vendredi 14 mai 2021

Studio Stereomega

Papier à lettres
du studio Stereomega
Suite à mon article sur les Double Six dans lequel je précisais que certains enregistrements avaient eu lieu, d'après Jean-Claude Briodin, dans un studio boulevard Berthier (à quelques numéros du futur studio Berthier CBS) qui appartenait vraisemblablement à un organiste, j'ai été contacté il y a quelques jours par Céline Gail Carroll qui m'a apporté quelques précisions: Ce studio s'appelait Stereomega et était situé au 23 bd Berthier (Paris). Il avait été créé par son père, l'ingénieur du son américain James W. Carroll (il avait rencontré sa mère en 1958, alors qu'il assurait le son d'un concert de Count Basie a priori au Théâtre des Champs-Elysées, a vécu en France, puis est reparti à New York) et le directeur associé en était l'organiste Pierre Cochereau.
Ce studio Stereomega a eu une existence très courte (fin années 50, début années 60), et en dehors du passage des Double Six, je n'ai pas d'autres exemples d'artistes qui y ont enregistré. Si certains d'entre vous ont des informations, qu'ils n'hésitent pas à les partager en commentaire.


James W. Carroll au studio Stereomega (1959)


Pierre Cochereau


Carte de visite de James W. Carroll

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samedi 8 mai 2021

Roger Duchesne ou Bob le flambeur

Retour sur une période méconnue dans la vie du comédien Roger Duchesne (le "Bob le flambeur" de Melville).

En parcourant les agendas de mon regretté ami comédien Philippe Dumat (merci à Babette Dumat), deux points m'ont paru mystérieux : une tournée théâtrale écourtée à cause d'émeutes (en 1947) et un procès auquel Philippe a participé comme témoin (en 1951).
En faisant des recherches, j'ai fait le lien entre ces deux événements, et l'histoire est intéressante.

Début 1947, Philippe a 22 ans et sa carrière n'a pas encore décollé, il enchaîne les figurations, doublures lumière (pour Henri Vidal et François Périer) et les petites tournées théâtrales, souvent dans des conditions chaotiques. Il est engagé par René Forval (comédien et directeur de tournées) pour une tournée de La femme perdue. Dans la distribution, Roger Duchesne (1906-1996), comédien qui, sans être une star, a connu son heure de gloire dans les années 30 et pendant la guerre, interprétant des rôles importants au cinéma. Duchesne est suspecté d'avoir été membre de la Gestapo pendant la guerre (une "homonymie" selon ses défenseurs) et de s'être en tout cas fait prêter de l'argent par Henri Lafont (chef de la Gestapo) pour monter son cabaret L'Heure Bleue. N'ayant pas les détails du dossier, je ne sais pas ce qui a été prouvé ou pas.
Toujours est-il que pendant la tournée, de violentes émeutes des populations locales contre la présence de Duchesne éclatent, la troupe ne peut jouer les 5 mars 1947 (Perpignan, où Duchesne manque de peu de se faire lyncher), 8 mars (Salon-de-Provence), puis la tournée est finalement annulée et la troupe rentre à Paris le 12.

Carnets de Philippe Dumat, janvier-mars 1947
Tournée de La femme perdue, émeutes le 5/03/47

Carnets de Philippe Dumat, mars-août 1947
Tournée de La femme perdue
, émeutes et retour à Paris le 12/03/47


A présent, Duchesne ne peut plus jouer au théâtre, ni au cinéma. Il sombre peu à peu dans la délinquance. Début 1950, il est arrêté pour complicité dans un braquage. En avril 1951, il est jugé pour ce braquage. Trois grands noms du monde judiciaire sont les acteurs de ce procès: René Floriot (avocat), Marcel Leser (président) et Raymond Lindon (procureur).

Carnets de Philippe Dumat, mars-juillet 1951
Témoin au procès de Roger Duchesne le 20/04/51

Le 20 avril, sont appelés à la barre des comédiens pouvant témoigner, non pas de sa participation (ou pas) à la Collaboration, mais du fait qu'il ait été empêché de jouer à cause de ces soupçons de collaboration: François Périer, Renée Saint-Cyr, René Forval, E. Dominique et Philippe Dumat, qui note dans son carnet "trac mémorable". Duchesne est condamné à deux ans de prison (étant en prison depuis quatorze mois, il ne lui reste plus que 10 mois à tirer).

