samedi 23 mars 2019

Décès de Don Burke (1939-2019)

Une bien triste nouvelle, qui m'a été communiquée aujourd'hui par Jean-Claude Briodin: Don Burke, voix chantée de Gene Kelly dans Les Demoiselles de Rochefort et pilier du groupe folk Les Troubadours, vient de s'éteindre le 17 mars 2019 au Cap Breton (Nouvelle-Ecosse, Canada) à l'âge de 80 ans, des suites d'une rupture d'anévrisme.

Donald Burke (dit Don Burke) naît le 28 février 1939 à Halifax (province anglophone de Nouvelle-Ecosse, Canada), dans une famille nombreuse (14 frères et soeurs). Chanteur, joueur de guitare et de banjo, il fait partie de deux groupes folk, The Townsmen Trio (1963-1964) puis The Don Burke Four, avec lesquels il est régulièrement invité à chanter dans l'émission Singalong Jubilee pour la télévision canadienne (CBC).

En 1965, pour ses études (il travaille parallèlement comme professeur de latin), il quitte le Canada et emménage en banlieue parisienne (à Draveil). Fréquentant le Centre Américain de Paris (boulevard Raspail), il côtoie de nombreux artistes anglophones vivant à Paris et participe à des soirées folk (Hootenannies) et des scènes ouvertes. C'est au cours de l'une de ces soirées, que le jeune harpiste breton Alan Stivell remarque Don et sa technique de "picking" à la guitare, et finit par s'en inspirer en appliquant sa méthode de jeu à la harpe.
En 1966, Don rejoint le groupe folk Les Troubadours en remplaçant définitivement le ténor Bob Smart (choriste américain qui avait enregistré les deux premiers 45T du groupe), aux côtés de Pierre Urban, Jean-Claude Briodin et Franca di Rienzo. Sa passion pour la musique folk et ses talents de guitariste et banjoïste sont un atout majeur pour le groupe.
Franca se souvient de sa première rencontre avec Don: "Il fallait trouver un nouveau ténor pour remplacer Bob Smart. On a parlé à mon mari (l'arrangeur Christian Chevallier) d'un chanteur et guitariste canadien qui jouait à des soirées folk au Centre Américain de Paris. C'était Don. On l'a fait venir pour une audition. Quand ça a sonné, j'ai ouvert la porte et mon regard n'a rencontré personne. J'ai baissé les yeux et je suis tombé sur un petit monsieur aux cheveux blonds en bataille, aux grands yeux bleus, une chemisette de bûcheron, des chaussettes blanches dans les sandales, qui m'a dit "Salut!" avec un grand sourire, comme si on se connaissait déjà. Moi qui avais une idée très esthétique du groupe, j'étais stupéfaite (rires). Christian l'a fait auditionner dans une pièce à part, il le faisait chanter de plus en plus aigu et j'entendais sa voix magnifique. Don devait partir pour accompagner Joe Dassin à L'Ancienne Belgique (Bruxelles), on lui a donné nos dix chansons sur une cassette, et lorsqu'il est revenu, alors qu'il ne parlait pas encore bien français, il les connaissait toutes par coeur."


Les Troubadours chantent "Polly Maggoo"

Le 11 octobre 1966, une dizaine de jours avant la sortie du film Qui êtes-vous, Polly Maggoo? de William Klein, Don enregistre la chanson du générique (musique de Michel Legrand) avec ses amis Troubadours. 
Michel Legrand repère ainsi Don et lui propose d'enregistrer la voix chantée de Gene Kelly dans Les Demoiselles de Rochefort. Tous les autres rôles ont déjà été enregistrés (mars-avril 66), le tournage a été fait pendant l'été 66 (Michel Legrand lui-même a servi de "voix témoin" à Gene Kelly/Andy pour le tournage, et quelques uns de ses "scats" ont été conservés dans le mixage final), mais (d'après Don) pour des raisons de complexité musicale (difficultés à faire les intervalles que la musique de Legrand exigeait), Gene Kelly ne peut se post-synchroniser sur les chansons.
Don enregistre donc les chansons en français des Demoiselles de Rochefort (sous une direction assez "difficile" de Michel Legrand), puis une semaine après la version anglaise ("sans être payé" m'a-t-il précisé).
Le choix de faire doubler Gene Kelly sur les chansons (alors qu'il parlait un très bon français) a été critiqué par les puristes, mais est passé inaperçu par le grand public, preuve que cet enregistrement était réussi.


