samedi 24 octobre 2020

Hommage à Roger Carel

C'est avec une infinie tristesse que nous avons appris le mois dernier le départ de notre cher Roger Carel pour une galaxie lointaine, très lointaine. Par ses talents d'acteur, Roger était une figure populaire du théâtre, du cinéma et de la télévision, mais c'est grâce au doublage qu'il a émerveillé plusieurs générations de spectateurs. Avec lui, c'est une part de notre enfance qui s'en est allée, et des milliers de personnages (Astérix, Winnie l'ourson, C3PO, Kaa, Alf, Kermit, Hercule Poirot, Maestro, Jiminy Cricket, etc.) auxquels il a donné tant d'humanité, qui en sont restés sans voix. 
Roger faisait l'unanimité autour de lui. Avec gentillesse, humour, simplicité, intégrité, humilité, générosité, il rendait heureux toutes celles et ceux qui croisaient son chemin: famille, amis, camarades de jeu (théâtre, cinéma, télévision, doublage, radio, disque, publicité), qu'ils soient débutants ou confirmés, réalisateurs, techniciens, admirateurs. 
Synthétiser une carrière aussi vaste que celle de Roger est déjà difficile. Evoquer sa personnalité tout en essayant de garder une certaine distance, alors qu'on a eu la chance de faire partie de ses amis proches, est tout aussi compliqué. J’avais commencé à écrire cet hommage le 13 septembre (quelques jours avant l’article du Parisien), mais je l’ai abandonné pendant plus d'un mois, ayant besoin d’un peu de recul. 
Mes remerciements à Nicolas Barral pour son dessin, et à Dominique Paturel, Patrick Préjean, Philippe Sisbane et Barbara Tissier pour leurs témoignages. Toutes les autres anecdotes et citations sont, sauf mentions contraires, extraites de mes interviews ou discussions avec Roger et Liliane Carel, Jean-Claude Donda, Lucie Dolène, Michel Plessix, William Sabatier et Evelyn Selena. 


Au début des années 2000, dans ses interviews, Roger Carel aimait raconter avoir été récemment abordé par un monsieur aux cheveux blancs venu lui dire « Ah, Monsieur Carel… Toute ma jeunesse ! ». Se sentant soudainement vieilli par cette remarque, Roger avait réalisé qu’il avait débuté son métier en 1947, et que les jeunes d’hier… ne l’étaient plus. De 1947 à 2013 : 66 ans au service du public. 

Il est né Roger Bancharel le 14 août 1927 à Paris, d’une famille originaire de Salers (Auvergne). Son père est fonctionnaire à la C.M.P. (ancêtre de la R.A.T.P.) et sa mère femme au foyer. Leur activité de résistants pendant la guerre restera pour toujours une grande fierté pour Roger. 
Communion de Roger
Il fait son collège en pensionnat à l’Institut Saint-Nicolas (Issy-les-Moulineaux). Comme il l’écrivait dans ses mémoires : « Aujourd’hui, on le considérerait comme un bagne d’enfants. Mais nous n’en avions pas conscience ». Face à la sévérité extrême et à une forme de sadisme de certains frères, Roger est obligé de ruser constamment, et développe quelques talents pour faire rire ses camarades, imitant ses professeurs, se livrant à des interprétations débridées de fables de La Fontaine en classe, ou participant à des spectacles d’élèves qui lui donnent le goût de la comédie. 
Au contact d’un aumônier bienveillant, Roger souhaite entrer dans la prêtrise, et effectue même une année au petit séminaire. Bien qu’ayant plus tard complètement changé de voie, Roger gardera des souvenirs très précis de son enfance religieuse, qui lui permettront de jouer avec beaucoup de vérité des prêtres, et même d’être en quelque sorte « conseiller technique » pour des scènes de messe. 

Après une année à Centrale (pour devenir ingénieur dans les transports ferroviaires et faire la fierté de son père) qui ne le passionne pas, Roger, grâce à sa tante, rencontre le comédien et metteur en scène Jean Marchat, qui lui conseille de s’inscrire à un cours de théâtre. 
Roger posant
pour un roman-photo

Roger s’inscrit au Cours Andrée Bauer-Therond (à l’origine de son changement de nom, de Bancharel en Carel) en compagnie de Michel Piccoli et Anouk Aimée puis au Cours Simon, rejoignant ses amis Pierre Mondy et Jacqueline Maillan. 
En parallèle de ses cours, Roger pose pour des romans photos sentimentaux, et fait ses débuts au théâtre (sa mère lui offre pour sa première pièce une peluche de Pluto (le chien de Mickey, dont Roger sera l’une des voix), qui deviendra son porte-bonheur), comme par exemple un spectacle du Livre de la Jungle (avec Linette Lemercier et Sophie Leclair) où la troupe est payée… en bananes, ou Andromaque dans laquelle il joue le vieux précepteur Phoenix, avec un visage grimé comme un vieillard… et les jambes nues d’un jeune homme de dix-neuf ans, provoquant l’hilarité du public. 

Parmi les premières pièces de sa carrière, une tournée en Afrique du Nord du Petit Café de Tristan Bernard avec en tête d’affiche le grand Albert Préjean. Roger sympathise avec Albert, « d’une gentillesse et d’une générosité peu communes » d’après ses propres mots, et rencontre son jeune fils, Patrick, qui deviendra par la suite l’un de ses meilleurs amis. « Avec Roger, c’est une histoire familiale. Roger a très bien connu mon père, lui et moi avons ensuite énormément travaillé ensemble, et il a aussi fait beaucoup de doublage avec ma fille Laura à qui il disait « Tu vas vite nous faire un petit bébé, parce que travailler avec une quatrième génération de Préjean ça serait formidable ! » (rires), c’était tellement tendre et plein d’humour. Quand ma fille était petite il l’avait surnommée « Hou le loup » après qu’elle lui ait dit « Hou ! Le loup ! » et ce surnom mignon comme tout est resté. » se souvient avec émotion Patrick. 

