me suis pas mêlée de ça- et Olivier de Funès remplaçant Gérard Lartigau ».
A propos de Louis de Funès : « Il était très agréable et très sympathique, je me suis très bien entendue avec lui. Dans une scène, il était couché devant Mario David -un bon copain- et moi, et nous faisait des grimaces que personne ne voyait à part nous, alors on riait et après la pièce il nous demandait « Qu’est-ce que vous aviez à rire comme ça ? ». »
Le mari de Laurence, François, qui nous rejoint, se souvient : « Maria Pacôme n’a pas aimé réaliser que le public venait principalement pour voir Louis de Funès. Il faut dire que Louis de Funès se dépensait complètement dans la pièce. Je me souviens l’avoir vu des coulisses sortir de scène, enlever sa veste dont la doublure était à moitié trempée tellement il avait transpiré, et changer de veste. Il m’avait demandé de le raccompagner en voiture plusieurs soirs, car il avait la trouille de voir du monde. Une fois il s’était retrouvé seul dans un wagon où tout le monde le regardait et il s’était dit « Plus jamais ça » ».


Louis de Funès, Laurence Badie et Mario David dans Oscar (1971)


Laurence Badie devient une grande figure du théâtre de divertissement. Toujours remarquable car singulière, d'où sa longévité. De son départ du TNP au début des années 60 jusqu’en 2016, elle n’arrête pas, adoptée par plusieurs générations d’auteurs, notamment Pierre Palmade (Si c’était à refaire, en remplacement de Régine), Laurent Ruquier, Isabelle Mergault, Virginie Lemoine, etc. « La chienne qui est là dans le salon, c’est la chienne de Mergault. Quand j’arrivais au théâtre, elle venait comme une folle vers moi et entrait dans ma loge. Un jour, Isabelle me dit « Cette chienne t’adore, moi elle ne peut plus me voir, alors je te la donne ». J’adore les animaux. J’emmène toujours mes chiens en tournée ».
Cette vie de tournée lui plaît. « Cela ne me dérangerait pas d’en faire d’autres, mais ça dépend avec qui. Je garde un très mauvais souvenir de l'avant-dernière tournée que j'ai faite, à part de Corinne Le Poulain que j’aimais beaucoup, j'attendais que ça finisse ».
Elle joue également dans des opérettes et comédies musicales comme Pic et Pioche (1967) de Darry Cowl au Théâtre des Nouveautés avec Annie Cordy. « C’est un amour, Annie. Elle m’a emmenée en avion faire une balade en Bretagne et une thalasso chez Louison Bobet à Quiberon. Lorsque mon mari et moi avons fait notre voyage de noce à Megève en janvier 1970, on s’est retrouvé par hasard dans le même hôtel qu’Annie Cordy et son mari Bruno ». « Tu parles d’un voyage de noces » s’amuse François.



Laurence Badie et Jacques Balutin chantent "Ah c'que j'ai chaud"
(extrait de l'opérette Hourra papa (1984))


Et le cinéma, dans tout ça ? Beaucoup de seconds ou troisièmes rôles. « Je n'ai jamais eu la folie des grandeurs, je voulais continuer comme ça, tant mal que bien. Je n'étais pas une arriviste. J'étais bien à ma place. Mon grand film, c’est Jeux interdits (1952). L’ex d’un cousin était maintenant avec Claude Autant-Lara, je lui ai demandé de me présenter à René Clément, qui m’a engagé. C’est un très bon souvenir. Personne ne pensait qu’on aurait le grand prix de la critique. On tournait à la montagne avec Suzanne Courtal qui jouait la maman et Georges Poujouly, très touchant, adorable, qui avait une maman un peu handicapée. Brigitte Fossey était un peu plus gosse de riche ».
Quelques années après, Laurence Badie joue la serveuse dans La Traversée de Paris (1956) de Claude Autant-Lara. « Bourvil était très gentil. Je tremblais à l’idée de voir Jean Gabin, car il était terrible avec les gens qui l’emmerdaient, mais quand il était gentil il était formidable, et avec moi il a été adorable. Il criait « Avantage à la petite ! » ».