Don Burke (voix chantée de Gene Kelly): "La chanson d'Andy"

Sans être des "stars", Les Troubadours, inspirés à la fois par le mouvement folk américain (Pete Seeger, Peter, Paul & Mary, etc.) et le répertoire folklorique européen, mènent une belle carrière, pendant plus de dix-neuf ans : de nombreux disques dont quelques "tubes" (comme le magnifique "Le vent et la jeunesse" composé par Christian Chevallier sur des paroles de Jean-Michel Rivat et Frank Thomas) arrangés pour la plupart par Christian Chevallier, beaucoup de tournées, de collaborations et premières parties (pour Jean Ferrat, Graeme Allwright, Georges Moustaki, etc.) et d'émissions de télévision (dont une participation régulière aux "Bienvenue" de Guy Béart). Don estimera que ces années "Troubadours" seront les plus belles de sa vie.

Parallèlement aux Troubadours, Don compose des chansons (entre autres "L'auto-stop" pour Maxime Le Forestier), et joue dans les disques des copains : Graeme Allwright (premiers albums Mercury), Hugues Aufray (banjo à cinq cordes dans "Des jonquilles aux derniers lilas"). En 1970 et 1971, pour le film d'animation Lucky Luke : Daisy Town, il enregistre pour Claude Bolling la maquette d'"I'm a poor lonesome cowboy", la chanson "Stamp your feet" (version anglaise de "Voilà le quadrille", inédite dans le film mais présente dans le disque avec en crédit "Dan" Burke) puis les choeurs de la B.O. finale du film (mélange de choristes studio habituels (Anne et Claude Germain, etc.) et de chanteurs et musiciens anglophones vivant à Paris, avec Pat Woods en soliste).


Maquette d'"I'm a poor lonesome cowboy" (musique: Claude Bolling)
Enregistrement le 1/10/1970 avec Don Burke (chanteur soliste + guitare), Jean Stout (basse profonde), Bob Smart (ténor), Anne Germain (soprano) et Alice Herald (alto)

A la fin des années 80, Don retourne dans sa ville de naissance (Halifax), au Canada. En 2000, il sort son premier CD en solo, enregistré avec des musiciens du cru. De temps en temps, il fait un petit séjour en France pour rendre visite à ses amis de Draveil (notamment ses copains de tennis) et à ses compagnons Troubadours. Franca se souvient: "Don avait beaucoup d'humour, un humour très british. Et quand on chantait ensemble nos voix s'accordaient et il y avait le même feeling. Même lors de son dernier voyage en France il y a deux ans, quand il est venu me voir, il a retrouvé sa guitare, fidèle au poste, et on a chanté tous les deux avec la même complicité."

Il y a trois semaines, grâce à Jean-Claude Briodin, j'avais pris contact avec lui par mail et nous avions commencé à échanger (à propos notamment des Demoiselles de Rochefort), le temps ne nous a malheureusement pas permis de faire un entretien complet.
J'ai bien sûr des pensées pour sa famille, mais aussi pour Franca et Jean-Claude.

Remerciements à Philippe Crabbe & Betty Burke, Franca Chevallier et Jean-Claude Briodin.


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lundi 18 mars 2019

Décès de William Sabatier (1923-2019)


J’ai appris avec une très grande tristesse la disparition de William Sabatier hier soir à Limoges, à l’âge de 95 ans. Immense comédien, il était l’un des derniers « survivants » de la création française de Rhinocéros d’Eugène Ionesco et de Casque d’or de Jacques Becker. Au doublage, il avait prêté sa voix à Marlon Brando, Richard Harris, Trevor Howard (sublime Richard Wagner dans Ludwig ou le Crépuscule des Dieux), et occasionnellement à Gene Hackman, John Wayne, etc. William était aussi un ami proche, drôle et érudit.