Sur les conseils de Michel Piccoli, Roger passe une audition pour entrer dans la Compagnie Grenier-Hussenot, et il intègre cette superbe troupe, qui alterne théâtre et cabaret littéraire (notamment à La Fontaine des Quatre Saisons, tenu par Jacques et Pierre Prévert). Roger y reste sept ans, en compagnie notamment de Hubert Deschamps (avec lequel il forme un duo. Deschamps lui donnera le surnom de « Gegers » (employé par pas mal d’amis de Roger) car il trouvait que Roger écarquillait les yeux comme le fantaisiste Rogers), George Wilson, Michel Piccoli, Jean Rochefort, Jean-Pierre Marielle, Rosy Varte, Yves Robert, Paul Crauchet, Serge Reggiani, Micheline Dax, Jean-Roger Caussimon, Henri Virlojeux, Les Frères Jacques et Les Quat' Jeudis. 
Avec Hubert Deschamps
Il joue L’amour des quatre colonels pendant cinq ans (1800 représentations), et devient un grand ami de son auteur, Peter Ustinov. Pour jouer la production des Trois Mousquetaires de Grenier-Hussenot (où Jean-Pierre Grenier sera gravement blessé à l’œil par l’épée de Serge Reggiani au cours d’une représentation), Roger prend des cours d’escrime chez l’un des frères Gardère, avec parmi les autres élèves Claude Carliez et Raoul Billerey, futurs grands maîtres d’armes. A cette occasion, on le recrute comme cascadeur dans le film de cape et d’épée Le fils de Lagardère (1952) : sa première expérience cinématographique sera d’être poussé dans des escaliers et d’être jeté à l’eau, pendant une journée de tournage. 

Extrait de Champignol malgré lui de Feydeau
 tourné spécialement pour la télévision (1959) 
avec Roger Carel et Jean Rochefort

Il quitte ensuite la Compagnie Grenier-Hussenot, joue Gog et Magog au théâtre avec François Périer, l’un de ses meilleurs souvenirs scéniques et extra-scéniques. On rêverait de prendre une machine à remonter le temps et d’assister, en petite souris, à une fête costumée déjantée (dont on retrouve des témoignages dans les livres de souvenirs de plusieurs des participants) organisée par François Périer avec entre autres Bernard Blier, Maurice Biraud, Jean Carmet, Pierre Mondy et Roger. 

Roger fait une grande tournée avec la Compagnie Renaud-Barrault, puis participe à de nombreuses pièces ou opérettes avec Michel Serrault, Jean Poiret, Michel Roux et Jacqueline Maillan, qui constituent l’une de ses principales familles de théâtre. 
Roux, Maillan, Desmarets et Carel
A propos de Michel Roux et de Roger, une anecdote qui m’avait été racontée par Lucie Dolène : Michel Roux avait mis une véritable séparation entre sa vie professionnelle et sa vie privée, et ses camarades étaient frustrés de n’avoir jamais été invités chez lui, de ne pas connaître son épouse, etc. Un jour où Michel Roux et Roger rentrent ensemble après une pièce, Roger simule un petit malaise devant chez Michel Roux pour que ce dernier le fasse entrer chez lui. Mais tout ne se passe pas comme prévu : Michel Roux laisse Roger sur le trottoir, rentre chez lui… et en ressort avec un verre d’eau. 

Roger arrête le théâtre au début des années 80, afin de trouver une vie familiale plus paisible. 

La carrière de Roger est un peu plus discrète au cinéma. On lui confie des seconds rôles dans quelques films à succès, que ce soit des drames (le fils de Michel Simon dans Le vieil homme et l’enfant de Claude Berri, le garagiste employeur d’Alain Souchon dans L’été meurtrier de Jean Becker) ou des comédies (le paysan pourchassant Darry Cowl dans Le triporteur, le mafieux qui prépare le parapluie pour Pierre Richard dans Le coup de parapluie, le Général Müller victime de Super Résistant (le mur de sa chambre tagué d’un superbe « Casse-toi, gros cul ») dans Papy fait de la résistance). 
Dans Les Mille et une Nuits (1990) de Philippe de Broca, il joue le sultan qui « achète » la jeune et sublime Catherine Zeta-Jones, dont c’est le premier film. Les scènes sont tournées en français et en anglais, et Roger étouffe sous son costume imposant, à 40° à l’ombre. 

Roger Carel et Pierre Richard dans Le coup de parapluie (1980)

Et des rôles plus importants dans des films plus confidentiels (notamment la sympathique comédie Les Grands Moyens (1976) d’Hubert Cornfield, où il interprète un commissaire enquêtant sur une vendetta commise par trois grands-mères corses) ou des nanars dans lesquels il retrouve souvent ses bons copains Michel Galabru, Marco Perrin, Paul Préboist, Gérard Hernandez et Pierre Tornade. 

A propos de nanars, Roger m’avait raconté une anecdote concernant la comédie érotique Le Diable Rose, dans laquelle il interprète un général allemand installé dans une maison close pendant la guerre. Pour le tournage d’une scène, une comédienne est censée lui simuler… une gâterie. Roger, très gêné et prévenant (attitude élégante qui paraît évidente aujourd’hui, mais assez inhabituelle en 1988, trente ans avant #MeToo) dit à l’actrice « Ca m’embête ce qu’on vous demande de faire, si cela vous gêne, surtout, dites-le moi, et je dis au réalisateur que je refuse de tourner cette scène ». La comédienne semble très étonnée pour ne pas dire stupéfaite par ces égards. Pierre Doris prend alors Roger à part et lui dit « Tu ne l’as pas reconnue ? C’est Brigitte Lahaie ! ».  

R. Carel et P. Sisbane
Tournage du Coma des Mortels
Dans les années 1990-2000, le réalisateur Philippe Sisbane lui confie de très beaux rôles dramatiques dans ses courts-métrage Doudou perdu, Post-scriptum et Le coma des mortels. Roger prend énormément de plaisir à tourner ces trois films, qui le font sortir des sentiers battus. (A ma demande, Philippe a gentiment accepté d’écrire un petit texte en hommage à Roger, que vous retrouverez en fin d’article). 