Laurence Badie tourne aussi pour le grand Vincente Minnelli dans La vie passionnée de Vincent Van Gogh (1956) avec Kirk Douglas. « Mon agent, Isabelle Kloucowsky, avait un amant américain et grâce à elle je suis allée aux États-Unis. Mais la rencontre avec Minnelli s’est faite à Paris, il m’a promis le rôle et m’a dit qu’on tournerait dans le midi de la France. Puis je n'ai plus eu de nouvelles, quand j’appelais ils me disaient « Wait, wait », j’insistais « What about the midi (sic)? Do you need me or not ? » et ils m’ont finalement demandé de venir à Hollywood. Je ne connaissais personne mais je me débrouillais en anglais. Je m'ennuyais à mourir. En plus j'étais amoureuse de Maurice Jarre, qui me manquait. C'était affreux. Un jour on me dit « C'est à vous ». Tout ce que je devais dire c'était « Vincent is dead », Vincent est mort. J'ai fini par le dire trois fois. En me disant au revoir, ils m'ont dit « On n'a jamais vu quelqu'un venir ici et s'ennuyer autant que vous, alors on vous offre trois jours à New York dans un grand hôtel » et j'ai passé trois jours merveilleux dans un palace et je suis rentrée au TNP. Finalement, il se sont aperçus qu'on voyait trop qu’il y avait des fausses fleurs dans le décor, elles n'étaient pas d'époque, et ils ont préféré couper la scène. Enfin c’est ce qu’ils m’ont dit, peut-être qu’ils m'ont trouvée à chier, mais je ne pense pas ».
Quand on lui fait remarquer qu’elle est peut-être passée à côté d’une carrière hollywoodienne : « A l'époque ça m'ennuyait. Maintenant ça m'affolerait, je signerais tout de suite. »
Laurence Badie joue également dans deux films d’Alain Resnais (« Un homme délicieux, que j’ai connu quand il venait au TNP. Il était également ami de Maurice Jarre »), La guerre est finie (1965) et Mon oncle d’Amérique (1980).
Elle joue aussi dans Les volets clos (1972) de Jean-Claude Brialy. « Il y avait une très belle distribution, notamment Marie Bell qui était extraordinaire. On a tourné dans le midi. J’avais connu Jean-Claude Brialy quand il était venu me féliciter dans ma loge quand je jouais Loin de Rueil au TNP».

Pour la télévision, Laurence Badie tourne dans de nombreuses séries populaires : Vive la vie, Allô police, Les Globe-totters, Les enquêtes du Commissaire Maigret, et plus récemment Le miel et les abeilles ou bien Scènes de ménages.
Parmi ses meilleurs souvenirs, le rôle de la mère dans Le monde enchanté d'Isabelle (1973) réalisée par Youri. « Michael Lonsdale a quitté la série en cours de route, je suis restée avec Jean Topart, très gentil garçon. Pour Youri, un garçon très discret, que j'aimais beaucoup, j’ai également tourné avec Michael Lonsdale dans Le jubilé de Tchekov, on a eu le prix de la critique. C’était une pièce plutôt triste et le rôle n’était pas dans mon emploi habituel. Michael Lonsdale était très sympathique mais il m'avait dit qu'il ne supportait pas qu'on tourne et qu'on lui dise « à ce moment tu fais ça » alors que je n’arrêtais pas de lui dire « Là tu vas à droite, etc. ». Il a dû se dire : « Celle-là quelle horreur, plus jamais! » (rires) ».
Elle joue dans de nombreuses pièces filmées et dans de nombreux dramatiques pour Claude Barma, Marcel Bluwal, etc. « J’ai joué Les Boulingrin avec Jacqueline Maillan, qui était charmante. C’était ma voisine, elle habitait au Trocadéro. Elle et De Funès acceptaient qu’on fasse nos effets, etc. il y avait un bon esprit de troupe ».
Elle joue dans Julie de Chaverny ou la double méprise (1967) l’un des rôles principaux avec Françoise Dorléac, dont c’est le dernier rôle télévisé. « Nous avons tourné chez une dame très chic, près de l’autoroute du sud. Françoise était extraordinaire, meilleure que Catherine. Elle était quelqu'un d'unique, je l'aimais beaucoup. J'ai appris sa mort par ma voisine, qui avait appris la nouvelle à la radio ».
Parmi les projets les plus étonnants, un Cendrillon avec Claude François : « Avec Arlette Didier on faisait les deux méchantes sœurs ».
Elle participe également à un projet assez unique de l’ORTF, Commedia (épisode Le Réveil de Rose), des dramatiques entièrement improvisés. « J’aimais bien improviser! Je serais prête à refaire de l’impro. On se laisse aller, et tout d’un coup on invente quelque chose qui désarçonne l’autre. »

