vendredi 22 juillet 2022

Hommage à Bénédicte Lécroart (1954-2022)

Nous avons appris avant-hier avec une très grande tristesse, par l'un de ses proches, le musicien Philippe Gibrat, la disparition de Bénédicte Lécroart ce 19 juillet 2022 à Bobigny, des suites d'une longue maladie. Chanteuse et comédienne, voix entre autres de Belle dans La Belle et la Bête, Bénédicte était une magnifique interprète et une belle et lumineuse personne, professionnelle, humble, discrète, pleine de gentillesse et de douceur. Elle avait participé plusieurs fois, avec une grande générosité, à des événements que j'avais organisés. Le 14 octobre 2016, de passage dans mon quartier, nous avions fait un petit entretien. 



Bénédicte Lécroart naît le 5 novembre 1954 à Paris. "Ma mère chantait tout le temps, c'était un robinet à musique. Elle avait été guide scout, une jeannette. Avec mon père, elle a découvert le chant choral, l'un commençait à chanter, et l'autre chantait l'harmonie. J'ai appris à chanter dans le ventre de ma mère."
Bénédicte chante des couplets en soliste à l'âge de sept ou huit ans, apprend la guitare pour s'accompagner, puis chante chez les scouts. "J'étais une grande timide, ce n'était pas évident, mais je maîtrisais ce que je faisais car c'était naturel, je ne me posais pas de questions."
Parallèlement, elle prend des cours de piano au conservatoire de Bourg-la-Reine.
Elle se passionne pour le répertoire folk: Joan Baez, Bob Dylan, Peter, Paul & Mary, etc. "A la guitare c'était facile à reproduire".


Bénédicte Lécroart et Phil Fromont en 1977

Après son bac, passé tardivement, en 1974, elle étudie la musicologie à la fac de Vincennes, et fait partie de nombreux groupes folk français (Pichtogorn, Plumes & Goudron, Fiddlededee, Morrigane, etc.), et devient progressivement professionnelle. Sa première télévision date du 27 décembre 1977, un spécial Folk et Folklore français, en duo avec Phil Fromont.  

Elle enchaîne ensuite, dans les années 80, les groupes de rock, de bals, et de jazz, chantant avec de nombreux big bands et remportant en 1989 le prix de la meilleure soliste au festival de jazz de La Défense. "A chaque fois qu'on me proposait d'apprendre de nouvelles choses, j'étais toujours partante." 


Bénédicte Lécroart en répétition au Festival de jazz de Creil en 1988

Les choeurs pour des chanteurs de variétés, sur scène et en studio, sont en revanche arrivés plus tard. "Je chantais au Club Twenty-One, un restaurant avec une salle de spectacle, où il y avait une formation piano, basse, batterie, et chanteuses. Comme c'était en face de l'Olympia, les musiciens qui jouaient à l'Olympia venaient souvent y boire un coup. Léonard Raponi (bassiste et arrangeur, ndlr) m'y a repérée et m'a dit qu'il faisait un groupe de reprises de Toto, Huey Lewis, etc. avec une section de cuivres super. Ils avaient une chanteuse qui ne pouvait pas faire toutes leurs dates et qu'ils devaient remplacer. J'ai appris tout le répertoire, et c'était un vrai bonheur. On a joué dans quelques endroits. Comme Léonard a été chef d'orchestre de plusieurs chanteurs, il m'a demandé d'être choriste, d'abord pour Sheila, avec Sophie Walter. J'ai commencé à faire du studio, des pubs, des maquettes de pubs et de chansons, c'était un très bon exercice, et on rencontre beaucoup de gens."

Bénédicte Lécroart (perruque brune) accompagne Gilbert Bécaud 
"Charlie t'iras pas au paradis"


Ayant "repéré" Bénédicte dans un "Charlie t'iras pas au paradis" de Gilbert Bécaud, où elle porte une perruque improbable, je lui demande d'évoquer cette télévision: "Un jour, Léonard Raponi m'appelle. Les musiciens de Gilbert Bécaud venaient de répéter pendant un mois, la choriste noire qui devait chanter le solo de "Charlie t'iras pas au paradis" était partie et il me demandait de la remplacer pour ce solo et d'apprendre tout le reste du répertoire, huit jours avant la première de ces trois semaines de concerts à l'Olympia, avec deux spectacles en alternance: le rouge et le bleu. Je connaissais la chanson, que j'avais entendue étant gamine, mais j'arrive tremblante et intimidée à la répétition, car ça ne faisait pas longtemps que je faisais des choeurs. On m'avait dit "Ce n'est pas compliqué, il faut hurler" (rires). Je l'ai fait, Bécaud s'est retourné vers les musiciens avec le pouce en l'air, et deux jours avant l'Olympia, on est allé faire cette télé, j'étais morte de trac. Il m'avait payé une perruque, je ne sais pas comment tu as fait pour me reconnaître (rires). Il m'avait demandé de saluer, il était très directif, savait ce qu'il voulait. On apprend énormément avec quelqu'un comme ça. Un compositeur, interprète, homme de scène. Il a l'oeil sur tout, l'éclairage, la mise en scène. Il avait énormément de recul et de présence, et la salle le suivait en un claquement de doigt. Un homme impressionnant. Un guerrier, avec une main de fer, mais un peu à l'ancienne. Le premier soir de l'Olympia on avait chacune un petit bouquet dans notre loge "avec tous mes compliments". J'ai fait d'autres choeurs avant ou après, je n'ai jamais eu ça. Vraiment sympa. Il savait s'effacer pour mettre en valeur ses choristes et musiciens. Alors que pour accompagner Elsa, j'avais une chemise blanche, on m'a dit que je bougeais trop, et on m'a mis dans l'ombre."