Carrière relativement discrète au cinéma, donc, mais par contre très prolifique à la télévision. Il enchaîne les rôles importants dans des séries comme le Commissaire Guerchard (ennemi d’Arsène Lupin) dans Arsène Lupin ou Hammel dans Schulmeister, l’espion de l’empereur. En jouant Fix dans Le tour du monde en 80 jours, il retrouve l’un de ses plus proches amis, Pierre Trabaud. « Pierre était capable de la plus grande fantaisie, il suffisait que lors d’un repas ma femme dise qu’elle aime l’andouillette, pour que le lendemain il vienne sonner chez nous avec des andouillettes emballées dans un bouquet de fleurs » m’avait-il un jour raconté.
Autre grand souvenir : La Nouvelle Malle des Indes, avec Patrick Préjean, qui se souvient du tournage : « Christian-Jacque nous a contactés pour jouer deux policiers intellectuellement un peu courts dans « La Nouvelle Malle des Indes » (1982), série qui a eu beaucoup de succès. On est parti tourner pendant huit mois dans le monde entier, en Inde, en Allemagne, en Egypte, en Tunisie, en Italie, etc. En plus d’un voyage merveilleux et très constructif sur le plan des sensations et de l’intellect, Roger et moi nous sommes entendus comme larrons en foire. Alors qu’il était très pudique, on partageait parfois la même chambre quand il y avait des problèmes d’hôtel. Je me souviens d’une anecdote en Inde, au Rajasthan. Pour les scènes qui se passaient sur l’eau, on en profitait pour tourner aussi les scènes nautiques censées se passer en Egypte sur un boutre, un bateau égyptien. Un jour, on arrive sur le bateau à 9h du matin, on rencontre les figurants locaux, avec qui on sympathise. L’un d’entre eux vomit dans la rigole pleine d’eau, qui se trouve à l’intérieur de la coque. Ce n’était déjà pas ragoûtant. Et là le deuxième assistant nous demande en anglais si on veut un thé, et nous prépare un thé… avec l’eau qui se trouve dans la rigole ! On était à la fois écœurés et hilares. » 

Roger joue des sketchs dans de nombreuses émissions télévisées (aux côtés de ses amis Michel Roux, Jacqueline Maillan, etc.) notamment pour les Carpentier, fait figure de « bon client » pour les émissions de jeux telle que Les Jeux de 20 heures ou L’académie des neuf, et participe à quelques très beaux téléfilms, qui vont des « dramatiques » tournés en direct principalement pour l’émission La caméra explore le temps (riches en anecdotes d’incidents techniques ou de rencontres étonnantes, comme l’acteur Jean Paqui, comte d’Orgeix, qui venait sur les plateaux de tournage avec sa panthère), jusqu’aux belles créations de Pierre Tchernia basées sur des histoires de Marcel Aymé. 

M. Dax et R. Carel
enregistrant Astérix et Cléopâtre

Roger fait justement partie de la « bande » à Tchernia. Devenu au milieu des années 60 la voix d’Astérix dès le feuilleton radiophonique de France Inter (Guy Piérauld avait créé la voix du personnage quelques temps plus tôt pour Radio Luxembourg), il retrouve Tchernia (comme scénariste ou voix) sur la plupart des films d’animation Astérix, puis collabore à de nombreux projets avec lui : films, téléfilms, etc. Si Roger n’apparaît pas à l’image dans Le Viager (1972), c’est lui qu’on entend commenter les actualités mondiales présentes dans le film, imitant parfaitement le ton des speakers des années 50 : « C’est un peu de printemps qui entre à l’Elysée… »

La voix de Roger dans Le Viager (1972)

La carrière radiophonique et discographique de Roger est énorme. On l’entend dans de nombreux feuilletons radiophoniques comme Signé Furax aux côtés de Maurice Biraud et de l’extraordinaire Francis Blanche. Roger prêtera sa voix à ce dernier (décédé avant de pouvoir se post-synchroniser) dans Un linceul n’a pas de poches (1974) de Jean-Pierre Mocky. Pour la radio, il participe aussi à des émissions de divertissement comme Les Grosses Têtes (qu’il quitte au bout de quelques années, un peu lassé par la tournure trop grivoise apportée par Jean Lefebvre). On entend en outre Roger dans pléthore de disques pour enfants (notamment pour la marque «Le Petit Ménestrel » de Lucien Adès) contant l’histoire, incarnant une multitude de personnages. Il fait même les aboiements du « petit chien dans la vitrine » dans la célèbre chanson interprétée par Line Renaud. Sa voix est aussi très souvent utilisée pour la publicité. 

La Belle de Moscou
Ce qui caractérise la carrière de Roger au théâtre, au cinéma, à la télévision, au disque, à la radio, c’est le plaisir immense de jouer, tout le temps, et d’incarner des personnages très différents, où il peut donner libre cours à sa fantaisie et prendre des voix, des accents. C’est ce talent là qu’il exploite au doublage et qui en fait la "star" incontestée de cette activité en France. 
En octobre 1957, voyant et surtout entendant Roger jouer un colonel russe dans la pièce L’amour des quatre colonels, Gérald Devriès, auteur et directeur artistique de doublages pour la MGM, a l’idée de lui faire doubler le grand Peter Lorre, jouant un officiel soviétique dans le film musical La Belle de Moscou (1957), remake musical de Ninotchka. Roger commence donc sa carrière dans le doublage par un rôle important, sans passer par la case « petits rôles et ambiances ». 

Roger doublant Charlie Chaplin dans Le Dictateur (doublage de 1968)

Parmi les premiers acteurs qu’il double : Jack Lemmon, dont le physique, l’œil vif, les expressions de visage, et le tempérament sont assez proches de lui : Certains l’aiment chaud (1959, où l’on confie curieusement les dialogues en voix de tête à Roger Rudel, alors que Roger Carel aurait pu faire les deux), La Garçonnière (1960), Irma la douce (1963), etc. 
Avec Benny Hill
(ambassade du Royaume-Uni)

Mais aussi Peter Sellers (dans le premier La Panthère rose (1963), Docteur Folamour (1964), Bienvenue, Mister Chance (1979), etc.), Charlie Chaplin (qu’il redouble en 1968 dans Le Dictateur, choisi sur essais par l’acteur lui-même), Anthony Daniels (C3PO dans les six premiers films Star Wars), son ami Peter Ustinov (lorsqu’il ne se double pas lui-même), Benny Hill (dont les yeux, le sourire, les accents, sont très proches de Roger). Ce dernier rencontre Roger à plusieurs reprises lors de passages à Paris. 

Puis, des années plus tard, David Suchet dans la série des Hercule Poirot. Fait amusant, la voix naturelle de Suchet est très grave, et quand il incarne Poirot, il semble imiter… Roger Carel. Parmi les meilleurs souvenirs de doublage de Roger : la série Hello Einstein dans laquelle il doublait le rôle-titre, joué par Ronald Pickup. 