"Bonne cliente" pour les jeux télévisés et radiophoniques (Les Jeux de 20 heures, L'Académie des Neuf, Les Grosses Têtes, etc.), elle garantit un bon moment par sa présence et sa bonne humeur. Sa voix et son image sont également beaucoup utilisées pour la publicité.


Publicité pour Braisor avec Laurence Badie


Le dessin hommage de David Gilson 
(Publié avec son autorisation)

C’est par la grande Lita Recio que Laurence Badie débute dans le doublage : « Je connaissais Lita car ma grand-mère connaissait très bien son frère. Lita était quelqu’un d’exceptionnel, même si sa vie était un peu gâchée par des parasites qui profitaient pas mal d’elle, y compris d’une partie de son appartement de la rue Ordener. Je lui ai dit que j'aimerais bien faire de la synchro, elle m'a emmenée dans des studios, et m’a présentée à Gérard et Martine Cohen (Record Film) ». Parmi les premiers rôles de Laurence Badie au doublage : Estelle Parsons (Blanche) dans Bonnie & Clyde (1967) : « Je doublais la belle-sœur de Bonnie qui devient aveugle et paniquée. Un rôle dramatique. »
Mais c’est dans les dessins animés que Laurence et sa voix haut perchée se déchaînent : Vera, la rouquine de Scooby-Doo à laquelle elle donne une vraie personnalité (elle refait pour nous: « Y a encore un indice ! »), Casper dans Casper le gentil fantôme (« Je l’ai souvent doublé, j’aimais bien »), la narratrice des séries d’animation Joë, la serveuse dans Kuzco l’empereur mégalo, Mme Placard dans Atlantide, l’empire perdu, Tchaou dans Tchaou et Grodo, etc. « J’ai travaillé avec plein de gens formidables que j'aimais beaucoup (Roger Carel, Philippe Dumat, etc.) mais n’ai pas forcément gardé d'amitiés liées au doublage. C'est un métier où on voit les gens seulement quand on travaille avec, on les voit peu en dehors ».
En dehors du doublage, Laurence Badie marque l’enfance de beaucoup d'entre nous par sa participation à de très nombreux livres-disques, notamment pour Adès / Le petit ménestrel. « J’ai connu Lucien Adès par Maurice Jarre, qui avait composé pas mal de musiques pour sa maison de disques ». La Belle au Bois dormant (seul film d'animation Disney dont le livre-disque n'a connu qu'une seule version), La belle histoire de la princesse Natte d'or, Valentine la baleine qui voulait chanter à l’opéra, Au clair de lune, Bécassine, Les contes du chat perché, etc.


Laurence Badie conte La belle histoire de la princesse Natte d'or (1970)


Elle fait en outre une petite carrière dans la chanson, enregistrant notamment les improbables « Pour qui c’est-y ? C’est pour les hommes » et « Pourquoi qu’un dimanche c’est toujours trop court alors qu’un lundi oh là là qu’c’est long à tirer » écrites par Michel Rivgauche et Christian Sarrel. La première bénéficie même d'un cover dans la collection Pop Hit Parade chante (Musidisc). Lorsque nous lui parlons de ces chansons, Laurence les chante par cœur, provoquant un grand moment d’hilarité. Je ne peux pas résister de vous partager le document audio de ce grand moment :


Laurence Badie chante, interviewée par Rémi Carémel et Gilles Hané (16/12/2017)
(Remerciements à Amélie W. pour le nettoyage du fichier audio)


