mardi 20 avril 2021

Hommage à Fred Taïeb (1957-2021)

C’est avec une très grande tristesse que nous avons appris hier matin la disparition, dimanche 18 avril 2021, de Fred Taïeb, mixeur, superviseur de doublages, directeur de sociétés de doublage et co-fondateur des studios Dubbing Brothers.
Ayant travaillé sous sa direction, chez Deluxe Media Paris, d’avril 2017 à octobre 2019 (dont plus d’un an à partager le même bureau), Fred me racontait souvent des anecdotes, et nous avions même commencé un entretien enregistré, que j’avais provisoirement suspendu, préférant éviter de mélanger vie professionnelle et blog, tant que nous travaillions ensemble. Je comptais lui proposer de reprendre ces entretiens après son départ de Deluxe pour Netflix, mais le confinement, puis la rapidité avec laquelle la maladie l’a emporté, ne me l’ont pas permis. J’ai donc rédigé cet hommage à partir de ces trop courtes trente minutes d’entretien, et de quelques souvenirs d'histoires qu'il m'avait racontées.



Fred Taïeb naît le 21 décembre 1957, dans une famille originaire de Tunis. Dans la fratrie Taïeb, Michel, l’aîné, fait une carrière de chanteur sous le nom de Michel Laurent et figure d’ailleurs sur la mythique photo de groupe du magazine Salut les copains. Le plus jeune frère, Patrick, deviendra par la suite un directeur musical et adaptateur de doublages respecté. Mais c’est dans le sillage de l’un de ses autres frères, Philippe, l’homme d’affaires de la famille, que Fred fait ses débuts professionnels, au gré des entreprises montées par son frère : vendeur de jeans à Saint-Germain-des-Prés, installateur de matériel Hi-Fi haut de gamme (expérience qui lui donne l’occasion de se rendre chez de nombreuses personnalités, de Sheila à Dalida, en passant par le tennisman Guillermo Vilas, etc.), vendeur de matériel informatique, etc.
Lorsque Philippe ouvre une société de distribution de vidéocassettes, Cocktail Video, Fred, nommé chef de fabrication, doit faire doubler un vieux film musical avec Frank Sinatra et Judy Garland. Conscient que le doublage tardif risque de desservir l’œuvre, il propose plutôt de le sous-titrer, et contacte l’une de ses amies, Patricia Angot, qui a travaillé pour du doublage au Québec et vit maintenant à Paris. Patricia l’aiguille vers Télétota (qui ne fait alors que du sous-titrage) et écrit les sous-titres. Grâce à cette expérience, lancée comme adaptatrice de sous-titres chez Télétota, elle propose un jour à Fred, au chômage après la fermeture de Cocktail Video, de travailler chez Télétota.

Chez Télétota, Fred commence comme magasinier, il répertorie et range les bandes. Très familier avec l’informatique et notamment avec les premiers Mac, il propose que les devis, assez compliqués en doublage (comprenant de nombreuses étapes, et comptés en bobines de 9 minutes au lieu de 10, Télétota ne travaillant que pour la télévision et la vidéo), soient faits sur Excel. Il prend de plus en plus de responsabilités, jusqu’à devenir directeur de production de l’entité « doublage » naissante de Télétota (sise au 35 boulevard Berthier, dans les studios où la maison de disque CBS faisait jadis enregistrer Joe Dassin, etc.) sous la direction de Marie-Christine Chevalier. « Je dois beaucoup à Marie-Christine, qui m’a appris à faire ce métier avec rigueur, intégrité et honnêteté ».
Parmi les clients de Télétota, Disney Television, dont le représentant londonien, Horace Bishop, se lie avec Fred, et lui confie de plus en plus de travail. Télétota double alors toutes les séries d’animation Disney passant sur Disney Channel ou sur TF1 le dimanche (La Bande à Picsou, Myster Mask, Super Baloo, etc.) et double ou redouble de multiples court-métrage d’animation. « Je me suis tapé l’inventaire de tous les Silly Symphonies et autres cartoons Disney –je me souviens même du nombre, il y en avait 492- pour vérifier l’état du son, des inserts image, etc. J’ai confié ce travail à une amie, Nicole Raucher, qui était hallucinée d’être payée à visionner des cartoons (rires) » m’avait-il raconté.