Si la carrière de Roger Carel dans le doublage d’acteurs « en chair et en os » est très importante, celle dans celui de dessins animés l’est encore plus. Le dessin animé est une aire de jeux pour Roger, où il double parfois une dizaine de personnages différents dans un même film d’animation, enchaînant les voix (certaines étant inspirées d’autres acteurs, comme Jean Temerson, quand il fait la voix du croque-mort de Lucky Luke) et accents. Par sa façon si particulière de donner de l’humanité à ces personnages et de nous toucher, l’immense talent de comédien de Roger est une évidence. « Il y a des comédiens qui, dans un studio de doublage, parlent à un micro. Roger, lui, parle directement au cœur des gens » m’a dit un jour la comédienne Evelyn Selena. 

De 1961 à 1986, il participe à la quasi-totalité des doublages ou redoublages de films d’animation Disney (dialogues, et généralement chant), et suit dans les années 1990-2000 fidèlement ses personnages dans leurs nouvelles aventures. Pongo (Les 101 Dalmatiens), le Chat de Chester (Alice au Pays des Merveilles), Mickey (dans les années 70), Kaa le serpent (Le Livre de la Jungle), Jiminy Cricket (Pinocchio, Coquin de Printemps, shows de Noël), Bernard (Les Aventures de Bernard et Bianca, Bernard et Bianca au Pays des Kangourous), Timothée (Dumbo), le Roi Hubert (La Belle au Bois dormant), Donald Dingue (divers cartoons Disney), Basil (Basil détective privé), etc. 

Philippe Dumat (Prince Jean) et Roger Carel (Triste Sire) dans Robin des Bois (1973)

Lafayette
Dans
Robin des Bois (1973), en Triste Sire, serpent siffleur et persifleur, son duo avec Philippe Dumat (le méchant mais ridicule Prince Jean) est un feu d’artifice de folie. On est au théâtre, presque devant Albin et Renato de La Cage aux Folles, et on ressent la complicité et l’immense plaisir de jouer de ces deux merveilleux comédiens. « Je me souviens d’un déjeuner à la maison avec Philippe, où il nous avait raconté ses souvenirs de jeunesse comme vendeur de chaussures. Liliane et moi étions pliés de rire, je crois que parmi tous mes amis comédiens, c’est celui qui a fait le plus rire ma femme » m’a dit un jour Roger. 
Autre formidable duo : dans Les Aristochats (1970), où en plus de la petite souris Roquefort, Roger prête sa voix au sympathique chien Lafayette au côté d’un autre grand, Jacques Dynam (le bougon Napoléon). 

Parmi les personnages qu’il a le plus longtemps suivi chez Disney : Winnie l’ourson, Coco Lapin et Porcinet à partir des années 60 jusqu’à la fin des années 2000 (sauf Porcinet, remplacé par Hervé Rey un peu avant). Dans les dernières séances de son vieux copain Guy Piérauld (voix de la taupe Grignotin), qui perdant la vue ne peut plus lire la bande rythmo, Roger lui tapote affectueusement sur l’épaule quand c’est à lui de parler. En 1996, interviewé par Stéphane Lerouge pour le magazine Génération Séries, Henry Djanik s’amusait de devoir à 70 printemps passés doubler le pauvre Bourriquet qui « perdait tout le temps sa queue ». Que dire de Roger, qui en 2007 pour la série d’animation 3D Mes amis Tigrou et Winnie a dû faire tout un épisode avec la petite Darby « qui voudrait une queue comme ses amis », provoquant un fou-rire en plateau de toute l’équipe artistique et technique. 

Lily Caruso (Darby) et Roger Carel (Winnie l'ourson) : "Si j'avais une queue"


Crapaud par Michel Plessix
Autre personnage, Crapaud dans La mare aux grenouilles de Disney (compilé en vidéo sous le titre Le Crapaud et le Maître d’Ecole avec un autre moyen-métrage, La légende du cavalier sans tête) inspiré du roman britannique Le Vent dans les Saules. Le grand dessinateur Michel Plessix, qui dans les années 1990-2000 créera une adaptation en bande dessinée du Vent dans les Saules acclamée par la critique et le public, m’avait raconté avoir été tellement marqué par la voix de Roger dans ce rôle, qu’en créant ses personnages il les avait imaginés avec les voix de Roger (Crapaud), Philippe Noiret (Taupe) et Jean Rochefort (Rat). 

Roger est également très présent dans les dessins animés Hanna-Barbera (Capitaine Caverne, Fred Pierrafeu, Roquet Belles Oreilles, ou bien encore Wally Gator, personnage pour lequel il a passé les essais très enrhumé, et dont on lui a demandé par la suite de continuer à prendre cette voix). 

Sur le doublage du Muppet Show (1978)

Dans le Muppet Show, il double Kermit la Grenouille et une kyrielle d’autres personnages invraisemblables. Les enregistrements se font en grande partie dans les studios de la rue Mermoz, loués à la fois par la SOFI (société qui double principalement des programmes pour la télévision, dont les Muppets) et par Lingua-Synchrone (société de Richard Heinz doublant principalement pour le cinéma). Les comédiens du second studio viennent assister pendant leur pause au doublage du Muppet Show, tant le spectacle de ces grands enfants (Roger Carel, Gérard Hernandez, Micheline Dax, Pierre Tornade, Francis Lax) en plein travail est exceptionnel. Ses amis (notamment Jacques Ferrière) et fans lui offrent toute une collection de figurines de grenouilles, qui devient de plus en plus envahissante. 

On le retrouve bien évidemment dans les productions de dessins animés francophones comme les films d’animation de Picha (Tarzoon: la honte de la jungle, Le chaînon manquant, Le Big Bang), de Goscinny (les Astérix, Lucky Luke, etc.) ou les Il était une fois… (Maestro, le conteur à la longue barbe blanche), dont le créateur, Albert Barillet, disait de Roger dans une interview « qu’il était la définition même de ce que Brassens appelait un honnête homme » (Vos plus belles années, RTL). 

Première rencontre (en 2005)
Je voudrais lier maintenant des souvenirs personnels avec les quinze dernières années de la vie de Roger, qui vont me permettre d’évoquer sa personnalité, avec l'aide de témoignages de quelques-uns de nos amis communs. C’est grâce à Philippe Dumat que je le rencontre pour la première fois, au printemps 2005. Roger m’invite sur le doublage des Pierrafeu à Sonodi, en compagnie de son vieux complice Gérard Hernandez. De jeune « fan » j’ai la chance que la grande affection que je lui porte devienne réciproque, et de devenir au fil du temps l’un de ses plus fidèles amis. 

