samedi 29 décembre 2018

Philippe Videcoq-Gagé : Le Retour de Mary Poppins


Sébastien Roffat (webmaster de l'excellent site chansons-disney.com) et moi avons eu le privilège d'assister à la projection du Retour de Mary Poppins (2018) avec l'adaptateur des dialogues et chansons de la version française à nos côtés. Evidemment, nous en avons profité pour lui poser quelques questions !


Philippe Videcoq-Gagé
SR : Bonjour Philippe Videcoq-Gagé, vous êtes l’adaptateur et le sous-titreur du Retour de Mary Poppins à la fois pour les dialogues et pour les chansons. Quel défi particulier a représenté le film ? On mesure la difficulté au grand nombre de chansons et surtout aux paroles qui sont particulièrement nombreuses !

PV-G : Bonjour à vous deux. Le film comporte neuf nouvelles chansons et cinq reprises, parfois avec un texte légèrement différent, soit environ 45 minutes chantées et dansées. Se voir confier toute l’adaptation d’un film aussi attendu (et « attendu au tournant ») par un public de tous âges, représentant un tel enjeu commercial (un budget de 130 millions de dollars), est une marque de confiance de la part de Disney, dont on mesure vite la responsabilité. Il faut répondre à la fois aux attentes du distributeur (dont le mot d’ordre était : « Tout doit être parfait ») sans décevoir les adultes, qui compareront forcément le film au premier Mary Poppins, et les enfants d’aujourd’hui, souvent moins habitués à la comédie musicale « classique ». J’ai probablement éprouvé un peu du vertige qu’ont dû ressentir Marc Shaiman et Scott Wittman, compositeurs des chansons originales, mais j’ai eu la chance de partir de leur travail exceptionnel, en espérant ne pas le trahir. Et mon défi consistait à produire l’adaptation la plus fluide possible en dépit des énormes contraintes de synchronisme, dans la mesure où les chansons doivent pouvoir être écoutées seules avec le même plaisir, sans l’image qui impose souvent une précision chirurgicale. Les textes ne doivent pas s’en ressentir.

SR : Quelle chanson a été la plus difficile à adapter ? Certaines de vos propositions initiales ont-elles été rejetées par Disney ? Comment se passent les allers retours à ce sujet ? Combien de temps a pris l’adaptation et à quel moment avez-vous pu travailler sur le film?

PV-G : La plus difficile a été, sans conteste, la berceuse « Where the lost things go », mais j’y reviendrai. On m’a confié le film au mois de mai 2018. Le film était alors en phase finale de montage, et j’ai demandé et obtenu immédiatement une copie ne comportant que les scènes chantées, afin de pouvoir y travailler dès que possible (je n’ai adapté les dialogues qu’en septembre). L’adaptation des chansons s’est étalée sur deux mois environ (tout en menant à bien d’autres projets). Mon premier critique, bienveillant mais ferme, était mon mari, Jean-Luc Gagé, qui m’a permis de peaufiner mon travail. J’ai ensuite moi-même sollicité des réunions de vérification préliminaires dès que j’avais quatre chansons à présenter, pour m’assurer que j’étais bien sur la bonne voie. Boualem Lamhene et Virginie Courgenay (de Disney Character Voices, responsables des doublages) ont un sens très aigu de ce qu’ils veulent ou pas, et je revenais avec une liste de choses à modifier, le plus souvent sur des passages en gros plan où l’exigence de synchronisme ne m’avait pas encore permis de trouver une version satisfaisante.

SR : Pourquoi y a-il des différences de traduction entre la version française doublée et la version originale sous-titrée?

PV-G : Depuis plusieurs années, Disney préfère que le sous-titrage colle au texte original, partant du principe que les spectateurs qui ont opté pour la VO ne veulent pas se voir imposer l’adaptation VF des chansons. Il m’a donc fallu reprendre tout mon travail, trouver de nouvelles rimes et réadapter l’ensemble, en essayant juste de conserver un lien minimum avec la vf, par exemple « Où vont les choses » ou « Luminomagifantastique ». Mais j’ai conservé « le merveilleux ciel de Londres », éliminé au doublage pour des raisons de synchronisme et de fluidité.

RC : Quelle est la place que tient le premier film Mary Poppins (1964) dans votre vie, et quel est votre regard sur l'adaptation de l'époque (dialogues de Louis Sauvat et chansons de Christian Jollet) ?

PV-G : J’avais huit ans à la sortie du premier Mary Poppins, qui m’a émerveillé bien sûr. Je n’avais pas alors le recul pour juger des lyrics français, mais, avec le temps, j’avoue avoir porté un regard plus sévère sur l’adaptation de Christian Jollet, pleine de phrases alambiquées et de trop nombreuses élisions en début de phrases, rendant le texte difficile à comprendre ou, parfois, à chanter. On connaît tous « le morceau de suc’ qui aide la médecine à couler », mais il y a aussi, entre autres, « une banque anglaise march’ sur la précision », « j’avale une pilule bien cruelle » ou « D’suivr’des chemins arides le cœur très fier ». Christian Jollet a fait un bien meilleur travail sur les films d’animation comme Le Livre de la Jungle ou Les Aristochats, et je pense qu’il a été handicapé par le synchronisme, parfois au détriment du texte. Ce qui importe, à mon sens, c’est de restituer l’émotion et la fluidité d’une chanson, et pour cela, une adaptation vaut souvent mieux qu’une traduction trop stricte, même si le but est de concilier au mieux l’un comme l’autre. Je connais, pour le pratiquer, la difficulté de l’exercice, et je ne voudrais pas donner l’impression de vanter mon travail au détriment du sien. J’ai évidemment moi-même des défauts dont je n’ai pas forcément conscience. Mais Mary Poppins est un monument, devenu culte au fil du temps, et Disney s’oppose à rafraîchir l’adaptation, sans doute à raison. J’aimerais voir un jour un Blu-ray offrir le choix entre la VF originale et un doublage rénové, mais ça n’arrivera pas.

RC : Est-ce possible de commenter en quelques lignes votre adaptation pour chacune des chansons principales du film, et notamment ce "Luminomagifantastique", encore plus "Frères Sherman" que l'originale ?

PV-G :

- Pour chaque chanson, j’ai commencé par travailler les plans les plus synchrones, donc les plus compliqués, ce qui a déterminé en grande partie la construction du reste du texte. Pour la chanson d'introduction, j’ai tout de suite vu que le « London Sky » récurrent était inadaptable tel quel, dans la mesure où « Londres » n’aurait pas du tout été synchrone sur « Sky » (sans compter qu’aucune rime ne colle vraiment avec « Londres »), d’où le choix de « Jour de chance », qui a amené « faites confiance à la providence », etc... J’ai casé « le ciel de Londres » dès le premier vers pour en être « libéré-délivré ».
Sur cette chanson, la difficulté majeure a été la réplique « And MayBe soon, FroM uP aBoVe » qui comporte sept labiales en huit syllabes. J’ai fini par trouver « vous Fera Bientôt ViVre un Beau Rêve » qui est très synchrone, et a entraîné « Tout là-haut, le vent qui se lève » juste avant.

«Une conversation», la chanson « parlée/chantée » de Michael, dans le grenier, est très touchante. Comme elle se situe au début du film, Disney a insisté pour que je réécrive un paragraphe pour que le père cite ses trois enfants (ce qu’il ne fait pas en VO). Le passage difficile (parce que très synchrone) était le plan à la fenêtre où il dit « Winter has gone / But not from this room / Snow's left the lane / But the cherry trees forgot to bloom » qui est devenu « Les saisons changent / Mais pas l'amertume / Tout semble étrange / Même les cerisiers sont dans la brume ».

- Ma première version de « Can you imagine that ? » était « Qui donc imagine ça ? ». je l’ai modifiée, à la demande de Disney, en « A-t-on jamais vu ça ? », plus « british ». Sur cette chanson, la difficulté était, au début, les deux répliques en gros plan « For intellect can wash away confusion » et « Most folderol's an optical illusion », où, dans les deux cas, le « u » est soutenu pendant une seconde. Le geste des mains de Mary Poppins, dans la première, m’a fait trouver « Votre intellect s'envole au loin en tous sens », qui a logiquement entraîné, pour la suite, « Méfions-nous des fariboles et du non-sens », où les labiales sont très en place (vérifiez !)

- La chanson « Royal Doulton Music Hall » est courte, mais c’est la plus proche, à mon sens, du « Jolly Holiday » du film original. Pour conserver le côté joyeux et insouciant de la chanson, j’ai volontairement simplifié le texte original qui m’est apparu inutilement compliqué (« Where each day crowds make their way upon the sun's descent / To a mythical, mystical, never quite logistical tent” ou “Yes in this dearly dynamical simply ceramical Royal Doulton Bowl / There's a cuddly and curious furry and furious animal watering hole”).

- Disney m’a présenté « A cover is not the book » comme un défi d’adaptation, avec une intro parlée/chantée en plan rapproché, une rythmique et un dynamisme de cabaret à respecter, et un slam très long de Lin-Manuel Miranda racontant une histoire en une succession de phrases en rimes de cinq à huit syllabes. « Il faut se méfier des apparences » ou « Les apparences sont trompeuses » m’ont permis de mener la chanson avec l’énergie nécessaire, et je suis très satisfait de l’interprétation de Pascal Nowak sur la version française du slam, qui m’a demandé un long travail de synchronisme.