Ne connaissant pas le milieu des choristes, Fred engage pour l’un de ses premiers doublages musicaux les Chœurs de l’Armée Française. Le swing n’est pas au rendez-vous, et c’est finalement son directeur technique qui lui recommande les frères Georges et Michel Costa (que Fred, plus jeune, avait vus faire des choeurs pour son frère Michel Laurent), « stars » des choristes de l’époque. « Pour moi, travailler avec les Costa, c’était un rêve inaccessible. Ils ont accepté que nous travaillions ensemble et leur travail était très précis, et remarquable ».
Les Costa entrent ainsi dans le doublage, avec les Davy Crockett (dont même la narration est chantée). Fred, qui a appris le piano classique à partir de six ans et a une excellente oreille, se régale d'assister aux séances d'enregistrement des chansons. Parmi les choristes de Georges Costa, le grand Jean-Claude Briodin (membre fondateur des Double Six et des Swingle Singers): « Jean-Claude a aussi ponctuellement dirigé des chansons de Silly Symphonies et d'autres cartoons pour moi. Je me souviens que pour des raisons techniques, il avait dû en enregistrer certains sans l'image, et au moment de les mixer on s'est rendu compte que tout était parfaitement synchrone, tellement le travail de Jean-Claude était précis ».

Autre personnage important à faire son entrée dans le doublage grâce à Fred : le parolier Luc Aulivier. « Je l’avais également connu par mon frère Michel, il lui écrivait des chansons. Luc était formidable, il avait beaucoup d’esprit et de poésie, c’était une sorte de Raymond Devos, il connaissait le dictionnaire des synonymes par cœur. Je me souviens d’un texte de chanson très imagé qu’il avait écrit pour un album de mon frère : « A l’encre de Chine, je dessine Saint-Lazare, à la peinture Réaumur en vert Prévert sur les trottoirs, j’écris S.O.S. P.A.R.IS. et je signe mon tableau avec la plume d’un oiseau qui vole vers Paris ». »
Chez Télétota, Fred rencontre également deux ingénieurs du son qui deviendront de proches amis : Fred Echelard et Frédéric Drey.

L’installation technique chez Télétota est alors assez... artisanale. « Nous n’avions pas de matériel pour la synchro, on ne pouvait pas faire défiler l’image avec la rythmo, donc on filmait l’image et la rythmo avec une caméra et un éclairage stroboscopique qui envoyait 25 éclairs par seconde. Cela donnait une cassette figée avec rythmo incrustée, à partir de laquelle on ne pouvait pas faire grand-chose. La détection était faite au timecode. »
Début 1991, on lui confie chez Télétota le truquage des voix parlées et chantées des souris pour le redoublage de Cendrillon. « C’était du bidouillage, mais j’ai trouvé le moyen d’enregistrer les rythmos des souris avec des pourcentages de ralentissement, qu’il fallait ré-accélérer à la bonne vitesse ».
Michel Berdah, adaptateur de doublages, qui était alors assistant de plateau à Télétota, m'a raconté que Fred avait en outre impressionné Disney en créant de fausses stéréos pour les sorties VHS d'anciens films Disney (notamment la saga de La Coccinelle) dont le son d'origine était en mono.

Insatisfait de l’équipement du studio, Fred quitte Télétota, pour devenir en mai 1991, grâce à Horace Bishop, superviseur créatif Disney (l’entité Disney Character Voices, chargée de superviser les voix Disney dans le monde, venant tout juste d’être créée) pour la France et l’Europe. « On n’avait pas de bureaux attitrés, j’allais dans les locaux de Walt Disney Records, sur les Champs-Elysées, mais je n’avais le droit d’utiliser le bureau que le matin, car l’après-midi la chanteuse officielle Disney de l’époque venait signer des autographes. Alors, je partais travailler sur un banc du Parc Monceau ». Le premier film d’animation que Fred supervise pour Disney, La Belle et la Bête (novembre 1991), se fait dans la douleur, avec un planning serré (dû à une date de sortie avancée au Canada), besoin du prendre du temps pour certains interprètes expérimentant le doublage pour la première fois, et de petites tensions avec la S.I.S. (studio où ont été doublés les films Disney des années 80) et les équipes en place, qui n’avaient pas de superviseurs auparavant. Fred décide de faire doubler les chansons dans un studio d’enregistrement (Studios Plus Trente) au lieu d'un studio de doublage, afin qu’elles soient enregistrées par des ingénieurs du son sachant enregistrer la musique, et dans de bonnes conditions techniques. « Il fallait que ce soit exploitable pour le cinéma, et donc veiller à ce qu’il n’y ait pas trop de réverbe. Nous avons mis des tapis par terre, et réarrangé le studio ».