Roger m’invite régulièrement à assister à ses doublages (redoublage de films Laurel et Hardy, série d’animation Le Petit Dinosaure et la Vallée des Merveilles, film Harry Potter et le Prince de Sang-Mêlé, etc.), dans lesquels je constate à chaque fois son grand professionnalisme (toujours en avance en studio, et très à l’écoute), son humilité (restant parfois toute une journée en plateau pour quelques lignes, sans jamais demander d’aménagement d'horaires au nom de sa stature ou de son âge), sa bonne humeur (toujours souriant et sifflotant, même dans les mauvais moments) et sa grande gentillesse envers les professionnels qui l’entourent : directeur artistique, ingénieur de son, comédiens débutants ou confirmés. 

J’ai demandé à mon amie directrice artistique et comédienne Barbara Tissier de bien vouloir évoquer la gentillesse de Roger et tout ce qu’il représentait pour sa génération : 
Basil (R. Carel) et Olivia (B. Tissier)
dans Basil détective privé (1986)
« Quand j’ai commencé ce métier, j’avais 10-12 ans, et Roger Carel a été l’une des premières personnes que j’ai eu la chance de rencontrer. La façon dont un adulte accueille un enfant dans un milieu professionnel est toujours très révélatrice de sa personnalité. Roger fait partie des gens qui m’ont accueillie à bras ouverts, qui m’ont toujours considérée au même titre que les collègues qui étaient là sur le plateau. Je n’ai jamais été qu’une enfant : j’étais une enfant avec qui on était encore plus gentil que des adultes. Roger nous faisait des dessins sur l’heure du déjeuner, il nous faisait rire en imitant la mouche, on pensait tous qu’il y avait une mouche sur le plateau avant de se rendre compte que c’était lui. Nous prenions le train ensemble pour aller à Lille enregistrer les épisodes pilotes de « Croqu’Soleil et le Secret des Etoiles » (avant que Roger ne soit plus disponible et soit remplacé par Jacques Ferrière) pour FR3 Lille, et c’était précieux pour mes parents de savoir qu’il y avait quelqu’un qui allait s’occuper de moi comme le faisait Roger. 

Les comédiens de la génération de Roger n’étaient peut-être que 200 ou 250 à faire du doublage, ça encourageait la solidarité, l’entr'aide, l’écoute. Le rythme de travail était différent, je ne suis pas nostalgique, mais avant le numérique c’étaient des boucles, donc les recorders changeaient les boucles et entre chaque boucle on pouvait discuter. Même après, quand les boucles ont été mises en longueur, qu’il fallait faire défiler le film de la boucle 1 à la 70, ça mettait un quart d’heure, donc on avait du temps, on pouvait échanger, c’étaient des moments privilégiés où on s’intéressait à l’autre au-delà du travail qu’on était en train de faire. Ces gens-là, Dominique Paturel, Paule Emanuèle, ou pour parler de ceux qui nous ont quittés, Roger Carel, Jacques Thébault, Roland Ménard, Henry Djanik, Michel Muller et quelques autres, nous ont enseigné, au-delà du savoir-faire (il suffisait de les regarder travailler pour apprendre), l’éthique, l’intégrité, et comment savoir se comporter afin de rester droits dans ses bottes et fiers de faire partie de ce métier. Ces valeurs sont très importantes. Les comédiens qui ont débuté enfants dans ce métier et ont poursuivi leur carrière comme Valérie Siclay, Hervé Rey, Fabrice Josso, Damien Boisseau ou moi-même essayons d’être dans la continuité de ces gens, pour transmettre une idée de ce qu’est ce métier et de l’éthique qu’il réclame. Ca nous arrive tous de nous retrouver dans des situations "pourries" et à ce moment-là il faut être courageux, prendre son téléphone, ne pas fuir une situation même si elle est compliquée à vivre. J’ai peur que ces valeurs disparaissent, donc c’est important d’essayer de faire perdurer tout ce que ces gens brillants nous ont appris. » 

Autre témoignage (avec un éclairage sur les fameuses "colères de Roger" que Roger lui-même, Micheline Dax, etc. racontent dans leurs mémoires), celui de Patrick Préjean, qui faisait partie avec Jean-Claude Donda et Brigitte Lecordier des plus fidèles "amis du métier" de notre roi du doublage : « Roger m’a connu chez mon père quand j'étais enfant, mais j’étais trop petit pour m’en souvenir. Un peu plus tard, mon père m’a emmené voir « Gog et Magog » au théâtre avec François Périer, Roger, et toute cette troupe magnifique. Je l’admirais au théâtre, au cinéma, au doublage, etc. Il fait partie de ces gens qui m’ont donné envie de faire ce métier, et j’ai eu la chance de jouer avec lui dans sa dernière pièce « La bonne soupe » (1979) avec Danielle Darrieux. Pendant la pièce, on a commencé à avoir des rapports amicaux, il avait envie de me parler de mon père, de me présenter sa femme, etc. On était en plus à Lyon (Théâtre des Célestins), donc deux bons vivants dans la capitale de la gastronomie, c’était formidable. Et depuis le tournage de "La Nouvelle Malle des Indes" (1982) à Venise et en Tunisie, nos femmes, qui s'appellent toutes deux Liliane et se sont mariées toutes les deux avec nous un 12 juin (on se souhaitait entre nous nos anniversaires de mariage), s'entendaient à merveille. Nous avons fait de magnifiques dîners chez Roger, avec Micheline Dax, et de mon côté je l’invitais à dîner chez moi avec Philippe Dumat, car nous nous entendions très bien tous les trois. J’ai beaucoup pratiqué Roger en doublage, notamment dans tous les « Winnie l’Ourson » (plus de trente ans de carrière zébrée en orange et noir !), les « Il était une fois », etc. où j’adorais le regarder travailler. Roger était l’être le plus généreux qui soit, je l’ai vu faire des trucs formidables pour des jeunes comédiens et jeunes comédiennes qui débutaient. Il les aidait, toujours de bonne humeur, toujours bienveillant, alors que les directeurs de plateau ne le sont pas toujours, tout comme certains comédiens qui s’imaginent supérieurs parce qu’ils ont de la bouteille, alors que ce n’est que de l’imaginaire. 
C’était rare que Roger se mette en colère, il fallait que des gens ne soient pas honnêtes avec lui, qu’il y ait un vrai problème, mais c’était à chaque fois très impressionnant et absolument mémorable. Je me souviens, sur le tournage de « La Nouvelle Malle des Indes », d’un soir où nous avons bu un verre juste après le tournage. Les voitures de la production sont parties en nous oubliant sur place, et nous avons dû marcher pendant quatre kilomètres à travers la forêt, Roger, le cascadeur qui faisait ma doublure, et moi. Quand nous sommes arrivés à l’hôtel, il a incendié tout le monde, y compris Christian-Jaque, qui était mort de rire, ce qui ne faisait qu’attiser la colère de Gegers (rires). » 