- Disney voulait que la berceuse "Where the lost things go" soit le point d’orgue du film (elle est située exactement au milieu, à la minute près). C’est probablement la plus mélodieuse du film, et qui doit être émouvante sans être sirupeuse, puisqu’elle parle en fait du deuil. Elle devait, en français, « mettre les poils », selon l’expression de Boualem Lamhene. C’est celle qui comporte le plus de gros plans. En raison du nombre de répétitions, j’ai commencé par traduire "Where the lost things go" en « Voir où vont les choses », ce qui a entraîné nombre de rimes en « ose », et, à part les noms de maladies, il n’y en a pas tant que ça. Je me suis ensuite penché sur tous les gros plans. J’ai mis très longtemps à trouver « Mais ils se cachent comme les rimes sous la prose », qui s’est imposé à moi presque par surprise, alors que je désespérais de trouver une ultime rime en « ose ». Et, cerise sur le gâteau, j’ai dû réécrire tout le dernier couplet lorsque, dans une copie suivante, ils ont ajouté la scène où, plus tard, les enfants Banks reprennent la berceuse a capella pour leur père. Les plans étaient quasiment tous synchrones, plus rien ne collait, ce qui m’a conduit à jongler entre les deux chansons pour trouver enfin une version commune satisfaisante. Et Disney a enfin fait réenregistrer l’ensemble de la chanson par Léovanie Raud pour une interprétation plus sobre et plus simple. Elle est, à mon sens, remarquable.

- Pas grand-chose à dire sur « Turning turtle », si ce n’est que ce n’est pas ma séquence préférée du film. Il fallait seulement une chanson un peu folle et amusante. Dans la mesure où l’idée que le monde est comme une tortue à l’envers est explicitée avant la chanson, j’ai choisi de ne pas en faire le thème principal de la chanson. J’ai préféré « Le monde est devenu fou », qui tient mieux la route lorsqu’on écoute la chanson en dehors de toute référence au film.

- L’expression « Trip a little light fantastic » est fabuleuse en anglais, mais totalement intraduisible sans perdre sa sonorité et sa fraîcheur. J’ai donc très vite opté pour "Luminomagifantastique", quitte à être « plus "frères Sherman" que l'original », comme vous me l’avez dit. Je m’attendais à devoir argumenter pour faire approuver ce choix par Disney, mais ce ne fut absolument pas le cas, c’est passé comme une sorte d’évidence, et je crois que les avis du public ont été très favorables. C’est, en tout cas, dans l’esprit de Mary Poppins. La difficulté de cette chanson a été le long passage où les personnages parlent « falotier », c’est-à-dire un langage décalé, aussitôt retraduit. J’ai dû reprendre tout ça à la demande de Disney pour y introduire plus de folie. Entre parenthèses, on m’a reproché d’avoir fait dire à Mary Poppins « Chez le Prince Edward » alors que le film se déroule dans les années 30. Eh bien, il y avait à l’époque un Edward VIII, nommé prince de Galles en 1911. Et j’ai aussi vérifié avant de faire dire à Jack « Vous pouvez marcher au radar », le radar ayant été inventé au tout début des années trente.

- Pour « la magie des ballons », si on retrouve les "hop" du « Beau cerf-volant » du premier Mary Poppins, c’est un peu malgré moi. Je souhaitais trouver autre chose sur « Nowhere to go but up » et j’ai fait deux propositions différentes à Disney (dont je ne me souviens plus), mais ils m’ont convaincu de revenir à « Et hop » qui, je l’avoue, colle mieux avec la gestuelle d’Angela Lansbury au début de la chanson.

RC : Avez-vous pu assister aux enregistrements des voix françaises ?

La difficulté, quand on s’investit à ce point sur un texte, est de savoir « lâcher prise » au moment des enregistrements, ce que j’ai parfois du mal à faire. Les chansons imposent aussi de faire un point précis sur les nombreuses options de « placement » de certaines répliques. Or Claude Lombard (qui a dirigé les chansons) n’était pas à Paris au moment de la validation des textes. J’ai donc fait un point complet avec elle au téléphone. C’est là qu’on a par exemple opté pour « Un livre est beaucoup plus que l’on pense » à la place d’« Un livre est beaucoup plus qu’on ne pense » pour qu’on ne risque pas d’entendre « Un livre est beaucoup plus con... ». Mais j’ai tenu à être présent pour l’enregistrement de la berceuse, pour veiller au synchronisme d’une ou deux répliques. J’ai aussi fait une session de montage sur les chansons, avant mixage, les logiciels de montage son permettant d’allonger certaines voyelles et de décaler d’une image ou deux les labiales de façon tout à fait transparente, sans porter atteinte à la rythmique.

SR : Y a-t-il une anecdote ou un fait marquant par rapport à votre travail sur le film ?

Ce fut un énorme travail mais aussi un plaisir trop rare, et on ne doit jamais perdre de vue que c’est un travail d’équipe. Et, cette fois, tous les acteurs sont aussi les chanteurs (sauf les voix d’Emily Mortimer et Julie Walters, qui ne chantent qu’une réplique), ce qui évite les problèmes de raccords voix. Mon autre satisfaction est que mes chansons soient aussi intégrées à la version française canadienne. Le seul regret, peut-être, est que Michel Roux ne soit plus des nôtres pour prêter sa voix à l’infatigable Dick Van Dyke ! Et, si on peut qualifier cela d’anecdote, pour les dialogues, la moindre référence au premier Mary Poppins a été conservée (comme le « Vous avez toujours l’air d’un poisson hors de l’eau » à Michael et le « Toujours une fâcheuse tendance à ricaner » à Jane). A tel point que lors de son caméo, Karen Dotrice (la Jane Banks originale de 1964, qui joue la dame qui demande son chemin, Allée des Cerisiers) répond « Many thanks, sincerely », qui est la dernière réplique de la chanson « Petite annonce pour une nounou » de 1964. J’ai donc conservé son « Merci, très sincèrement », alors qu’on entend discrètement les six dernières notes de la chanson dans la bande son.

Merci beaucoup Philippe Videcoq-Gagé d'avoir bien voulu répondre aux questions de Chansons Disney et de Dans l'ombre des studios. Et encore bravo pour cet incroyable travail d'adaptation ! Et bien évidemment nous saluons toute l'équipe française et les comédiens et chanteurs du doublage.

Le Retour de Mary Poppins est sorti au cinéma le 19 décembre 2018 et la bande originale du film est disponible chez Walt Disney Records (avec toutes les paroles des chansons dans un très beau livret !).

Pour redécouvrir mon interview d'Eliane Thibault (voix française de Julie Andrews dans le premier Mary Poppins), c'est ici...
Pour la distribution vocale du premier Mary Poppins, c'est ici...
Et pour le nouveau, toutes les infos ci-dessous:


LE RETOUR DE MARY POPPINS (2018)

Direction artistique : Claire GUYOT
Direction musicale : Claude LOMBARD
Adaptation des dialogues et chansons : Philippe VIDECOQ-GAGÉ
Enregistrement des dialogues : Nicolas POINTET
Enregistrement des chansons : Estienne BOUSSUGE
Montage : Guillaume BÉRAT
Supervision : Boualem LAMHENE et Virginie COURGENAY
Société et studio d’enregistrement : DUBBING BROTHERS
Société et studio de mixage : SHEPPERTON INTERNATIONAL

Emily Blunt ... Mary Poppins … Léovanie RAUD (Dialogues et Chant)
Lin-Manuel Miranda ... Jack … Pascal NOWAK (Dialogues et Chant)
Ben Whishaw ... Michael Banks … Jean-Christophe DOLLÉ (Dialogues et Chant)
Emily Mortimer ... Jane Banks … Rafaèle MOUTIER (Dialogues)
Emily Mortimer ... Jane Banks … Claire GUYOT (Chant)
Pixie Davies ... Anabel … Lévanah SOLOMON (Dialogues et Chant)
Nathanael Saleh ... John …  Noah REYNIER (Dialogues et Chant)
Joel Dawson ... Georgie … Simon FALIU (Dialogues et Chant)
Julie Walters ... Ellen … Josiane PINSON (Dialogues)
Julie Walters ... Ellen … Prisca DEMAREZ (Chant)
Meryl Streep ... Cousine Topsy … Isabelle FERRON (Dialogues et Chant)
Colin Firth ... Wilkins / Loup … Edgar GIVRY
Jeremy Swift ... Gooding / Blaireau … Guillaume LEBON (Dialogues et Chant)
Kobna Holdbrook-Smith ... Frye / Belette … Jean-Baptiste ANOUMON (Dialogues et Chant)
Dick Van Dyke ... Mr. Dawes Jr. … Jean-Pierre LEROUX (Dialogues et Chant)
Angela Lansbury ... La Dame aux Ballons … Christine DELAROCHE (Dialogues et Chant)
David Warner ... Amiral Boom … Michel PAPINESCHI *
Jim Norton ... Monsieur Boussole … Michel RUHL *
Noma Dumezweni ... Miss Penny Farthing … Audrey SOURDIVE **
Tarik Frimpong ... Angus … Dan MENASCHE 
Sudha Bhuchar ... Miss Lark ... Isabelle GANZ *
Christian DIXON … Le Laitier … Christophe DESMOTTES **
Chris O’Dowd … Voix de Shamus le cocher … Xavier FAGNON *
Edward Hibbert … Voix du Parapluie Perroquet … Christophe DESMOTTES **
Voix parlées diverses : Eve LORACH, Patrick DELAGE, Florent BICOT DE NESLES, Patrick BORG, Jacques FAUGERON, Clotilde MORGIEVE, Bertrand DINGÉ, Stéphane ROUX, Pierre CARBONNIER, Cindy TEMPEZ, Corinne MARTIN et Clara SOARES
Voix chantées diverses : Michel MELLA, Jean-Claude DONDA et Guillaume BEAUJOLAIS
Chœurs : Magali BONFILS, Mery LANZAFAME, Rachel PIGNOT, Olivier CONSTANTIN, Arnaud LEONARD et Richard ROSSIGNOL