Fred confie le doublage des suivants, Peter Pan (2ème doublage, mai 1992), Bambi (3ème doublage, février 1993) et Aladdin (mai 1993), à la société naissante montée par son frère Philippe (Dubbing Brothers, qui n’est alors pas encore basée à La Plaine Saint-Denis: le siège social est à Montmorency et le studio (devenu depuis un magasin de meubles) à Epinay-sur-Seine), à Jean-Pierre Dorat (Alphabet Productions) et à ses anciens amis de Télétota. Il s’entoure de ses fidèles collaborateurs : le directeur musical Georges Costa, le dialoguiste et directeur artistique Philippe Videcoq (« Philippe est un geek de Disney, il connaît tout de A à Z, écrit remarquablement bien et synchrone, et s’est éclaté à diriger Peter Pan ») et le parolier Luc Aulivier.
« Peter Pan ressortait en salles, mais en mono. C’était un projet très difficile, mais nous étions tous très motivés. On enregistrait dans une cave, nous n’avions pas de rythmo directement visible, il fallait ouvrir une porte et elle était projetée par des miroirs. Les chœurs étaient très compliqués, il y avait seize choristes à faire chanter ensemble, avec des changements de tempo fréquents, pour lesquels nous devions préenregistrer des clics. J’enregistrais les séances sur des D.A.T., en réécoutant les bandes on entend tout, de la première répétition jusqu’à la fin. Le film étant distribué par Warner, la superviseure Warner, Lori Rault, nous attendait au tournant, mais je crois qu’on a fait du bon boulot. Ce n’était pas évident car il fallait aussi qu’on change le texte du premier doublage, « Nous suivons le guide » devenant « A la file indienne », etc. Nous avons eu de nombreux échanges avec la SACEM et depuis ce jour, quand on réadapte un film, l’ancien adaptateur garde 10% sur les droits, car il y a forcément des bouts de dialogues qui restent identiques d’une adaptation à l’autre. »
Autre souvenir à propos des chœurs de Peter Pan : « Il y avait dans le groupe les Fléchettes (quatuor vocal constitué de deux sœurs et de leurs deux cousines, NDLR). Je me souviens d’un jour où nous étions allés déjeuner ensemble. Il y avait dans le restaurant un accordéoniste qui jouait des airs qu’elles avaient connus dans les balloches de leur enfance, et elles se sont toutes mises à chanter ensemble, parfaitement harmonisées, c’était magique ».

Tout en continuant à superviser les doublages Disney, Fred s’investit de plus en plus au côté de son frère Philippe dans la création des studios Dubbing Brothers à La Plaine Saint-Denis. Le premier film à essuyer les plâtres de l’auditorium chansons est Le Roi Lion (mai 1994). Avec Aladdin et d’autres Disney doublés un peu plus tard, Le Roi Lion est certainement l’un des meilleurs souvenirs professionnels de Fred, qui gardera longtemps la nostalgie des Disney de cette époque-là. Pour ce film, Claude Rigal-Ansous, avec qui Fred avait eu des échanges compliqués sur La Belle et la Bête, écrit les dialogues, et Luc Aulivier les chansons.
Les adaptations de chansons de Luc Aulivier sont un cas d’école, préférant trouver de nouvelles images poétiques respectant l’esprit de la version originale, plutôt que de chercher scrupuleusement à traduire les paroles (comme le font les versions françaises québécoises). Par la plume de Luc Aulivier, « A whole new world » devient ainsi « Ce rêve bleu » dans Aladdin, et « Colors of the wind » « L’air du vent » dans Pocahontas. « Je prends souvent l’exemple de « Can you feel the love tonight » que Luc a adapté dans Le Roi Lion en « L’amour brille sous les étoiles ». Le traduire en « Est-ce que tu sens l’amour ce soir ? » aurait été laid, voire… quelque peu inapproprié (rires) ».
Fred aimait beaucoup les jeux de mots et autres trouvailles de Luc. Je me souviens de Fred corrigeant les interlocuteurs qui faisaient l'erreur de chantonner « Moi j'ai du poil au menton 
» au lieu de « Moi j’ai du voile au menton » (chanté dans "Prince Ali" d'Aladdin par le génie, apparaissant voilé à l'image).