Pour compléter le témoignage de Barbara et Patrick, je dois dire qu'en côtoyant Roger, j’ai découvert une qualité extrêmement rare : celle d’être à la fois très généreux et particulièrement discret et élégant dans cette générosité. Les personnes à qui il rendait service ne s’en rendaient souvent pas compte et pensaient parfois même lui rendre un service, tant c’était tourné habilement. Roger pouvait contacter un studio pour demander à ce que les droits des rôles qu’il reprenait à un camarade disparu soient reversés à la famille de celui-ci (sans que la famille ne sache d’où ça vient), ou prendre en charge discrètement les obsèques d’un camarade disparu dans la solitude. 
Anecdote que m’avait racontée William Sabatier : lorsqu’Albert Medina se brise les jambes lors d’un tournage (il devait jouer un policier arrêtant une voiture, la voiture ne s’est pas arrêtée) et risque d'être handicapé à vie et de mettre un terme à sa carrière, sur une idée de Pierre Trabaud, Roger, William, Pierre et quelques autres camarades lui rendent visite à l’hôpital, et lui remettent une boîte de chocolats. Medina est surpris par le poids de la boîte et découvre en l’ouvrant… un lingot d’or. 

Dans les années 2000, Roger s’était alors « assagi » mais il fut pendant longtemps, d’après de nombreux souvenirs de comédiens (notamment ceux de Micheline Dax, « victime préférée » des canulars du duo Gérard Hernandez-Roger Carel), l’un des plus grands farceurs de la profession, ayant élevé le canular au rang d’art. 
Roger me montrant
sa plaque "Danger artificier"
(2008)

Je me souviens de cette plaque « Danger : artificier » (avec un voyant, branché sur l’allume-cigare) qu’il m’avait montrée : il l’avait faite fabriquer spécialement, et la plaçait sur la plage arrière de sa voiture pour que les voitures qui le collaient trop prennent leurs distances de sécurité. 
Dominique Paturel a généreusement accepté de me livrer quelques anecdotes concernant l’humour de Roger: 
« J’ai connu Roger tout d’abord à la synchro, on a très souvent travaillé ensemble, dans des films, des séries ou des dessins animés comme le « Robin des Bois » de Disney qui était une vraie partie de rigolade, où il était génial dans le rôle du serpent. 

Un jour, Jean-Louis Barrault a eu la très bonne idée de l’engager pour jouer Brid’oison, le juge qui bégaie dans « Le mariage de Figaro ». Il ne l’a pas joué à Paris, mais il a fait une tournée internationale avec nous, notamment en Rhénanie et en Allemagne du Nord. Je jouais Figaro et c’est Jean-Louis Barrault lui-même qui jouait le Comte Almaviva, en remplacement de Jean Desailly, qui l’avait fait à Paris. Nous étions en tournée dans un magnifique autocar Pullman. Dans cet autocar, Roger inventait toujours beaucoup de choses pour nous faire rire. Un jour, sur le trajet entre Munich et Trèves, Jean-Louis nous dit « Attention, après la représentation de ce soir à Trèves, toute la troupe est invitée par le bourgmestre, donc tenue correcte exigée : cravate pour les messieurs et petite robe pour les dames ». Et là Roger improvise dans l’autocar le discours du bourgmestre, un texte invraisemblable avec un accent allemand comme il savait l’imiter, d’une façon extraordinaire, plein de fautes de français et de tout ce qu’on peut imaginer de gratiné. On arrive à Trèves, on joue, et après le spectacle toute la troupe se rend dans une Wienstub, une grande salle de brasserie réservée pour cette occasion. On s’assoit autour d’une immense table sur laquelle se trouvaient des verres, et des bouteilles de vins du Rhin. Je suis en face du bourgmestre, Jean-Louis à côté de moi. Le bourgmestre tape sur son verre, se lève et commence son discours… et c’était le discours de Roger Carel. En pire, mais très proche de ce que Roger avait fait, commençant par un épouvantable « Cher Jean-Louis Renaud, chère Madeleine Barrault ». C’était effrayant car il n’était pas question de rire, tout le monde se mettait les mains devant la bouche, ne savait pas comment faire. Une horreur totale (rires). 

Dans la même tournée, il y avait en plus du « Mariage de Figaro », « Rhinocéros » d’Eugène Ionesco dans laquelle jouait Roger (moi je ne jouais pas dedans). Un soir on était à Cologne ou à Munich, je ne m’en souviens plus. Au rappel, Jean-Louis demande « Mais où est Roger Carel ? Je veux que tout le monde soit là au rappel ! ». C’était la consigne, même pour les comédiens qui avaient des petits rôles et qui n’apparaissaient qu’au début de la pièce, il fallait être là à la fin pour saluer avec tout le monde. Jean-Louis s’énerve « Pourquoi le régisseur l’a laissé partir !», tout un pataquès. Ca se calme, on part dans la brasserie où Jean-Louis avait réservé une table pour les membres de la troupe qui en avaient envie, dont moi, on s’installe, un maître d’hôtel qui parle à peine français nous dit « On a de la chance, on a un de nos serveurs qui s’exprime un peu en français ». On voit arriver un serveur en veste blanche impeccable avec une grosse moustache, qui prend les commandes, nous parle en français avec accent, revient nous servir, etc. pendant un grand moment du repas. Un doute commence à m’effleurer, et à la fin du repas, on comprend que c'est Roger, et il enlève sa moustache. Il avait préparé ce canular avec beaucoup de soin, il était parti en vitesse à la brasserie avant la fin de la pièce pour soudoyer un des garçons pour qu’il lui passe sa tenue et qu’il prépare sa blague. Jean-Louis a beaucoup ri et lui a pardonné. C’était un immense moment, l’une des choses dont il était capable d’une façon invraisemblable. 