Sources: Générique de fin, Rémi Carémel / Dans l'ombre des studios *, RS Doublage**



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dimanche 23 décembre 2018

Danielle Licari et Jackye Castan : Rhapsodie pour deux voix (Partie 3/3)

Pour lire, la précédente partie de l'article (Partie 2), cliquez ici.
(Partie 1/3: Enfance et débuts de Danielle Licari et Jackye Castan, Partie 2/3: Les Fizz et les grandes années studio, Partie 3/3: Le Concerto pour une voix et l'après-Barclay)



Concerto pour une voix… et un piano

Saint-Preux
En 1969, alors que Danielle est toujours très sollicitée comme choriste, un événement va la faire passer de l’ombre à la lumière : « J’étais dans le studio A du studio Davout avec deux autres filles pour faire des chœurs. Dans le studio B, juste à côté, Saint-Preux, essayait d’enregistrer « Le Concerto pour une voix » avec un instrumentiste. Ca ne collait pas, alors le technicien désespéré lui a dit « dans l’audi d’à côté, il y a Danielle Licari ». Le technicien est venu me chercher, m’a présenté à Saint-Preux que je ne connaissais pas. On m’a donné la partition, il n’y avait aucune parole d’écrite puisque c’était fait pour être joué par un instrument, donc j’ai fait des onomatopées, en deux prises c’était bon. J’ai signé une feuille de présence de choriste, sans me rendre compte du succès futur. »

En effet, le disque, sorti en décembre 1969 chez AZ et Festival, provoque un ras-de-marée.
Grâce à Roland Vincent (compositeur pour qui elle avait notamment chanté les chœurs de Chez Laurette (Michel Delpech)), Danielle signe chez Eddie Barclay, qui lui propose alors de lui faire réenregistrer le concerto chez Barclay (avec un nouvel arrangement, signé Pierre Porte) afin qu’elle puisse profiter financièrement de son succès et se lancer dans une vraie carrière soliste.


Danielle Licari: Concerto pour une voix

Dans la lignée du Concerto pour une voix, la plupart des chansons qu’elle enregistre pendant sa carrière soliste chez Barclay sont constituées des paroles les plus universelles qui soient : des onomatopées (parmi les rares exceptions : « Tout autour de la Terre » de Roland Vincent et « Je balance » sur une musique de Jackye et des paroles de Charles Level). Comment constituait-elle son programme ?
Jackye au piano
« Avec le directeur artistique Jean Claudel et Jackye, on discutait de ce que j’allais enregistrer. Je cherchais dans mes souvenirs classiques des mélodies qui me plaisaient et que je pouvais chanter sans texte, à la manière d’un instrument. J’avais le choix final, on ne pouvait pas m’imposer un titre, car il fallait que je sois bien dedans. Avec Jackye, je répétais, car il y avait beaucoup de mises en place. Et on voyait ensuite dans quel ordre mettre les morceaux dans le disque : alterner les airs tristes et gais, etc. c’était tout un travail car comme il n’y avait pas de texte il ne fallait pas lasser les gens. »
Des classiques (Concerto pour piano et orchestre de Tchaïkovsky, etc.), mais aussi des créations originales, des airs de musiques de film ou de folklore. Quand on lui demande pourquoi elle ne s’est pas « attaquée » à la musique brésilienne : « J’aimais beaucoup mais je ne pense pas que ça aurait marché ; les gens n’avaient peut-être pas l’oreille pour. »

Au fil des sorties des disques, Danielle fait quelques « promos » à la télévision, mais toujours grâce à l’invitation d’autres artistes comme Sacha Distel, Jacques Martin ou un certain… Louis de Funès.
« Avec plusieurs amies choristes (Anne Germain, Christiane Cour, Françoise Walle, etc.) nous avons joué les bonnes sœurs qui chantent avec Louis de Funès dans « Le Gendarme et les Extra-terrestres » (1979). Je me souviens qu’il faisait tellement froid que nous avions gardé nos pantalons sous nos robes. Louis de Funès, qui était un homme intéressant, m’avait demandé après ça de chanter dans une émission de Drucker.»

Scène des Gendarmes et les Extra-terrestres (solistes: A. Germain, C. Cour, F. Walle et D. Licari)
suivie de "Rhapsodie pour deux voix" (musique : Jackye Castan)

Soirée d'Eddie Barclay avec Danielle
Le succès en France des disques de Danielle reste assez limité. « Le concerto tout le monde connaissait, quand c’est passé en radio la première fois ça a fait un succès terrible. Mais pour ce qui est du reste, à part Serge Reggiani qui a voulu que je sois vedette anglaise dans son programme à l’Alhambra, ça n’a pas pris. »
En revanche, Barclay distribue ses disques notamment au Japon et au Canada où le succès est énorme. « Barclay s’est vraiment bougé, ils ont fait ce qu’il fallait, et grâce à Marouani je suis partie en tournée. »
Jackye se souvient de ce premier concert canadien: « On a fait le choix des morceaux, répété toutes les deux et décidé de prendre, en plus de Danielle au chant et moi au piano, six musiciens (dont Pierre Defaye au violon) et un couple de danseurs. Sans se le dire, chacune de nous pensait « on va se prendre une gamelle » ; on est arrivé à la salle des Beaux-Arts à Montréal… et on a fait un triomphe. Les gens étaient debout, alors que nous n’avions rien prévu pour les rappels. Ça fait partie des plus grandes émotions de ma vie. Et on a continué sur cette lancée dans tout le Canada. Je me souviens d’une interview pour la radio canadienne, le journaliste dit à Danielle « Beaucoup de gens avant de s’endormir fument un joint et écoutent vos disques ! » (rires) ».
Danielle reste très attachée à son public canadien : « Il m’est resté très longtemps fidèle, et c’est grâce à des labels canadiens que j’ai pu sortir mes derniers disques, Lonely Shepherd (1984) et Danielle Licari chante les plus grands (1995) ».

Danielle fera une tournée au Brésil et plusieurs tournées au Canada ou au Japon, où elle apprendra phonétiquement des phrases en japonais pour parler au public et présenter ses chansons. « Je voulais expliquer ce que ces chansons, qui n’avaient pas de texte, représentaient pour moi. J’avais demandé à Barclay s’ils pouvaient trouver une traductrice afin de m’écrire  mes textes de présentation en japonais. On m’a donné un texte mais on m’a fait remarquer après un concert que c’était écrit comme si c’était un homme qui parlait, ce n’était pas assez féminin, dans la langue japonaise il y a une vraie différence de langage si c’est un homme ou une femme qui parle. Du coup une autre traductrice a refait le travail, et c’était beaucoup mieux. »
A propos du public japonais : « Le public était extraordinaire. Quand au Japon on finissait de chanter, il y avait un espace d’une seconde de silence puis c’était un flot d’applaudissements. Les gens attendaient que la dernière note soit jouée pour se manifester afin de ne pas gêner les artistes, je n’avais jamais vu ça. Et à Hiroshima, des gens qui étaient venus me voir en loge pleuraient, je leur faisais des dédicaces sur le dos, les bras, etc. Ils étaient très sensibles et impressionnés. C’est un souvenir incroyable. »

Vocalement, tenir un tel récital relève de l’exploit. « Je faisais des concerts de deux heures : une heure, quinze minutes d’entracte et de nouveau une heure. Beaucoup de choses que j’ai enregistrées étaient très difficiles pour la respiration, comme il n’y a pas de mots. Sur scène il fallait que ce soit le plus parfait possible, malgré le trac. Mais ça s’est toujours très bien passé. »
Jackye surenchérit : « Monter les contre-uts, faire deux heures de vocalises et une ou deux chansons avec texte (dont l’air des Parapluies de Cherbourg), il fallait le faire. Elle a une voix en béton. Jusqu’à présent, personne n’a pu faire ça en solo sur scène».
Et quand la santé n'est pas au rendez-vous, la scène produit des miracles inexpliqués, comme s'en souvient Danielle: « Quand on est sur scène, ce n’est pas du tout comme dans la vie normale. Je me souviens d'un retour de croisière, j’étais très enrhumée, je me mouchais sans arrêt, à tel point qu'en prévision j'avais mis une boîte de mouchoirs dans le piano. Pendant les deux heures du concert, je ne n’ai pas eu besoin de me moucher une seule fois. Je rentre en coulisses et là ça recommence. C’est une sensation bizarre...»