Sa carrière de comédien est finie, il devient ferrailleur. Quatre ans après, en 1955, Jean-Pierre Melville (ancien résistant, mais passionné par les personnages au passé "sulfureux" comme José Giovanni) fait appel au "milieu" pour retrouver sa trace (et demande même à certains gangsters l'autorisation de faire tourner Duchesne, criblé de dettes, à Paris), et lui offre le rôle titre de son film Bob le flambeur.

J'ai retrouvé (merci à Michel P.) ce magnifique article du Monde sur le procès de 1951, écrit par le grand chroniqueur judiciaire Jean-Marc Théolleyre.

ROGER DUCHESNE est condamné à deux ans de prison
Par JEAN-MARC THÉOLLEYRE
Publié le 23 avril 1951

    Ils étaient trois. Mais l'élégant parterre de la salle des assises n'avait d'yeux que pour un seul. Il était venu voir Roger Duchesne, complice de vol qualifié, dans son rôle d'accusé. Et l'artiste déchu l'a joué sans éclat, tristement, franchement aussi. Inquiet et misérable, le visage crispé, le regard noir, la main osant à peine quitter le rebord du box, il s'est laissé disséquer bien sagement par l'interrogatoire dangereusement bonhomme du président Leser. On lui a fait raconter sa jeunesse d'enfant de divorcés, ses études sans éclat à Boulogne-sur-Mer. Sa voix n'a retrouvé un soupçon d'assurance qu'à l'évocation des jours heureux. Il a nommé ses films : l'Ange du foyer, les Ronds de cuir, Gibraltar, Prison sans barreaux...
"Prison sans barreaux, a répété en écho ironique le président Leser. Et pendant l'occupation ?"
    Pendant l'occupation il a travaillé "pour des firmes indépendantes". C'est à la Libération que tout a commencé. Pour son malheur il se trouva que la Gestapo de la rue Lauriston avait eu à son service un certain Duchesne, Roger également. "Ce n'était qu'une homonymie, précise l'artiste. Mais cela a suffi. On m'a accusé d'avoir enfoncé des clous dans la tête des gens. Je suis resté quarante jours au dépôt. Et tout cela bien que j'aie essayé de m'expliquer, de dire que ce n'était pas moi. Finalement un juge d'instruction a bien voulu m'entendre et mon affaire a été classée aussitôt".
Cependant cela ne suffisait pas. Pour l'opinion il était catalogué "collaborateur". Personne ne voulait de lui, ni le public ni, par voie de conséquence, les producteurs de cinéma. "J'ai failli me faire tuer par le public à Perpignan au cours d'une modeste tournée. Ça a été terrible."
    Et c'est comme cela que l'on commence à végéter. Même en 1949 les esprits n'étaient pas apaisés, et Roger Duchesne, à bout de ressources, mal payé à griffonner de mauvais romans policiers, en est arrivé à se faire "indicateur de cambriolage". Il connaissait des marchands de cravates, 30, rue Réaumur... La parole est à ses coaccusés, Heurtier et Logez, deux visages pâles, au passé plus que douteux : "Il nous a dit : "En allant là-bas à l'heure de la fermeture vous trouverez de l'argent ! ""
Ils y allèrent mais trouvèrent d'abord les commerçants. On entend ceux-ci : "Ils nous ont ligotés ; ils ont fouillé. Heurtier tenait un revolver." La suite est tout à fait banale. Butin : 887 000 francs. Duchesne reçut sa part. Du coup il se fit faire quatre costumes neufs. Il en avait quarante au temps de sa splendeur !
    La camaraderie toute simple de M. François Périer, la voix mouillée de Mme Renée Saint-Cyr, sont venues mettre un peu de baume sur ce pitoyable destin. "Il ne m'appartient pas de juger l'injustice qu'on a faite à Roger Duchesne en 1944, dit le premier ; ce qui est sûr c'est qu'on l'a mis dans l'impossibilité d'exercer notre profession." "Il était bon et gentil, il avait la "cote d'amour"", assure la seconde. Me Floriot tenait la matière d'une grande plaidoirie. Il ne la gâcha pas. Avant lui, en quelques minutes, Me Rivierez analysa très humainement le drame de l'artiste sans cesse guetté par la déchéance, déjà brisé par la société. Si bien que malgré un réquisitoire sévère Roger Jordens-Duchesne, condamné à deux ans de prison après quatorze mois de prévention, peut déjà songer à la liberté. Ses coaccusés, repris de justice endurcis, ont évité la relégation : respectivement deux ans et trois ans de prison.


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