P. Clay, R. Carel, E. Dandry, D. Paturel
enregistrement du feuilleton radio
Les Cinq sous de Lavarède (1980)  

Roger faisait également des canulars téléphoniques tout le temps, il nous appelait avec un accent roumain ou américain : « J’ai besoin de vous pour un enregistrement demain matin dans tel studio ». On était habitué, alors on rappelait toujours le studio pour vérifier. 

Il était tellement merveilleux, on ne pouvait pas lui en vouloir, on était les premiers à rire de ses blagues magnifiques. Elles étaient pleines d’imagination et d’humour, c’est ça qui était extraordinaire.» 

Roger Carel jugé par le Tribunal des Flagrants Délires du 12 novembre 1980, 
pour ses accents douteux.
Avec Pierre Desproges (procureur), Claude Villers (juge), Luis Rego (avocat), 
Pierre Trabaud et Gilles Marchal (témoins), Georges Rabol (pianiste)

Passionné de dessin (il dessinait lui-même, et adorait rencontrer des dessinateurs (Michel Plessix, Nicolas Barral, Marc Bourgne, etc.) lorsqu'Albert Uderzo l'emmenait à des festivals de bande dessinée pour faire des lectures dessinées d'Astérix), d’histoire et de musique classique, Roger était également très intéressé par les gadgets et les nouvelles technologies. Quand il s’est mis à internet, je lui ai donné quelques cours (comme je l'ai fait pour d'autres amis artistes de sa génération), et j’ai créé avec son accord une fan-page Facebook « officielle » dans laquelle je lui avais proposé de partager ses archives photo et de les commenter. Il y recevait un très volumineux courrier de fans, que je lui transmettais par mail. Ces messages sont un témoignage de l’immense amour que lui porte le public. 
Avec Anthony Daniels (C3PO)
Les fans qu’il rencontrait à des conventions étaient frappés par sa modestie, sa patience et sa générosité (Roger ayant toujours refusé de faire payer ses photos dédicacées, contrairement aux artistes américains présents à ces mêmes conventions). 
Cette affection du public ne lui montait pas à la tête car il avait un regard très lucide et un peu fataliste sur la célébrité. Lui parlant d’un grand second rôle qui semblait avoir pris la grosse tête, Roger m’avait raconté qu’un jour, dans les années 60, prenant un café avec une immense star du théâtre et de la chanson de l’entre-deux guerres, une personne était venue lui (Roger) demander un autographe. Roger propose « Vous ne souhaitez pas en profiter pour demander également un autographe à Madame…. ? », mais la personne ne savait pas qui c’était. Roger constatait que les artistes étaient très rapidement oubliés et qu’il ne fallait donc jamais se prendre trop au sérieux.

Décembre 2010, à la suite de premiers problèmes de santé, Roger décide de lever le pied, et de refuser tout travail (sauf très rares exceptions), afin de ne pas faire de jaloux parmi ses amis directeurs artistiques ou les studios qui l’emploient. Il suggère aux sociétés de doublage de le remplacer dans ses rôles habituels par son ami Jean-Claude Donda (avec qui il avait enregistré bon nombre de dessins animés, comme La Bande à Picsou, Les Pierrafeu, etc. et qui avait déjà remplacé Roger sur des chansons de Winnie), et annonce officiellement sa retraite sur mon blog, à l’occasion de l’exposition qui lui est consacrée au Château de Villemomble. 
Jean-Claude prend la relève de Roger notamment sur les nouveaux Winnie l’Ourson (dès 2011), Harry Potter (Professeur Slughorn), Star Wars (C3PO), quelques projets Astérix et Il était une fois..., etc. Avant chaque nouveau projet, il appelle Roger pour le prévenir. Pour les Hercule Poirot inédits, plusieurs comédiens passent les essais et c’est finalement Philippe Ariotti qui est choisi. Le comédien rencontrera David Suchet à Londres et rapportera à Roger une jolie dédicace. 

Hommage à Roger Carel par Jean-Claude Donda (chant), Mathieu Serradell (piano et arrangements), Greg Philip (montage audio) et Rémi Carémel (présentation)
Soirée "Dans l'ombre des studios fête son non-anniversaire" (18 avril 2016)

Fin 2012, par fidélité pour son vieux copain Albert Uderzo et à la demande d’Alexandre Astier, Roger accepte de reprendre du service pour doubler une dernière fois Astérix, dans Astérix : Le Domaine des Dieux. Alexandre Astier organise une première rencontre entre Roger et Guillaume Briat (nouvelle voix d’Obélix) pour s’assurer que le duo est bien assorti. Les enregistrements ne commencent pas sous les meilleurs auspices : pour la première séance (le 29 janvier 2013), Roger a une bronchite, et le taxi qui devait le prendre arrive en retard. Lui qui n’était jamais arrivé en retard à un rendez-vous professionnel, arrive à 85 ans pour la première fois en retard en studio. 
L. Clichy, R. Carel et A. Astier
(Photo: R. Carémel)
Le 23 mai 2013, j’assiste à la dernière séance de voix de Roger pour le film, qui est aussi la dernière de sa carrière. Voici un extrait des notes que je prends sur place : « Roger nous raconte que sur l’insistance de Disney, il a enregistré récemment la voix de Kaa pour un bonus du Blu Ray du « Livre de la Jungle ». « Le Parisien voulait que je pose avec un boa, j’ai dit non ! (rires) ». La plupart des séquences d’ « Astérix : Le Domaine des Dieux » sont encore à l’état de storyboard, Laurent Morteau a enregistré au préalable une voix témoin d’Astérix. Alexandre Astier, Louis Clichy (co-réalisateur du film), un assistant, une directrice artistique, une chargée de production Hachette et un ingénieur du son supervisent la séance. Alexandre Astier veut amener Roger dans une direction différente de celle qu’il prend d’habitude pour le personnage, en gommant un peu les intonations « caréliennes » pour aller vers un ton plus « Kaamelott ». Roger se laisse faire, c’est intéressant, mais quand Roger enregistre une réplique plusieurs fois... ce n’est pas forcément la prise que je préfère (plus dans l'esprit des Astérix passés) qui est gardée par Alexandre Astier. » 