Danielle Licari : Licari Sound (1980)
Musique de Jackye Castan

Pour avoir un programme de chansons « sur mesure », Danielle peut compter sur Jackye comme compositrice, pianiste et arrangeuse. « Je composais déjà un peu, mais par amour pour Danielle je me suis mise à prendre des cours d’harmonie avec Julien Falk (grand professeur d’harmonie, et beau-père de notre amie choriste Alice Herald) et André Hodeir, afin de m’enrichir musicalement. Je n'ai certes pas composé "Le Concerto pour une voix" mais je lui ai quand même composé quelques airs qui ont bien marché ("Rhapsodie pour deux voix", "Licari Sound", "Planet 2000" (paroles d'Eddy Marnay), etc.) et elle a pu faire sa carrière avec une épaule sur qui s’appuyer.»
Le morceau "Licari Sound" offre à Danielle la possibilité de montrer un concentré de ce qu’elle fait de mieux.

Jackye Castan dirigeant une
séance d'orchestre (studio Hoche)
Jackye se souvient de sa première séance de chef d’orchestre : « La première fois où j’ai dirigé un orchestre, c’étaient quarante musiciens, au studio Hoche (Barclay). Quelle émotion, j’en tremble encore ! Connaissant la triste mentalité des musiciens et la misogynie régnant à l’époque, ce n’était pas gagné d’avance. Choriste ça passait, pianiste ça passait, mais chef d’orchestre, non, ça ne passait pas. Je sentais déjà des regards ironiques et hostiles. Pour couronner le tout, le morceau que j’allais diriger était de ma composition et de mon orchestration, « Sagittarius » pour Danielle. J’allais m’enfoncer comme dans un sous-bois, accompagnée d’une multitude de notes, en espérant voir enfin le jour ! Les fausses notes pour me « tester » n’ont pas tardé à fuser, heureusement j’ai l’oreille absolue donc je les ai calmés, et Roger Berthier a mis bon ordre à tout ça. C’était ça le calvaire des femmes au quotidien : toujours avoir besoin d’un homme pour se défendre. » 
Jackye garde un autre souvenir, assez étrange, de cette « première fois » : « Quand on dirige un orchestre, on entend instantanément les premiers pupitres (comme les violons), mais le son des instruments qui sont au fond (les contrebasses, etc.) nous arrive avec un très léger retard, ce décalage est très perturbant, et si on ne fait pas attention, on ralentit. Cela m’a fait faire un cauchemar pendant plusieurs années : je suis sur un bateau, j’entends les premiers pupitres, et avant que n’arrive le reste de l’accord il se passe un laps de temps que je n’arrive pas à contrôler, la proue du bateau n’arrive pas à se soulever pour m’envoyer le reste des notes ! »
                
Jackye est rapidement sollicitée comme arrangeuse pour des artistes autres que Danielle: « J’ai longtemps travaillé pour Pierre Porte, qui m’a fait confiance et je l’en remercie. Je faisais ses orchestrations pour plusieurs émissions de variétés dont il dirigeait l'orchestre comme les émissions de Jacques Martin : Taratata, Musique and Music, etc. » On la voit aussi régulièrement comme pianiste dans ces émissions.

Thierry Le Luron
Elle est aussi arrangeuse pour un spectacle de Thierry Le Luron : « On m’avait demandé de venir chez Thierry Le Luron pour tester les tonalités de ses chansons afin d’écrire ses arrangements. Je gare ma voiture dans la cour de son hôtel particulier à Saint-Germain-des-Prés. Il n’était pas réveillé et je l’ai attendu pendant deux heures, avant qu’il ne se lève, la voix complètement en vrac, ce qui n’était pas pratique pour tester les tonalités (rires). Après ça, je suis repartie en métro, et en rentrant Danielle me dit « Où est la voiture ? ». Comme je suis un peu tête-en-l’air, et que j’avais été énervée et perturbée de l’avoir attendu pendant autant de temps, j’avais oublié ma voiture chez lui ! (rires) »

Jackye compose les génériques et musiques de plusieurs émissions de Gérard Majax, comme La Caverne d’Abracadabra : « J’ai connu Gérard lors de la fameuse tournée avec Michel Delpech et Mireille Mathieu. J’aimais bien la magie, et Gérard était très sympa. Il m’a demandée de l’accompagner au piano dans une émission de télé. J’étais en cabine avec mon piano et n’avais pas de scénario, ni aucune musique écrite, tout était dans l’improvisation, suivant ce que Gérard faisait devant moi. Je soulignais ce qu’il faisait par des musiques, je faisais parfois des impros jazzy, bossa nova, etc. comme au temps du cinéma muet. Le problème de l’improvisation, c’est que quand il a fallu déclarer à la SACEM mes musiques afin de toucher quelques sous, il a fallu que je réécoute toutes les émissions et relève, en dictée musicale, tout ce que j’avais improvisé. L’horreur ! (rires) J’étais épuisée. »
Elle arrange en outre en 1978 la musique du film Hôtel de la plage composée par Mort Shuman.

Gilbert Bécaud et ses choristes
(C. Chauvet, J. Stout, A. Rippe,
C. Garret, B. Houdy et J. Castan)
Pendant cette période, Jackye continue les séances de chœurs en studio, concerts et télévision (notamment pour Gilbert Bécaud). Danielle continue à en faire également en studio (musiques de film, variétés, doublages, etc.), mais en revanche ne peut plus apparaître comme simple choriste lors de concerts ou émissions de télévision. Elle trouve la parade en portant occasionnellement une perruque brune (émission Podium 70, concerts de Jerry Lewis à l’Olympia (1976), etc.).


Charles Aznavour et Danielle Licari: Mon émouvant amour (1980)

Ce statut de célébrité lui permet d’être plus souvent créditée sur les pochettes de disques lorsqu’elle fait une voix d’accompagnement, et d’être présentée au public par les artistes qu’elle accompagne en tournée, comme Charles Aznavour en 1980 : « J’ai fait une tournée avec lui aux Etats-Unis et en Italie, nous chantions deux chansons en duo, « Mon émouvant amour » et « Ave Maria », mais j’étais en guest star, on me présentait. Une fois j’ai eu un très bel article à New-York.»
Charles Aznavour et Danielle Licari
De son côté, Jackye est pianiste sur cette tournée : « Charles, en interprétant, se baladait beaucoup rythmiquement. L’erreur que faisaient beaucoup de ses nouveaux musiciens était d’essayer de le suivre alors qu’il fallait tenir le rythme car il savait où il allait et retombait toujours sur ses pattes. Evidemment, les nouveaux étaient toujours un peu surpris. Je me souviendrai toujours d’un grand guitariste, qui venait d’arriver dans la tournée. Lors de sa première répétition avec nous, il s’arrête et dit : « Excusez-moi, vous pourriez chanter un peu plus en mesure ? ». Charles a cru à un gag. »
Danielle se souvient d'un concert en Belgique: « Il y avait dans la première partie Jean-Paul Dréau (compositeur du "Coup de soleil" pour Richard Cocciante). Malheureusement, le son tombe en panne. Jean-Paul s’assied en bord de scène, et chante sans micro, sa voix portait bien. Une fois sa chanson terminée, pour détendre l'atmosphère, il dit « Je vais vous raconter une histoire: vous savez pourquoi les pets sentent mauvais ? Pour que les sourds en profitent » et là le public, qui venait voir Charles Aznavour, n'a pas rigolé, ça a jeté un grand froid, un bide incroyable. Jackye a rapidement enchaîné au piano.» 
C'est aussi au cours de cette tournée que Jackye expérimente l'un des premiers synthétiseurs: « Lorsque je suis arrivée dans l'équipe de musiciens de Charles, je n’étais pas du tout habituée aux synthés. Ils étaient d’une complexité terrible. Lors d'un gala, il arrive une chanson où je devais jouer l’intro avec un son piccolo. Manque de chance pour moi, la lumière tombe sur le synthé, je n’y vois rien, je me trompe de bouton et je joue avec un son atroce, façon moteur de bateau. J’étais dans un état épouvantable. Charles se retourne, et continue, imperturbable. Il n’en avait rien à faire, il aurait pu jouer sans orchestre, il se suffisait à lui-même. C'étaient ses chansons, elles faisaient partie intégrante de son individu. Et contrairement à ce que certains pensent, sa gestuelle n'était jamais la même en fonction des chansons. Lui et Gilbert Bécaud étaient des grands, des monuments.»  