William Sabatier naît le 22 mai 1923 à Gentilly, d’un père ouvrier et d’une mère commerçante.
C’est pendant la guerre, où il interrompt ses études, qu’il découvre le théâtre amateur et rencontre dans un train en 1942 le grand amour de sa vie, Marie-Aimée (« Michou »). Ils se marient en 1946 contre l’avis de la principale cliente du salon de coiffure de Michou, qui est aussi l’une de ses amies… Edith Piaf : « Il est beau ton gars, couchez ensemble mais ne vous mariez pas, ce serait une bêtise ! ».

Météorologiste dans l’armée de l’air (aux côtés d’un certain Robert Lamoureux), mais toujours piqué par le virus de la comédie, William s’inscrit au cours de M. De Ruys, qui le prépare à la scène d’Horace pour l’entrée au Conservatoire. Il fait partie des trente reçus (sur quatre-cents candidats, nombre élevé en raison de la reprise d’activité après-guerre) et intègre la classe de Georges Le Roy auprès de Jean Le Poulain, Bernard Noël, etc. avec dans les autres classes Jeanne Moreau, Robert Hirsch, Louis Velle, etc.
En 1948, il rate le concours de sortie (ne recevant qu’un accessit en tragédie), mais Georges Le Roy le recommande à Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault qui viennent de faire scission avec la Comédie-Française pour créer leur propre compagnie.

La Compagnie Renaud-Barrault devient rapidement une référence aussi importante que la Comédie-Française ou le TNP de Jean Vilar, les plus grands comédiens (Maria Casarès, Pierre Brasseur, Jean Desailly, etc.) s’y retrouvent, et les plus beaux textes y sont joués, que ce soit  des grands classiques ou  des créations contemporaines (de Claudel, Ionesco, etc.), avec des musiques de scène composées par les jeunes Pierre Boulez et Maurice Jarre, au Théâtre Marigny, à l’Odéon, ou lors de grandes tournées à l’étranger (Amérique du Sud, Liban, U.R.S.S.).
De 1948 à 1968 (où les événements de mai ont provoqué des tensions dans la troupe et le départ de plusieurs membres, dont William), William Sabatier fait partie de la plupart des distributions de la Compagnie, dont la création française de Rhinocéros (1960) d’Eugène Ionesco où il joue Monsieur Jean.
Bien qu’également à l’aise dans le registre comique, son physique impressionnant et sa voix puissante l’amènent à jouer beaucoup d’empereurs et généraux dans les grandes tragédies.
William aimait raconter avec humour cette fois où Jean-Louis Barrault lui avait proposé de jouer Borgia dans la création de Malatesta de Montherlant. Fier qu’on lui ait proposé un tel rôle, il déchante vite en découvrant le texte, seulement quelques répliques pour le cardinal Borgia. « Le soir même je croise Pierre Bertin qui me dit :
-Alors, tu es content, tu vas jouer Borgia ?
-Excusez-moi Pierre, mais c’est une panouille…
-Mais tu sais qu’il est devenu Pape ? »
Chose rare au théâtre, il est sollicité dans trois productions différentes pour jouer un même rôle, le Maréchal Lefebvre dans Madame Sans-Gêne, aux côtés de Madeleine Renaud, Sophie Desmarets et enfin Jacqueline Maillan (pour les besoins de l’émission Au théâtre ce soir).
Il arrêtera le théâtre à la fin des années 80, après avoir joué dans deux spectacles de son ami Robert Hossein (L’affaire du courrier de Lyon et La Liberté ou la Mort).

En parallèle, il fait ses débuts au cinéma dans le rôle de Roland Belle-Gueule, souteneur de Casque d’or dans Casque d’or (1952) de Jacques Becker. Son premier métier de météorologiste lui permet, par temps nuageux, de "sauver" le tournage d'une scène extérieure, si bien que Jacques Becker plaisante avant chaque prise "Demandez à Sabatier si on peut tourner".
Simone Signoret (héroïne de Casque d'or) et Yves Montand l’adoptent alors dans leur bande, William jouera plus tard avec Montand dans Des clowns par milliers (1963, Théâtre du Gymnase) ou bien encore dans Compartiment tueurs (1965) de Costa-Gavras.
Au cinéma, on le voit également en avocat du fils de Philippe Noiret dans L’horloger de Saint-Paul (1973) et dans d’autres films, mais la carrière de William sera bien plus prolifique à la télévision, où il incarne de nombreux rôles historiques comme Napoléon (dans plusieurs téléfilms tournés en direct, qu’on appelait alors « dramatiques »), Savary dans la série Schulmeister, espion de l’empereur, Cadoudal dans Les Compagnons de Jéhu (où Behars, l’incroyable imprésario de William, avait dit au réalisateur qui prévoyait une scène de galop « Sabatier, c’est un centaure ! » alors que William n’était jamais monté à cheval), Jean Jaurès dans Emile Zola ou la conscience humaine, Charles le Téméraire dans Quentin Durward, etc.