Pour Pocahontas (juin 1995), Fred fait passer un essai à Michèle Morgan pour doubler Grand-Mère Feuillage. C’est finalement Annie Cordy qui est choisie. Anecdote que Fred m’avait racontée : « Annie Cordy avait l’habitude, en parcourant les routes pour faire des galas, de laisser un pourboire aux ingénieurs du son des villages où elle chantait. Après l’enregistrement de sa chanson de Pocahontas, l’ingénieur-du-son a découvert une enveloppe avec un billet sur sa console (rires) ».
Dans Le Bossu de Notre-Dame (février 1996), doublage remarquable, Fred supervise un Francis Lalanne complètement habité par son personnage (Quasimodo). « Lors d’un enregistrement, Francis enregistrait dans la cabane et tout d’un coup on ne le voit plus. Je m’approche et je le vois par terre, en larmes tellement il était touché par le personnage. Le Bossu de Notre-Dame est un grand souvenir de doublage. Mon mentor, Blake Todd (vice-président de Disney Character Voices International, NDLR), était très pointilleux, mais il a bien fait car ses remarques étaient toujours très pertinentes ». Fred retrouvera Francis Lalanne par hasard quelques années plus tard, vivant aux Etats-Unis dans le même quartier, et leurs familles deviendront amies.

Fred supervise également les doublages du Noël de Mickey (2ème doublage, mars 1992), Coquin de printemps (2ème doublage, décembre 1992), Noël chez les Muppets (septembre 1993; il adorait le générique de fin), L'étrange Noël de Monsieur Jack (juin 1994), Toy Story (1996), La Belle et le Clochard (3ème doublage, mars 1997; pour lequel il fait "réapparaître" l'accompagnement orchestral des choeurs de "Bella Notte" qui avait été curieusement enlevé lors du doublage de 1989), Hercule (1997), sans compter les voix et chansons des attractions et spectacles d'Euro Disney et des spectacles Disney sur glace, les VHS de sing-along, etc.
Pour Hercule, Fred se rend aux Etats-Unis, où il assiste à l’enregistrement de la musique originale (chœurs des muses, etc.), et en gardera un souvenir extraordinaire.
Son travail pour Disney ne se borne pas à la France, et il doit parfois faire doubler pour la première fois en Europe de l’Est des films comme Le Livre de la Jungle : « J’ai pendant longtemps conservé et écouté la piste orchestrale du Livre de la Jungle, qui était incroyable ».

En juillet 1998, Fred quitte Disney pour devenir directeur de production (et également superviseur et mixeur "maison") de Dubbing Brothers, où il travaille sur de nombreux grands films (dont les Star Wars I et II, Shrek, Mulan, etc.) jusqu’en 2003. Après un court passage à la supervision de DreamWorks, il s’installe à Los Angeles (il m’avait d’ailleurs raconté que le livre de mon confrère François Justamand, Rencontres autour du doublage des films et des séries télé, dans lequel il est brièvement interviewé, lui avait servi de « carte de visite » pour l’obtention de son visa) pour l’antenne américaine de Dubbing Brothers. Il y travaille jusqu’en juin 2011, mixant de nombreux films.

De retour en France, Fred Taïeb crée pour le groupe Technicolor des studios de doublage à Saint-Cloud, dans un pâté d’immeubles qui a toujours été historiquement rattaché au cinéma (laboratoires L.T.C.) et au doublage (M.P.S., etc.). Le studio ferme en janvier 2014 en raison des problèmes rencontrés par Technicolor, mais il est repris par le groupe Deluxe en juillet 2014, avec de nouveau Fred à sa tête, privilégiant la qualité du travail, le respect des conventions collectives et le bien-être au travail.
La gestion d’une entreprise ne lui octroyant que peu de temps pour toucher aux aspects les plus créatifs du doublage, c’est avec enthousiasme qu’il accepte en octobre 2019 la proposition de Netflix (ouvrant des bureaux à Paris) de devenir leur premier superviseur doublage en France (Over the moon, Ratched, etc.).

Autodidacte complet, Fred touchait à tous les domaines du doublage avec une grande expertise. Son professionnalisme, son écoute, son sens de l'accueil, sa bienveillance, en faisaient un professionnel respecté et aimé aussi bien des comédiens, que des techniciens et des clients. Dans Le Roi Lion, Med Hondo étant en tournage à l'étranger au moment de la réception de l'image finale du film, Fred avait dû enregistrer lui-même la dernière réplique de Rafiki, désignant à Simba le rocher des lions, où celui-ci doit devenir roi, d’un magnifique et dramatique : « C’est l’heure... ». L’heure de Fred est hélas venue bien trop tôt, et je pense très affectueusement à Anouch, Noé, Angela, Patrick et toute sa famille.


Fred Taïeb faisant visiter les studios Technicolor en 2012


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