L’après-Barclay

En 1978, Eddie Barclay vend les parts de sa maison de disque. « Pour Danielle, ça n’a pas été trop important car elle a pu avoir des contrats grâce à une amie, Marie-Christine Porte, qui travaillait au Japon et dans d'autres pays étrangers. Par contre, il y a eu un soucis avec les séances de chœurs. Installées confortablement dans notre métier avec notre savoir (lire vite) nous n’avons pas vu arriver le danger. De nouveaux choristes sont arrivés, beaucoup plus jeunes, ne sachant peut-être pas lire la musique, mais avec un son nouveau (Alain Chamfort, Daniel Balavoine, les frères Costa, les Fléchettes (groupe de quatre filles)). Les chefs d’orchestre se sont jetés sur ces nouveaux éléments. Il faut dire que certains avaient besoin d’un sang nouveau. Mais leur façon d’écrire les orchestrations n’a pas évolué pour autant. Ainsi va la vie… »

Danielle avec ses élèves
(Christophe Lambert et Richard Anconina)
Danielle se met à donner des cours particuliers de chant : « On avait arrêté les tournées –la dernière c’était pour Charles Aznavour aux Etats-Unis- et je donnais des cours à la maison pour Douchka, le Trio Esperança, Christophe Lambert et Richard Anconina (pour le film Paroles et musique (1984) d’Elie Chouraqui), etc.. Un jour, une jeune femme m’a demandée de la faire travailler car elle voulait intégrer une école qui était en train d’être créée par la SACEM. »
Cette école, c’est le Studio des Variétés. Danielle en parle à Jackye, qui va se renseigner auprès de la SACEM : « Je suis allée voir ce qu’il se passait, je leur ai demandé « Vous avez pensé à un pianiste répétiteur ? », j’ai lu comme un grand point d’interrogation dans leur regard (rires), avec tous les chanteurs qu’ils allaient former ils n’avaient même pas pensé à un pianiste accompagnateur. J’ai finalement postulé comme pianiste, devant un jury constitué notamment de Jean-Claude Petit, Pascal Sevran, etc. et j’ai été prise. »

Jackye entre donc comme pianiste répétitrice (bientôt rejointe par Gérard Gambus) et professeur de solfège, puis grâce au directeur du Studio des Variétés (Jean-Claude Ghanassia), fait entrer Danielle comme professeur de chant variétés (Christiane Legrand assurant les cours de chant jazz, et Nicole Falien le chant lyrique).

« Il y avait des gens biens dans l’équipe, comme Guy Bontempelli ou Bob Socquet. Bob était directeur artistique dans des maisons de disques, c’était lui qui avait eu l’idée de génie de réunir Alain Souchon et Laurent Voulzy. »

Dans leur enseignement au Studio des Variétés, le monde des chœurs n’est jamais loin : « Comme les élèves étaient parfois ennuyés par le solfège, j’avais eu une idée. Je prenais un disque, un Ray Charles par exemple, où il n’y avait pas de chœurs, et j’écrivais des chœurs. Tout le monde chantait autour du disque, c’était sympa, même si on y a passé du temps ; la plupart ne lisaient pas la musique donc il fallait leur apprendre voix par voix. »

Parmi leurs élèves, Marie-Charlotte Leclaire et Renaud Marx (deux comédiens que les voxophiles connaissent bien, l’une prêtant sa voix à Minnie et l’autre à John Travolta), Jacques Haurogné, Pierre Sayah, ou bien encore le fils de Bernard Fresson, qui les impressionne. « Plusieurs ont fait le métier, mais assez peu ont « percé ». Il y avait des jeunes qui y croyaient vraiment, écrivaient leurs textes, etc. et d’autres qui venaient un peu en dilettante. »
Danielle : « C’était dans notre petit circuit, ils n’étaient pas mis en lumière comme à la Star Academy, et n’étaient peut-être pas assez épaulés. »

En 1995, Danielle enregistre le dernier CD de sa carrière, Danielle Licari chante les plus grands, grâce à un ami de Jackye et elle, le guitariste Serge Eymard. Jackye tient à saluer son travail: « A l'époque, les croisières Paquet offraient une croisière à des artistes en contrepartie d'une prestation de leur part, en général un ou deux mini-concerts. Dans la même croisière que nous, il y avait nos amis Gérard Majax et Jean Roucas. En ce qui me concerne je devais jouer deux mini-concerts en trio jazz. Au cours des répétitions, nous avons rencontré Serge Eymard, guitariste très talentueux et très gentil. Rapidement à Paris, il s'est fait une place dans les séances d'enregistrement. Nous avons fait des tournées avec lui: Japon, Canada, etc. En 1990, Serge et moi avons fait un CD orchestral pour des publicités. C'était une idée de moi à la con, car ça n'a même pas rapporté un centime. J'avais composé les musiques et écrit quelques orchestrations, et sachant après coup tout le temps que Serge avait passé en studio, j'avais la honte. Et pourtant, quelques années plus tard, nous avons recommencé en faisant faire à Danielle son dernier CD dans le studio de Serge. A 58 ans, Danielle montrait que sa voix était toujours puissante et belle. Il y a beaucoup de beaux titres qu'on peut retrouver sur Youtube: Et maintenant, La Mer, Honesty, etc. Et vu le nombre d'internautes qui ont vu les vidéos, c'est formidable, et pour Danielle c'est que du bonheur. A l'unisson, nous te disons: merci Serge! »

Jackye et Danielle en octobre 2018
(Photo : Midi Libre)
En 2000, elles quittent Boulogne-Billancourt et s’installent dans un village à 12 kilomètres de Montpellier et 2 kilomètres de la mer :« Nous y avons fait venir la mère de Danielle, toute heureuse d’être auprès de sa fille. Comme nous venions auparavant tous les étés et certaines vacances dans le coin, nous y avions acheté un mazet dans la garrigue avec 5000 mètres carrés de terrain.
Tous les dimanches, rendez-vous au mazet avec mes copains musiciens, qui avaient eu la gentillesse de me garder une place au Jazz Club de Montpellier. Apéro, grillades, paëlla. Quand on avait fini, on faisait le bœuf. Le piano et la guitare étaient branchés sur groupe électrogène. Vu la chaleur et le reste, on faisait la sieste. Nos mamans n’ont jamais souffert de l’absence de petits-enfants étant donné qu’elles sont devenues nos enfants, elles nous suivaient partout. La mienne est décédée en 2003 à 87 ans, et celle de Danielle en 2004 à 103 ans. Ce fut très très dur, nous avons continué notre route sans elles. Puis au fil du temps, le jazz club a perdu des notes et des sons. Ainsi va la vie… Danielle a arrêté de chanter, quant à moi je continue de jouer du piano de temps à autre.
Roland Vincent
Nous avons la chance d’avoir retrouvé d’anciens amis au hasard de la vie, ils habitent Avignon. Roland Vincent, compositeur, et Cécile sa femme, éditrice de musique. Cécile et Danielle sont devenues très amies, elles se téléphonent pratiquement tous les jours. Quant à Roland et moi on s’échange quelques accords bien pourris, histoire de voir si nous avons toujours l’oreille absolue. Et puis on parle de l’âge d’or des séances d’enregistrement, et de nos souvenirs communs. La vie tranquille et simple. Malgré de très gros problèmes de santé que Danielle a surmontés avec une force inouïe, cela n’a pas altéré sa joie de vivre. Elle écoute beaucoup de musique sur Youtube, dans tous les styles. »


Danielle Licari : Tout autour de la Terre
(musique: Roland Vincent, paroles: Claudine Daubisy)

Si Danielle n'est pas du genre à se réécouter, à revoir des images d'elle, etc., Jackye tient à préciser : « Danielle est très discrète, mais je ne vous remercierai jamais assez de nous avoir envoyé des DVD d’archives, car ça c’est un bonheur. Elle était très émue que vous ayez fait tout ce travail, c’est un accompagnement musical et affectif extraordinaire. Et nous transmettre des mots de collègues, fans ou anciens élèves du Studio des Variétés nous fait toujours très plaisir. Merci, très cher Rémi!»

Ce qui frappe les personnes qui, comme moi, ont eu le bonheur de les rencontrer, c’est leur grande complicité, le tout avec beaucoup d’humour, d’admiration et de tendresse. « S’il y a des couples qui s’ennuient ce n’est pas nous, au bout de cinquante ans on a toujours des choses à se raconter. Nous avons eu la chance de croiser la route de grandes célébrités comme Ginger Rogers, la Reine d'Angleterre, Tom Jones, Jerry Lewis, Sammy Davis Jr, Liza Minnelli, Mannix, les Black Panthers, etc. On a rencontré aussi des gens formidables qu'on a aimés et qui nous ont aimés... »


INFOS ET BONUS


Danielle Licari, voix chantée de Thalie Fruges (Jenny) dans le téléfilm musical Perrault 70 (1970)
Musique de Christian Gaubert


Générique alternatif de Cendrillon chanté par Danielle Licari
(Redoublage partiel de 1978, inédit)


Vous pouvez vous procurer une compilation de Danielle Licari (avec ses plus grands succès, dont plusieurs compositions de Jackye Castan) sur le site de Marianne Mélodie : https://www.mariannemelodie.fr/fr/cd-chansons-lyrique/variete-francaise-annees-70/danielle-licari/7529340.html

Une page est consacrée à Jackye Castan (et Danielle Licari est évoquée par plusieurs arrangeurs) dans l’excellent livre de mon confrère et ami Serge Elhaïk qui vient de paraître : Les arrangeurs de la chanson française (2.160 pages, éditions Textuel).