Bénédicte accompagne Sheila pendant vingt ans (plusieurs albums et tous les Olympia, jusqu'en 2009), Elsa, Patricia Kaas (plusieurs télés, promo de l'album Entrer dans la lumière en France et en Europe), plusieurs Taratata avec Fred Blondin, Sylvie Vartan, Native, etc. 


Sheila accompagnée par Bénédicte Lécroart, Gilles Morvan (choeurs) et Manu Chambo (piano) dans "L'écuyère" en 2008

Parallèlement à ses débuts de choriste, elle enregistre beaucoup de covers (disques de reprises), principalement pour Pat Benesta (pseudonyme de Patrick Oliver): "J'ai notamment chanté un titre de Céline Dion en duo avec Olivier Constantin. Ces covers, c'était plus ou moins illégal, ça se vendait dans les stations services. Il fallait imiter les voix originales, c'était quelque chose que je savais faire lorsque je chantais pour les bals, les mariages juifs, etc. C'est par ce biais là que Jean-Claude Corbel m'a proposé de passer l'audition pour La Belle et la Bête (1991)."

"Pour La Belle et la Bête, à l'époque, il n'y avait pas cette politique de prendre des gens connus. L'audition s'est passée en trois fois sur le chant -Laurence Saltiel et moi étions finalistes-, puis sur le "speak" comme on dit en doublage. J'adorais jouer la comédie, mais en amateur complet. Je n'avais jamais fait de doublage parlé. On a trouvé que je jouais la comédie suffisamment, mais les pauvres ont dû ramer au montage d'autant qu'à l'époque on découpait les bandes aux ciseaux. C'était une super expérience, mais ce qui m'a le plus plu, c'était le jeu. J'étais très bien dirigée par Bruno Lais, ça s'est bien passé entre nous, j'en garde un bon souvenir. Par contre j'enregistrais seule, j'étais frustrée, mais c'était peut-être mieux comme j'étais débutante. C'était assez perturbant d'entendre la voix anglaise de la Bête dans le casque pour vous répondre. On a eu droit à une projection privée à la fin du doublage, et c'est comme ça que j'ai rencontré Emmanuel Jacomy (voix de la Bête). Pour les chansons, j'avais travaillé ça avant, je n'avais que trois chansons, et on a fait ça en une journée. Par contre les dialogues, on a fait ça sur plusieurs jours, j'ai eu le temps de m'améliorer un peu entre le début et la fin."


Bénédicte Lécroart chante un medley La Belle et la Bête le 16/03/2015
avec Julien Mior, Vincent Gilliéron, Lauren Taylor Berkman, Lauren Van Kempen, Quentin Bruno (voix et choeurs), Mathieu Serradell (arrangement et piano).
Production et présentation: Rémi Carémel / Dans l'ombre des studios
(soirée "Dans l'ombre des studios : Mélodie Cocktail" à L'Auguste Théâtre)

Bénédicte Lécroart est ensuite appelée pour doubler les suites, jeux vidéos, etc. "Cette fois-là, je croisais mes partenaires. Les dessins animés c'est toujours jouissif, amusant. Pour un enregistrement de Holiday on Ice, vingt ans après, on m'a demandé de refaire Belle. Avec l'âge c'est compliqué de conserver son timbre de voix, chez les femmes, et même chez les hommes -le seul dont la voix n'a pas bougé depuis ses débuts, c'est Cabrel. Alors, pour retrouver la voix de Belle, j'ai trouvé un moyen de rajeunir ma voix, en la prenant par le haut. A part à ton spectacle (soirée "Dans l'ombre des studios: Mélodie Cocktail" en mars 2015, ndlr) je n'ai jamais chanté Belle sur scène. On m'a proposé de participer au spectacle à EuroDisney, mais j'habitais trop loin, c'était trop compliqué."