A 89 ans au moment de notre interview, elle partage sa vie entre l’appartement qu’elle loue dans le XVIème et sa maison de Plougoulm en Bretagne. « Ça fait longtemps que je vis dans cet immeuble. Au début j'étais avec Maurice Jarre, au 1er étage. Puis j'ai changé de mari et changé d'étage (rires). J'aimerais quitter ce quartier, où il n'y a que des bureaux, et retourner aux Ternes, où je vivais dans ma jeunesse. »
Elle se sent un peu oubliée du métier : « Vous croyez que j'existe encore dans la tête des gens ? Le public, oui. Les professionnels, non, ça a changé. J'ai débuté avec des gens magnifiques comme Gérard Philipe. C'était la chance… »
Laurence conclut : « C'est terrible quand on voit disparaître une génération entière. De mon côté, je ne crains pas du tout de mourir. J’ai un espoir immense que nous allons nous retrouver ailleurs tous les quatre et rencontrer Victor Hugo, Mozart, etc. ».


Publicité radio Bonduelle pour Europe 1 avec Laurence Badie
(Remerciements à Yan Mercoeur)



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dimanche 29 octobre 2023

Projection des Aristochats avec les voix françaises du film


En ces temps un peu mornes, l'ami Rémy Batteault (dans le cadre de la carte blanche "comédies musicales" qui lui est confiée au Publicis) vous propose, avec ma collaboration, une projection (en VF) des "Aristochats" (1970) dimanche 26/11/2023 à 15h au Publicis Cinémas (129 avenue des Champs-Elysées, Paris).

"Les Aristochats", c'est le swing, Paris, des personnages aussi drôles qu'attachants. La joie!

Cette projection sera précédée d'une participation du choeur de comédies musicales A l'Horizon, de surprises, et sera suivie d'une rencontre (co-animée par votre serviteur (Rémi Carémel (Dans l'ombre des studios)) avec les voix françaises du film qui seront réunies pour la première fois depuis 1971: Michèle André (voix parlée de Duchesse), Isabelle Germain (voix chantée de Marie), Mark Lesser (voix parlée de Berlioz), Steve Gadler (voix parlée du Chat anglais), Mireille Chevalier et Alexis Chevalier (petite-nièce et arrière-arrière-petit-neveu de Maurice Chevalier (chanteur du générique)) et, sous réserve, José Germain (voix chantée de Scat Cat).

Un événement culturel et convivial pour petits et grands, à ne pas manquer.

Réservation (conseillée) ici: https://www.publiciscinemas-reserver.cotecine.fr/reserver/F14174/D1701007200/VF/257764/
(Tarif plein : 8,50€ / Tarif -14 ans : 6,50€)
La page de l'événement : https://www.publiciscinemas.com/les-musicales-de-remy-batteault/


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mercredi 7 décembre 2022

Hommage à Jacques Ciron (1928-2022)

J'ai appris avec une immense tristesse, par sa famille, la disparition ce matin à Paris (20ème arrdt) de mon proche ami Jacques Ciron, figure incontournable du théâtre, mais également très présent au cinéma, à la télévision et au doublage. 

"Voilà comment on écrit l'histoire" : les amis de Jacques Ciron reconnaîtront facilement cette phrase prononcée par Jacques à chaque fois qu'il ponctuait une anecdote, c'est à dire très souvent. L'histoire de Jacques commence le 17 mai 1928 à Paris. Né dans une famille bourgeoise, le petit Jacques assiste à une foule de spectacles étant enfant, tandis que son père prend des cours de piano avec Marguerite Monnot. Dans le billard tenu par son oncle en Champagne, il conçoit des petits spectacles pour les clients et sa famille, et quand on lui demande ce qu'il veut faire comme métier il répond "des déguisements".