Séance de travail pour la page
Facebook "Roger Carel"
(décembre 2014)

Deux ou trois semaines après, courant juin 2013, la santé de Roger se dégrade brusquement. Fragilisé, souhaitant que ses fans et amis gardent de lui le meilleur souvenir, Roger refuse désormais tout travail, et également de paraître en public ou de répondre à des interviews téléphoniques. C’est important de le préciser, car je sais qu’en répondant, en son nom, par la négative à de très nombreuses sollicitations que je recevais sur sa page Facebook, nous avons certainement fait quelques déçus. 
Parmi les quelques requêtes exceptionnelles (au milieu d’un très volumineux courrier) que je lui transmets pendant cette période, celle d’une jeune femme m’écrivant que son meilleur ami, non-voyant, est fou de la voix de Roger et va bientôt fêter ses 30 ans. Le jour J, Roger l’appelle pour lui souhaiter son anniversaire. Je le mets aussi en contact avec Anne-Sophie Mercier, journaliste du Canard Enchaîné que j’apprécie beaucoup, et qui écrit une biographie de Michel Piccoli. Roger me fera par ailleurs la gentillesse de m’enregistrer en 2015 la voix-off de la bande-annonce de mon spectacle « Dans l’ombre des studios : Mélodie Cocktail » consacré aux grandes voix des doublages Disney.

Après sept années difficiles, au cours desquelles Liliane, sa formidable épouse, a été d’un soutien sans faille, Roger s’est éteint, à l’hôpital du Raincy-Montfermeil (et non à Aigre, comme cela a été annoncé par erreur dans les médias), vendredi 11 septembre 2020. Conformément à ses dernières volontés, ses obsèques ont eu lieu dans la plus stricte intimité familiale en région parisienne, et il repose désormais auprès de ses parents à Aigre-Villejésus, en Charente. 
Mi-octobre, Dubbing Brothers a renommé son studio 15 "Auditorium Roger Carel".
 
Nous croyions Roger éternel, et il va énormément nous manquer. Je pense très affectueusement à Liliane, ainsi qu’aux deux fils et aux petits-enfants de Roger.


L’hommage du réalisateur Philippe Sisbane, pour Dans l’ombre des studios

    « La vache, la vache, ça n’est jamais qu’un pis-à-lait ! » Cet audacieux calembour entendu dans la version française d’un épisode du Muppet Show m’avait tourné dans la tête depuis mes 14 ans. Seul Roger Carel pouvait faire passer des traductions aussi surréalistes ! Il avait également marqué mon enfance par son interprétation tout aussi inspirée du chat de Chester dans le deuxième doublage de la version disneyenne d’« Alice au pays des merveilles ». 
    C’est pourtant pour lui proposer un rôle tout à fait dramatique que je le contactai par téléphone, un matin de 1993 : j’avais écrit un court métrage avec Franck Dubosc, « Doudou Perdu », l’histoire d’un prêtre qui, en 1944, conduisait un groupe d’enfants juifs à travers le bocage normand, vers la Kommandantur. 
    Roger était ce jour-là en vacances, le courrier marchait mal, et j’avais été conduit à lui faxer le scénario à la Poste du village ! Il me rappela le soir même pour me donner son accord ferme et définitif. 
    Le tournage en Basse-Normandie s’avéra plus éprouvant que prévu : la pluie ne s’interrompait que quelques minutes par jour et je craignais que les quatre enfants ne se démotivent. J’avais tort : d’une part les gamins se révélaient d’un courage à toute épreuve, d’autre part Roger focalisait leur attention, entre les prises, avec toutes les voix des personnages de Walt Disney ou de George Lucas qu’il convoquait à leurs oreilles subjuguées. 
    Deux ans plus tard, Roger me laissa l’embarquer dans un autre court métrage où il incarnait Sigmund Freud et, quelque temps après, dans un moyen métrage (« Le Coma des Mortels »). La comédie affleurait cette fois dans la composition qu’il avait concoctée d’un Colonel trafiquant de plutonium, fasciné par les mille et un usages de la radioactivité. La dose (homéopathique) de surréalisme attachée à ce personnage séduisait Roger : elle lui permettait de retrouver cette familiarité qu’il pouvait entretenir avec certain décalage par rapport à ce qui aurait été une interprétation « normale » de son texte. 
    Nous nous connaissions désormais pour de bon et le tournage de ses scènes fut pour moi un vrai moment de bonheur : un de ces souvenirs d’harmonie qui perdurent, intacts, des années plus tard, et rappellent, dans les jours d’orage, que l’accord parfait avec un grand acteur reste, toujours, une option possible ! 

    Je n’imaginais pas que Roger Carel pût vieillir, et chaque personnage s’avérait un peu plus jeune que le précédent. À quelque temps de là, lorsque je lui proposai un rôle dans ce qui serait notre quatrième film ensemble, son enthousiasme initial ne me préparait guère à un refus. Et c’est par écrit qu’il me répondit pour, hélas, refuser ce personnage qui lui semblait cette fois trop éprouvant à incarner : « Je deviens paresseux ces temps-ci » m’expliquait-il pudiquement. 
    Il y a quelques années, Roger Carel s’était inquiété de voir les planches de mes story-boards se disperser ou s’abimer, et m’avait encouragé à les classer et les encoller sur du carton – et sa véhémence à m’en convaincre m’avait touché. J’avoue avoir laissé passer quelques temps avant de m’y atteler mais, ayant finalement suivi son conseil, je me faisais une joie de l’inviter à venir voir le résultat – et le cas que je faisais de ses affectueuses recommandations. C’est ce matin-là que j’ai appris que la maladie avait commencé de l’atteindre et que nous ne nous verrions plus à mon domicile. 

    Merci Roger, pour ta confiance indéfectible, pour ton élégante générosité, ton tact. Et pour ton attentive sollicitude : plusieurs fois tu m’avais aidé à surmonter le trac dans les couloirs des studios de télévision où nous étions interviewés. Tu me répétais dans ces moments-là – à moitié sérieux : « La vie est un combat ! ». Les vrais amis en atténuent l’âpreté.

Philippe Sisbane 


L’hommage du dessinateur Nicolas Barral, pour Dans l’ombre des studios :


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