Partie 1/3: Enfance et débuts de Danielle Licari et Jackye Castan, Partie 2/3: Les Fizz et les grandes années studio, Partie 3/3: Le Concerto pour une voix et l'après-Barclay

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Danielle Licari et Jackye Castan : Rhapsodie pour deux voix (Partie 2/3)


Pour lire, la précédente partie de l'article (Partie 1), cliquez ici.
(Partie 1/3: Enfance et débuts de Danielle Licari et Jackye Castan, Partie 2/3: Les Fizz et les grandes années studio, Partie 3/3: Le Concerto pour une voix et l'après-Barclay)


Les Fizz (Danielle, Jackye et Nadine) et les grandes années studio

Les Fizz (Olympia 1966)
Danielle Licari et Jackye Castan se retrouvent au cœur de ce qui peut être considéré comme l’âge d’or des studios d’enregistrement français. Du début des années 60 au milieu des années 70, les studios tournent à plein régime, jour et nuit, pour enregistrer chansons, orchestres (c’est la grande époque des Paul Mauriat, Franck Pourcel, Raymond Lefèvre, etc.), musiques de film, musiques de catalogue, génériques d’émissions de télévision, publicités (souvent chantées), jingles, covers, etc.

Danielle témoigne de ce rythme effréné : « Nous faisions parfois trois à quatre séances de chœurs par jour : 9h-12h, 13h30-16h30, 17h-20h, 21h-minuit, allant de studio en studio : Barclay, Polydor, Charcot, Pathé, etc. On travaillait énormément, on a accompagné tout le monde. Comme nous savions lire parfaitement la musique, il n’y avait pas besoin de répétitions, on nous mettait les partitions dans les mains, et c’était parti. Donc nous n’avions pas besoin de mémoriser le texte, la musique, etc. Les artistes n’étaient pas toujours là, donc parfois on ne savait même pas pour qui on chantait. C’est pour ça que j’ai gardé très peu de souvenirs des titres que j’ai enregistrés. La mémoire retient mieux les tournées, où là nous étions plus proches des artistes»
Jackye : « Pendant un moment on passait même une journée par semaine chez Pathé-Marconi à accompagner de jeunes débutants qui venaient passer des auditions. Il y avait sur place piano, guitare, basse, batterie, et des chœurs. Dans l’équipe il y avait Louis Aldebert, membre des Double Six et super pianiste et arrangeur. On reçoit un jour un groupe de rock’n roll. Dans le rock il n’y a pas beaucoup d’harmonies, et le garçon enchaînait « La bémol, si bémol, la bémol, si bémol… ». Et là, Louis, qui était d’ordinaire la douceur et la gentillesse mêmes, n’en pouvant plus, s’écrie « Changez d’accords! » (rires) »

François Deguelt et Danielle Licari: Le ciel, le soleil et la mer

Danielle et Jackye travaillent avec tous les grands arrangeurs du moment, dans des centaines de séances : Alain Goraguer, Christian Chevallier, Jean-Michel Defaye, Jean Claudric, Jean Leccia, Jean Bouchéty, Bernard Gérard, François Rauber, Paul Mauriat, Raymond Lefèvre, Franck Pourcel, Paul Piot, André Borly, etc. puis plus tard Christian Gaubert, Jean-Claude Petit, etc. Mais celui qui les a le plus mis en valeur dans ses arrangements est certainement Jacques Denjean. Appréciant le « rythm and blues » et la pop américaine, Jacques Denjean se spécialise notamment dans les adaptations de succès anglo-saxons. Pour retrouver ce son et une couleur de chœurs dans le genre des Supremes ou de Martha and the Vandellas, il associe à partir de 1964 Danielle Licari (soprano), Nadine Doukhan (mezzo) et Jackye Castan (alto) régulièrement dans ses séances. A tel point que sur une idée de Sacha Distel, il leur crée un trio, Les Fizz, qui enregistrera trois 45 tours (un chez Polydor et deux chez La Voix de son Maître) avec leur propre répertoire.
« On avait trouvé une façon de chanter proche de ce que faisaient les choristes américaines, un peu comme des chèvres. On nous surnommait d’ailleurs les « chèvres » de Jacques Denjean » s’amuse Jackye. « Ensuite Nadine est tombée enceinte, et nous avons laissé tomber le groupe. »
Jacques Denjean ne se doute peut-être pas qu’un an plus tard, il va arranger les trois plus gros succès de l’été 1965 (« Capri c’est fini » pour Hervé Vilard, « Aline » pour Christophe et « Le ciel, le soleil et la mer » pour François Deguelt), et, par ce coup d’éclat, devenir pendant deux ou trois ans l’arrangeur le plus demandé sur la place de Paris (Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Lucky Blondo, Alain Barrière, Richard Anthony, Sacha Distel, etc.), ce dont bénéficient évidemment… ses choristes préférées.

Les Fizz: Toute ma vie (1966)

Séance de choeurs pour Léo Ferré
De Waleyne, Licari, Dorney et Conti
Photo: Hubert Grooteclaes
Parmi la multitude d’artistes que Danielle et Jackye accompagnent comme choristes dans les séances d’enregistrement : Richard Anthony, Charles Aznavour, Alain Barrière, Guy Béart, Gilbert Bécaud, Lucky Blondo, Petula Clark, Dalida, Pascal Danel, Joe Dassin (« Le chemin de papa »), Sophie Daumier (album L’oiseau de jour, l’oiseau de nuit), Jean-Jacques Debout, Michel Delpech, François Deguelt (« Paris c’est trop loin de la mer »), Sacha Distel, Gilles Dreu, Jacques Dutronc (« Ne pas t’oublier »), Léo Ferré (« Mes petites amoureuses », album La Chanson du Mal aimé), Nino Ferrer, Claude François, Stan Getz (album Communications 72), Juliette Greco, Johnny Hallyday (« Quand revient la nuit », album Hamlet), Françoise Hardy, Zizi Jeanmaire, Serge Lama, Gloria Lasso, Philippe Lavil, Enrico Macias (« El Porompompero »), Mireille Mathieu, Eddy Mitchell (« Mon nom est Moïse »), Monty, Mouloudji, Nana Mouskouri (« Soleil Soleil »), Nicoletta, Pierre Perret (« Tonton Cristobal »), Annie Philippe (« Tchakaboum »), Demis Roussos, Tino Rossi, Michel Sardou, Henri Salvador, Sheila (« Arlequin »), Alain Souchon (« Un coin de solitude »), Stella, Stone et Charden (« Faï doucement »), Michèle Torr, Charles Trénet, Sylvie Vartan, Hervé Vilard, Dionne Warwick, John William, Marcel Zanini, Rika Zaraï, Zoo, etc.

Sans compter toutes les fois où Danielle, auréolée par le succès des Parapluies de Cherbourg, est sollicitée pour faire des voix solistes d’accompagnement avec ou sans paroles (duo, contre-chant, seconde voix) : Charles Aznavour (« Non, je n’ai rien oublié », « Les plaisirs démodés », « Mon émouvant amour »), Dalida (« Le printemps sur la colline »), François Deguelt (« Le ciel, le soleil et la mer »), Michel Delpech (« Chez Laurette »), Sacha Distel (duo « On est si bien ici », « Roméo et Juliette »), Jean Ferrat (réenregistrements de « Deux enfants au soleil » et « C’est beau la vie »), Léo Ferré (« Préface », « L’adieu », « Il n’y a plus rien »), Pierre Perret (« Fillette, le bonheur est toujours pour demain »), Alan Stivell (« Brocéliande »)…
« Les chanteurs aimaient ma voix, savaient que j’étais bonne musicienne et que je chantais bien. Ca leur faisait une plus-value car un joli solo derrière c’est toujours agréable à entendre. »

Sacha Distel et Danielle Licari: On est si bien ici (Olympia 1966)

Danielle et Jackye sont également sollicitées par Claude Bolling pour enregistrer les deux premiers quarante-cinq tours des Parisiennes, en compagnie de Nadine Doukhan, Nicole Croisille et Michèle Dorney. « Les Parisiennes c’était nous. On a fait ce disque avec Claude Bolling qui a fonctionné. Ensuite on nous a demandé de faire la scène, mais il fallait danser et, à part Nicole Croisille, nous n’étions pas danseuses. Mais ils ont quand même eu l’honnêteté et l’élégance de nous le proposer. »

Dans les séances de l’époque, les choristes sont généralement convoqués par l’arrangeur lui-même, ou un musicien (souvent Roger Berthier ou Jean-Claude Dubois) ou choriste (au début, principalement Janine de Waleyne et Christiane Legrand, puis Anne Germain, Jean Stout, Jean-Claude Briodin, Claudine Meunier, Danielle et Jackye elles-mêmes, etc.) ayant le rôle de contracteur et touchant ce qu’on appelle des « frais de régie ».
Roger Berthier
Jackye tient à rendre un hommage particulier au violoniste Roger Berthier, personnage très important dans le métier à l’époque, car beaucoup d’arrangeurs (comme Raymond Lefèvre) lui confiaient le soin de choisir et convoquer musiciens et choristes : « Roger Berthier était plus âgé que nous, mais c’était un homme très ouvert d’esprit et en avance sur son temps. Quand il a su que Danielle et moi vivions ensemble, il nous a comprises. Il nous aimait beaucoup, et au lieu de nous séparer comme certains ou certaines l’ont fait, il veillait toujours à nous convoquer toutes les deux ensemble dans ses séances. Il a aidé Danielle à trouver sa place. »

Pour Raymond Lefèvre, Roger Berthier convoque également les musiciens et choristes des émissions télé de variétés dans lesquelles Raymond dirige l'orchestre. Danielle et Jackye accompagnent ainsi de nombreux artistes dans Le Palmarès des Chansons, Cadet Rousselle, Ring Parade, etc.