Recalé à l'entrée de son cours par René Simon qui le trouve trop jeune et trop chétif, Jacques s'inscrit au Cours Bauer-Thérond, puis suit les cours de Beatrix Dussane et de Maurice Escande, son mentor, dont il arborera souvent le chapeau après la disparition de celui-ci. Il débute alors une carrière longue et immense dans le théâtre, que ce soit du classique, du contemporain, ou du boulevard, où son sens comique (rythme, rupture de tons, expressions du visage, voix inimitable, etc.) et les personnages décalés qu'il interprète (personnages distingués à la Jacques François, et homos extravertis) font merveille.

Jacques dévore les planches aux côtés de Jean Le Poulain, Marthe Mercadier, Jean Marais, Jean-Paul Belmondo, Suzy Delair, Pierre Fresnay et Francis Blanche, avec talent, gentillesse et beaucoup d'humour. Les metteurs en scène dont il garde le meilleur souvenir ont pour nom Christian-Gérard, Raymond Rouleau et Jacques Charon. Jacques assistera ce dernier à la Comédie-Française, et participera en tant que comédien à des tournées de la troupe à l'étranger, mais Charon s'oppose à l'entrée de Ciron comme pensionnaire du Français. Une blessure pour cet amoureux de la maison de Molière.

Jacques chante dans "Attention, je pique" (1959)

A la télévision, il est "bon client" des émissions comme Alors, raconte ou Eh bien, raconte! qui invitent des gens du métier à raconter des anecdotes de tournages et tournées. Il joue dans d'innombrables téléfilms et dramatiques, mais aussi des seconds rôles au cinéma, comme dans Le Cerveau (1969) de Gérard Oury ou Les Ripoux (1984) de Claude Zidi. Son anglais parfait (lorsque James Ivory lui demande où il l'a appris, Jacques répond "In bed, sir!") le fait participer à des tournages en anglais comme Gigi (1958), Sept fois femme (1967), Mayerling (1968) ou Frantic (1988). Il garde un très bon souvenir de Harrison Ford, Peter Ustinov et Omar Sharif.

C'est en jouant au théâtre avec Serge Nadaud que ce dernier lui propose de faire du doublage. Jacques fait ses débuts dans l'un des innombrables films russes doublés à l'époque à la S.P.S. et devient vite un habitué de la synchro, avec sa voix haut perchée, abonnée aux aristocrates et maîtres d'hôtel distingués: Alfred dans les Batman (films et série d'animation des années 90), le Chapelier Toqué dans Alice au Pays des Merveilles (redoublage de 1974), Pompadour dans Babar, Pélinore dans Merlin l'enchanteur (1963), Tim Curry (l'inquiétant clown Grippe-Sou) dans Ca, etc. Ses meilleurs souvenirs de doublage? Meurtre au soleil avec son ami Peter Ustinov, et Zoobilee Zoo, série (introuvable en VF) qu'il a doublée avec Henri Salvador.

Mais Jacques ne vit que par et pour le théâtre, que ce soit sur scène ou dans le public (lorsqu'il ne joue pas, il sort tout le temps applaudir ses camarades, et j'ai la chance, à mes "débuts" à Paris, d'être invité par lui deux ou trois fois par mois au théâtre). Sa mémoire encyclopédique des distributions artistiques et de l'histoire du théâtre, sa passion pour les textes, sa bienveillance pour les acteurs, sont aimés de tous.


Jacques Ciron avec Claude Rollet, Sophie Faguin et Mathieu Serradell (piano) à ma soirée "Dans l'ombre des studios fête son non-anniversaire" (2016)

En 2015 et 2016, il accepte par amitié pour moi de monter une dernière fois sur scène, pour interpréter le Chapelier Toqué (la chanson du "Non-anniversaire" qu'il n'avait alors jamais chantée en public) lors de mes soirées hommages aux voix des doublages Disney. Les représentations sont un pur régal, quant aux répétitions, où le personnage déteint sur l'acteur, n'en parlons pas.

Partout où Jacques passe, il met de l'humour (les nombreux dîners que nous faisons occasionnent toujours un petit sketch qu'il improvise auprès de nos voisins de table), de la poésie, de la classe et sa grande gentillesse.
J'ai une très tendre pensée pour lui, ainsi que pour ses trois fils adoptifs (Denis Laustriat, Jacques Bachelier et Sébastien Saulnier).


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