Ces dons de comédien lui permettent de tenter un autre volet, important dans sa carrière : le doublage, où il retrouve beaucoup de ses amis du théâtre, dont son meilleur ami, Marc Cassot. Après un essai plutôt raté à la S.P.S., William commence le doublage dans les années 50, notamment pour Gérald Devriès (films M.G.M.) qui dirigeait encore les comédiens « à l’image », sans bande rythmo.
C’est un peu plus tard, dans les années 60, que grâce à Richard Heinz (gérant et directeur artistique de la société de doublage Lingua-Synchrone), il obtient ses plus beaux rôles : Marlon Brando (La Poursuite Impitoyable (1966), Reflets dans un œil d’or (1967), Apocalypse Now (1979)), Richard Harris (Un homme nommé cheval (1970)), Gene Hackman (L’épouvantail (1973)), Trevor Howard (Ludwig ou le crépuscule des Dieux (1972)), Anthony Quayle (Les Canons de Navarone (1961)), Rod Steiger (Le Sergent (1968)), Charles Durning (Un après-midi de chien (1975)), Christopher Plummer (La Chute de l’Empire Romain (1964)), etc.

Pour d’autres sociétés de doublage, il double occasionnellement John Wayne (La Conquête de l’Ouest (1962)), Toshirô Mifune (Soleil Rouge (1970) : Terence Young lui avait offert un cigare et une bouteille du whisky pour que sa voix prenne des graves), Alberto Sordi (Un bourgeois tout petit petit (1977)), Anthony Quinn (Les Indomptés (1991)), Clive Revill (Avanti ! (1972)), Gabriele Ferzetti (Au service secret de sa majesté (1969)), David Huddleston (The Big Lebowski (1998)), Glenn Ford (Paris brûle-t-il ? (1966)), Karl Malden (Patton (1970)), Martin Balsam (Des clowns par milliers (1965)), Orson Welles (La Lettre du Kremlin (1970)), etc.
Pour la télévision, Donald Pleasence dans le célèbre épisode de Columbo « Quand le vin est tiré », Fred Dalton Thompson dans New York Police Judiciaire, Howard Keel dans Dallas, John Thaw dans Inspecteur Morse, etc.

William aimait raconter comment, embêté que son fils Jean-Michel refuse tout le temps de manger sa soupe, il avait demandé à Guy Piérauld de l’appeler en se faisant passer pour Kiri le clown…

Toujours parfait dans tous ses rôles (que ce soit au théâtre, au cinéma, à la télévision ou au doublage), William avait dû lever le pied au début des années 2000 car il se déplaçait de plus en plus difficilement en raison de problèmes de dos.  Son dernier cachet date de juillet 2008, pour le doublage de la série Les Tudor.
Après la disparition de son épouse fin 2011, il avait quitté Paris pour rejoindre son fils Jean-Michel à Limoges. Dans sa résidence pour seniors, il continuait à peindre (activité qui comptait pour lui autant (sinon plus) que le théâtre) et recevait de temps en temps de jeunes élèves du conservatoire de Limoges pour les faire répéter. En septembre 2016, il avait été nommé Chevalier des Arts et Lettres par le Ministère de la Culture.

William est parti hier soir rejoindre son grand amour, Michou… A titre personnel, je perds un ami très cher. Lui et son épouse ont beaucoup compté pour moi lors de mes premiers stages à Paris, où ne connaissant alors pas grand monde dans la capitale, je retrouvais en dînant chez eux deux fois par mois une forme de cocon familial. Sa gentillesse et son humour, plein d’auto-dérision, vont nous manquer, et j’ai une pensée toute particulière pour Jean-Michel et ses enfants.



William Sabatier lors de notre première rencontre (en 2006)

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