Michel Delpech : Chez Laurette (1966)
accompagné par Les Fizz (Nadine, Danielle et Jackye)

La voix de Danielle est généralement très reconnaissable même au milieu d’une douzaine de choristes. Si le son de sa voix est souvent associé au tout début à ses amies « Fizz », celle qui fut sa plus grande « complice » de micro est certainement Anne Germain (choisie par Michel Legrand et Jacques Demy pour prendre la succession de Danielle en voix chantée de Catherine Deneuve dans Les Demoiselles de Rochefort (1967) et Peau d'âne (1970) afin de raccorder avec la voix parlée de l'actrice).
A. Germain, H. Salvador et D. Licari
« Anne était la meilleure des « deuxièmes voix » de Danielle, leurs voix s’accordaient parfaitement, comme Christiane Legrand avec Claudine Meunier, ou Bob Smart avec Jean-Claude Briodin. Anne admirait la façon de chanter de Danielle et la suivait du bout des lèvres, avec beaucoup d’humilité. Elle respirait comme Danielle, il y avait une vraie complicité entre elles. Regardez quand elles chantent à la télé « Count Basie » avec Henri Salvador, il y a quelque chose qui se passe. Et puis elle avait un vrai esprit « musicien » comme les Dorney, Legrand, etc. Dans les filles qui sont arrivées après nous, même parmi celles qui avaient un vécu musical et lisaient la musique, ce n’était plus pareil, c’était un état d’esprit différent.»

Danielle : « En plus d’Anne, j’aimais bien notamment Claudine Meunier, qui, comme Roger Berthier, veillait toujours à nous convoquer toutes les deux Jackye et moi».

Janine de Waleyne
Quant à Janine de Waleyne, autre grande personnalité des studios, une anecdote de Jackye : « Janine a pendant un moment été la choriste qui avait le plus de pouvoir à Paris car elle convoquait les chœurs pour la plupart des arrangeurs au début des années 60 ; après, petit à petit, d’autres s’y sont mis : Christiane Legrand, Claudine Meunier, Danielle… Elle avait un fort caractère, et quand quelqu’un la contrariait, elle le mettait en quarantaine. Et quand vous étiez mis en quarantaine par Janine, qui avait le monopole des séances, vous restiez chez vous. Certains comme Jacques Hendrix en ont fait les frais. Ça me pétrifiait.
Un jour, lors d’une séance pour Henri Salvador, on m’a présentée à Lalo Shiffrin, compositeur entre autres du générique de Mannix, qui m’avait déjà vue jouer du piano dans un club de jazz. Il me demande de convoquer vingt choristes pour un remake américain du film Casque d’or. Aussitôt dit, aussitôt fait, j’ai convoqué tout Paris sauf Janine, car elle avait mis des gens en quarantaine. Curieusement, elle ne m’en a jamais voulu, on n’en a jamais parlé. Elle avait compris la leçon.
Finalement après des heures d’enregistrement, Lalo Shiffrin s’est disputé avec Christian Chevallier qui avait fait des arrangements que je trouvais magnifiques –Quel orchestrateur ! Ecoutez ce qu’il a fait pour Danielle sur « Été 42 »! -  mais qui ne correspondaient pas à ce que Lalo voulait. Et de toute façon, le tournage du film a été abandonné, le film n’est jamais sorti. »

Danielle Licari (musique: Vladimir Cosma): La Mélopée de Falbala
extrait de la musique du film Astérix et la Surprise de César (1985)

Puisque nous évoquons Lalo Shiffrin et les musiques de film, la mode de l’époque est également aux chœurs (Morricone, etc.) dans ce domaine ; la voix de Danielle est exploitée par tous les compositeurs, que ce soit en voix solo, soprano lead ou simple choriste (souvent avec Jackye) : John Barry (Moonraker (1979)), Claude Bolling (Vivre la nuit (1968), Lucky Luke : Daisy Town (1971)), Jean-Pierre Bourtayre (générique de la mini-série Gaston Phébus (1978)), Gérard Calvi (Le Viager (1971), Vos gueules les mouettes (1974), Les Douze Travaux d’Astérix (chœur « L’île du plaisir »,1976)), Vladimir Cosma (Clérambard (1969), Astérix et la Surprise de César (en 1985, vocalise solo « Mélopée de Falbala »)), Charles Dumont (vocalise solo de "Maria" dans Trafic (1971)), François de Roubaix (L’Homme Orchestre (1970)), Alain Goraguer (La Planète Sauvage (1973)), Michel Legrand (on reconnaît Danielle et Jackye sur plusieurs répliques du « Massage des doigts » de Peau d’âne (1970)), Michel Magne (Tout le monde il est beau tout le monde il est gentil (1972)), Alain Pierre (générique de la série d’animation Les Aventures de Pierrot (1974)), Jean Wiener (générique de la série Les Gens de Mogador (1972)) et évidemment Francis Lai.
« Je connaissais bien Francis Lai car à l’époque où je faisais les tournées de Mireille Mathieu, il était dans l’orchestre, à l’accordéon. Il n’avait pas encore la place qu’il a eue plus tard. »
Francis Lai
Francis Lai et son arrangeur Christian Gaubert (qui travaille également avec Danielle sur tous les Aznavour de l’époque et la dirige dans le téléfilm musical Perrault 70, en voix chantée de l’actrice Thalie Fruges) sollicitent Danielle dans la plupart de leurs collaborations : House of Cards / Un cri dans l’ombre (chant solo du générique, 1968), La leçon particulière (1968), Love Story (chant « Snowfrolic », 1970), Madly (duo de vocalises avec Anne Germain, 1970), Hello-Goodbye (1970), Le Voyou (1970), La Modification (1970), Les Pétroleuses (1971), Le Petit Poucet (vocalise solo « Le Petit Poucet », 1972), Un homme libre (1972), La Bonne Année (1972), Les Hommes (1973), Un amour de pluie (1973), etc.

Danielle participe aussi à beaucoup de doublages de films. « C’est une technique différente, mais on prend vite le coup, il suffit de suivre la bande, de la même manière qu’on suit la partition dans une séance normale. » Elle chante en soliste dans Camelot (voix chantée de Vanessa Redgrave/Guenièvre, 1967), La Vallée du Bonheur (voix chantée de Barbara Hancock/Susan la muette, 1968), Un violon sur le toit (voix chantée de Michèle Marsch/Hodel, 1971), Alice au Pays des Merveilles (voix chantée de la rose blanche, redoublage de 1974), Heidi (chant solo du générique de la série d’animation de 1974), Pinocchio (chant solo du générique « Joli Pantin » de la série d’animation de 1976), Cendrillon (générique de début, redoublage partiel en 1978 du doublage de 1950), Bambi (voix chantée de Féline, redoublage de 1979), La Belle au Bois dormant (voix chantée de la Princesse Aurore dans La Belle au Bois dormant, redoublage de 1981)…
Danielle se retrouve aussi (souvent avec Jackye) dans les chœurs de Mary Poppins (1964), Sur la piste de la grande caravane (1965), Oliver ! (1968), L’Apprentie sorcière (1972), Peter et Elliott le Dragon (1978), Popeye (1982), Pinocchio (chœurs de « Quand on prie la bonne étoile » en 1982, en complément du doublage de 1975), Le Noël de Mickey (1983), etc.

Extraits de doublages de Danielle Licari (Camelot, La Vallée du Bonheur, Un violon sur le toit, Alice au Pays des Merveilles (deux extraits), Heidi, Bambi et La Belle au Bois dormant)

Sa voix se prête également bien aux disques religieux (La vie de Jésus orchestrée par François Rauber avec Anne Germain et Jean Cussac, Sanctus de Marian Marciak) et aux disques pour enfants (Minizup et Matouvu (le dessinateur Barberousse lui offrira un dessin à cette occasion) avec Jean Stout, Les Chansons de Kiri le Clown avec Guy Piérauld, etc.).

Et évidemment les publicités radio, cinéma ou télévisées, qui sont en grande partie chantées dans les années 60/70 : Tupperware (publicité mythique de 1972 réalisée par Agnès Varda, pastichant Demy-Legrand), Bernardaud porcelaine de Limoges, etc.