Le timbre de Bénédicte, doux et naturel (je lui disais qu'elle était le "trait d'union" générationnel entre Anne Germain et Rachel Pignot), sans "tic" de chant, presque intemporel, fait qu'elle est souvent appelée pour participer à des redoublages de vieux Disney. Dès ses débuts, Georges Costa la fait chanter dans les nouvelles versions françaises de Peter Pan (voix chantée de Wendy et soliste générique, 1992), Coquin de printemps (voix chantée de la harpe enchantée, 1992), Bambi (voix chantée de Féline, 1993), etc. "Dans Peter Pan, c'était assez court. Par contre, pour les suivants, les films d'animation Clochette (dirigés par Claude Lombard), je me suis régalée. Je fais de la musique irlandaise et les chansons étaient interprétées en V.O. par des chanteuses spécialisées dans la musique celtique, et c'était très agréable pour moi, car dans l'esprit irlandais."

Bénédicte Lécroart chante "Je chante pour toi" de Bambi le 16/03/2015
avec Mathieu Becquerelle, accompagnée au piano par Mathieu Serradell.
Production et présentation: Rémi Carémel / Dans l'ombre des studios
(soirée "Dans l'ombre des studios : Mélodie Cocktail" à L'Auguste Théâtre)

A partir du début des années 90 jusqu'en 2012, on l'entend assez régulièrement dans des doublages: la saga Le Cygne et la Princesse (voix chantée de Juliette, dont elle avait également fait un titre pop religieux), Joseph le roi des rêves (voix chantée d'Asenath), Excalibur l'épée magique (voix chantée de Kayley), Winnie l'ourson (soliste du film d'animation de 2011), La Belle et le Clochard 2 (voix chantée de Lady), etc.

Un bon souvenir: Sacré Robin des Bois (1993). "C'est une comédie de Mel Brooks. Lady Marianne prend son bain et chante une chanson. Les frères Costa me l'avaient fait enregistrer chez eux dans leur home studio. C'est un écrin pour les chanteurs, avec un son super dans le casque, on voit que c'est un studio qui a été fait par des chanteurs. J'ai adoré, j'ai un souvenir très sympa pour ça. J'ai fait par la suite beaucoup de doublages avec Georges et Michel Costa, c'est un vrai plaisir de travailler avec eux."

Autre bon souvenir: "Sur Happy Feet 2, au moment de l'enregistrement des choeurs, l'un des animateurs de La Belle et la Bête est venu en studio. C'était très émouvant de le rencontrer."

En dehors de son personnage de Belle, on ne propose pas à Bénédicte d'autres personnages parlés, le doublage parlé et le doublage chanté étant assez cloisonnés. Expérience à rapprocher d'Olivier Constantin et de L'Étrange Noël de Monsieur Jack. A propos de ce film (pour lequel elle est créditée par erreur au générique de la VHS): "J'avais passé les essais pour le rôle de Sally mais je n'ai pas été prise, ils cherchaient des gens un peu connus, et avaient pris une chanteuse, Nina Morato, qui chantait "Je suis la mieux". J'avais aussi passé les essais pour Pocahontas. C'est Laura Mayne de Native, qui a été prise. Je l'avais accompagnée comme choriste sur des télés pour une chanson, "Tu planes sur moi", elles avaient fait les choeurs en studio mais on était six choristes lors de télés et c'était super sympa." 


Bénédicte Lécroart et Faolan en 2011

Ces vingt dernières années, Bénédicte est principalement active au sein de formations jazz (principalement le Five O'Clock Jazz Group) et de groupes de musique traditionnelle irlandaise (notamment Faolan) co-créés avec son compagnon, le guitariste et bouzoukiste Philippe Hunsinger. 

Si elle est flattée par l'attention que lui portent les fans, répond toujours avec beaucoup de gentillesse aux sollicitations, etc. elle reste très discrète, "dans l'ombre des studios", éloignée de la lumière et des réseaux sociaux, fidèle à l'esprit artisanal de la musicienne folk de ses débuts.

Envolés "dans le bleu de l'espace", sa voix, son regard, son sourire, pleins de douceur et de lumière, vont énormément nous manquer.


"Plus loin que dans mes rêves" du film Le Cygne et la Princesse (1993)
chanté par Bénédicte Lécroart et Michel Chevalier


Message reçu de Georges Costa (directeur musical): "Bénédicte restera dans nos têtes et nos coeurs à jamais. C'est le plus joli timbre de voix que je connaisse et je ne suis pas le seul: pendant les enregistrements pour Disneyland Paris, le directeur artistique américain avait été surpris et enchanté dès qu'il l'avait entendue et m'avait dit "This is the prettiest voice I've ever heard". Repose en paix, Bénédicte. Et merci pour elle, Rémi. Très bel hommage, très complet, j'ai appris plein de choses."


Suivez toute l'actualité de "Dans l'ombre des studios" en cliquant sur "j'aime" sur la page Facebook.