Olympia Sacha Distel
(D. Warwick, M. Mathieu, Les Fizz...)
On l’évoquait précédemment, les souvenirs de Danielle et Jackye sont plus précis sur les concerts et tournées, car généralement en studio elles n’avaient pas le temps de s’imprégner de ce qu’elles chantaient, ni de discuter avec les artistes qu’elles accompagnaient. Au début des années 60, il y avait une « institution » : l’orchestre de l’Olympia. Jackye s’en souvient : « A l’Olympia, il y avait un orchestre maison, comme à l’Opéra. Quand les artistes s’y produisaient, ils venaient généralement avec leur pianiste et profitaient de l’orchestre (cuivres, chœurs, etc.) sur place, payé au mois, et dont le directeur musical était Daniel Janin. Ça n’a duré que quelques années car ça coûtait beaucoup trop cher.
Un jour on m’a demandé de jouer de l’orgue pour accompagner Coccinelle à l’Olympia. J’en jouais assez rarement, et j’étais donc beaucoup moins à l’aise qu’au piano. Dans le premier morceau qui attaquait le concert, la mélodie était jouée par l’orgue, qui donnait le signal du lever de rideau. Et là, malheur, j’arrive en voiture place de la Concorde, une femme prise de panique par la circulation avait fui sa voiture en la laissant en plein milieu de la place. J’étais juste derrière, il y avait un embouteillage monstre, j’arrive à l’Olympia, le concert aurait dû commencer il y a un quart d’heure, je vois Bruno Coquatrix qui fait les cent pas devant l’entrée des artistes, très inquiet. Je passe mes clés de voiture au gardien du parking pour qu’il la gare, je cours jusqu’à la fosse et joue pour que le rideau puisse s’ouvrir.
Il n’y avait pas beaucoup de femmes pianistes à l’époque, et Bruno Coquatrix m’aimait bien. Il m’appelait « mon petit ».»

Jerry Lewis et ses choristes
Un grand souvenir à l’Olympia, Jerry Lewis en 1976. « Jackye, Jean Stout, Olivier Constantin et moi avions répété en amont avec son pianiste, mais on ne savait pas concrètement ce qui allait se passer. On découvre le numéro lors de la première répétition avec Jerry, il nous dirige façon chorale, en faisant des tas de grimaces que le public ne voyait pas forcément. Il avait une choriste américaine qui était dans la connivence et interagissait avec lui pour le sketch. Et nous, nous essayions de rester professionnels et nous nous retenions de rire. Quand il a compris qu’on se retenait, il nous a autorisés à rire, à nous lâcher, c’était bon pour le sketch.
On a passé au moins trois semaines avec lui à l’Olympia, c’était super. A la fin il nous a offert à chacun une bouteille de Mouton-Rothschild. Il a été charmant et très pro. Un soir de spectacle, Doudou, le régisseur de l’Olympia, lui lance des coulisses sa canne, et Jerry ne la rattrape pas. Doudou était très inquiet, mais Jerry a été adorable avec lui, lui a dit « Ce n’est pas de ta faute, c’est de la mienne », tandis que tant d’autres artistes auraient fait porter le chapeau au régisseur. »

Jerry Lewis à l'Olympia (1976)
avec D. Licari (perruque brune), J. Castan, J. Stout, O. Constantin et une choriste américaine

A l’Olympia, Danielle et Jackye accompagnent de nombreux artistes, comme Dionne Warwick (dans un programme Sacha Distel, avec Mireille Mathieu et Les Brutos), mais aussi Gilbert Bécaud et Claude François, pour lesquels elles rodent d’abord le spectacle deux ou trois semaines à L’Ancienne Belgique (à Bruxelles). « Claude François était très gentil avec nous. A la fin de l’Olympia, nous avons eu chacune un grand bouquet de roses et un grand flacon de parfum Shalimar pour nous remercier. »

Parmi les preuves de générosité de certains artistes, elles gardent un bon souvenir de Sammy Davis Jr. même si elles n’ont pas travaillé avec lui directement : « Les choristes chantaient dans l’orchestre avec un voile devant donc ils ne le voyaient pas sur scène. Après avoir pris le soin de faire un enregistrement de bande orchestre et chœurs (c’était possible à l’Olympia car il y avait une cabine de son), Sammy a offert une soirée-concert aux musiciens, choristes et techniciens et à leurs familles et amis, afin qu’ils puissent le voir en tant que spectateurs et profiter du spectacle. C’était très généreux. Nous avons été invitées par des amis choristes et nous gardons un souvenir incroyable de cette soirée. »

Mireille Mathieu et Jackye Castan
(Londres, 1966)
Il y a aussi les grandes tournées, notamment avec Mireille Mathieu et Michel Delpech : « Je me souviens qu’on avait un car avec lequel on tournait dans toute la France. Pierrette Bargoin, Jackye et moi étions les choristes, on s’était installé des lits de camp dans le fond du bus. Le bus était tellement chargé, car le matériel sonore était énorme à l’époque, qu’un jour il a calé et le chauffeur nous a demandé de descendre et de prendre la côte à pied. Il fallait nous voir sur le bas-côté à marcher à côté du bus, Gérard Majax, Ginette Garcin, Max Fournier, Paul Préboist (et son frère Jacques) et nous (rires). »
Jackye complète : « Je souhaite à tout artiste de vivre un jour une tournée avec autant de rires. Préboist et Garcin notamment étaient extraordinaires. Voir Paul en charentaises avec son pantalon en velours côtelé comme dans les campagnes suffisait à déclencher un fou rire. Quant à Mireille Mathieu, il est de bon ton chez certains chroniqueurs de se moquer d’elle, mais je crois avoir rarement entendu une voix aussi solide dans le métier, elle pouvait réattaquer rapidement après tout un tour de chant. C’est une artiste réellement connue dans le monde entier.»
Une autre anecdote sur cette tournée de Mireille Mathieu, lors d'un concert en Espagne: « Danielle était au centre, Pierrette à sa droite, et moi à la gauche de Danielle. Dans le tour de chant de Mireille, il n'y avait pas des choeurs sur toutes les chansons, et parfois il n'y avait que trois mesures. Ce soir-là, nous étions en plein air. Je vois arriver sur scène un gros scorpion noir. Je suis née dans le midi, j’ai l’habitude d’en voir dans les pierres sèches, et ça ne me retourne pas. Il arrive vers nous. Danielle le voit et me demande « -C’est quoi ça ? » « -Un scorpion ! ». Je vois Pierrette et Danielle toutes les deux avec leur micro suivre le scorpion et se mettre dos au public. Le public voyait une choriste de face (moi) et deux choristes de dos.»
Parfois, le spectacle est aussi dans la salle: « Lors d'un concert en Bretagne, on avait commencé le spectacle, on en était à la deuxième chanson, et là on voit une femme qui arrive en retard, tout le monde se lève pour la laisser s'asseoir. Elle avait une coiffe bigoudène très grande, et les gens se penchaient autour d'elle car ils n'y voyaient rien. De la scène on aurait dit une gerbe de fleurs.»

Tom Jones : Green green grass of home (Midem de Cannes, 1968)
accompagné par J. Castan, D. Licari et A. Germain

N’oublions pas les festivals du disque, comme le Midem de Cannes, où Danielle, Jackye et Anne Germain accompagnent lors de plusieurs éditions (1968, 1969, 1970…) en trio les plus grands artistes internationaux du moment, dont Tom Jones. « Anne Germain et moi avons failli perdre la vie lors d’un Midem. Nous étions toutes les trois sur une plateforme qui était très en hauteur. Anne et moi reculions, nous étions sur le point de nous appuyer sur le rideau de fond, sans savoir que derrière le rideau c’était le grand vide. Jackye, prise d’un pressentiment, est devenue livide, et nous a tirées vers l’avant par les mains. Juste à temps... »

Raymond Lefèvre
A une époque où les voyages dans les pays lointains sont loin d’être aussi « démocratisés » que maintenant, certaines tournées prennent des allures de périples, comme s’en souvient Danielle : « On part un jour avec Raymond Lefèvre à Tokyo pour un concours de la chanson. Le départ avait lieu à Roissy un vendredi saint, donc il y avait partout des embouteillages sur les routes, l’équipage arrive en retard. Ensuite on nous fait changer d’avion en raison d’un problème technique. Résultat, nous partons avec trois heures de retard. A notre escale à Phnom Penh, nous ne pouvons pas sortir pour des raisons de sécurité, mais on nous autorise quand même à descendre sur le tarmac. Je me retrouve en bas de l’avion avec le commandant de bord, Raymond Lefèvre et sa femme. Le commandant, très soucieux nous dit « Ce retard est embêtant car du coup nous allons arriver à Tokyo de nuit, et je n’ai jamais atterri à Tokyo de nuit. L’atterrissage est assez dangereux car on frôle les immeubles ». Et de son côté Raymond, qui était dans son problème, disait « On va arriver en retard, on n’aura pas assez de temps pour répéter …». L’un et l’autre parlaient de leurs problèmes sans s’écouter, c’était très spécial (rires). » 

De tous ces enregistrements, concerts, etc. avec ces artistes prestigieux, Danielle en a gardé peu de photos : « A l’époque on n’avait pas les smartphones. En séance, on voyait Johnny, Sylvie, Sheila, Claude François, etc. mais ça ne nous serait jamais venu à l’idée de nous prendre en photo avec eux. Je n’ai d’ailleurs jamais vu aucun choriste sortir son appareil photo, ça ne se faisait pas. »


Pour lire, la suite de l'article (Partie 3), cliquez ici.

(Partie 1/3: Enfance et débuts de Danielle Licari et Jackye Castan, Partie 2/3: Les Fizz et les grandes années studio, Partie 3/3: Le Concerto pour une voix et l'après-Barclay)

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