(Partie 1: Enfance, Débuts dans la chaussure, L'Exode, Partie 2: Marchand de chaussures, Figuration, Le mur de l'Atlantique , Partie 3: Fin du mur de l'Atlantique, Théâtre Pigalle, Audition pour une tournée,
Partie 4: Première tournée, Partie 5: Première tournée (suite), Partie 6: Défense passive, Libération de Paris, Partie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus)
Souvent je m’isolais dans la réserve du magasin sous prétexte de
surveiller mon service « Réparations » et, monté sur une table, face
à une glace, je déclamais ou chantais. Un jour, à la fin d’une très belle
envolée lyrique, mon regard se posa sur le gérant qui me dévisageait. J’aurais
aimé que la terre entière s’ouvre sous ma table :
« -Qu’est-ce
ce que tu fais là mon petit ?
-Bah !
Je chantonne, Monsieur Bénier…
-Tu n’es pas
à l’Opéra, tu sais. Allez, retourne en ligne. »
Cette expression, toute
militaire, m’affectait au front de la porte d’entrée. Vous avez ainsi une idée
du train-train quotidien vécu par le roi du chausse-pied. Sitôt le magasin
fermé, je rentrais par le métro car il n’était pas question de traînasser. Les
rares fois où je fus en retard, je retrouvais Maman en larmes, dans la loge de
la concierge :
« Monstre !
Tu me feras mourir, tu sais la bile que je me fais avec toutes ces
rafles… »
Nous étions maintenant en 1942.
J’avais fait mon entrée à l’Opéra-Comique où, moyennant un cachet de 11 francs,
j’arrondissais mes petits mois en figurant très intelligemment dans Carmen.
Après avoir été un banderillero dans le défilé
final (Maman vint un jour au spectacle et s’écria à l’adresse de mon frère
« Oh ! Regarde, le voilà, c’est le 4ème à droite ! »
suivi d’un fou rire…) j’héritais de l’emploi de dragon, avec costume personnel
et clairon sous le bras. J’ai servi Bizet plus de cinquante fois. Mon frère
prit la relève, où sa charmante voix de garçonnet lui permit de chanter dans Carmen, La Bohème, Louise, Werther ou Manon.
La chronologie de ce récit m’oblige à ouvrir des parenthèses qui
cernent mieux le sujet traité. Parmi les amis de mon âge les plus proches de
moi se trouvait un camarade d’enfance qui décida, un certain jour, de me
confier son secret et de m’y associer.
« -Tu
es pour ou contre les Boches ?
-Je suis
contre évidemment, tu le sais bien.
-D’accord.
Alors tu souhaites qu’ils perdent la guerre ?
-Ben !
Tu parles !
-Tu te
doutes bien que les alliés débarqueront un jour, seulement, faut les aider à
préparer le terrain. T’es partant ?
-Je pense
bien, mais comment faire ?
-Figure-toi
qu’il y a des réseaux de résistance qui s’organisent. Tu me jures que tu ne diras
rien ?
-Parole
d’honneur !
-Je suis
dans le coup depuis quelques semaines et si tu veux, je te présente à un pote
qui est au-dessus de moi. Tu connaîtras que lui et moi… et c’est pareil pour
tout le monde. Comme ça, si on se fait piquer, on ne peut pas balancer beaucoup
de noms.
-Ah oui, je
comprends, mais en quoi consistera le boulot, parce que je suis assez limité en
liberté, entre le magasin et les angoisses maternelles.
-On verra ça
avec Gérard. »
Rendez-vous ayant été pris avec
Gérard K. je rencontrais ce dernier avant de devenir son ami pour une trop courte
période. Il fut en effet porté disparu à la libération de Paris et son corps
n’a jamais été retrouvé. Tout petit bonhomme aux grosses lunettes, âgé de 16
ans, Gérard était le fils d’un gros orfèvre-joaillier. Son idéal était un
communisme d’une grande pureté. Combien de fois a-t-il partagé avec moi un
paquet de cigarettes ou un billet de 100 francs, en sachant que mes gains
n’aidaient même pas ma mère. Pour le reste, nos conversations tenaient parfois
du délire onirique ou de la gaminerie risible. Ainsi, lorsqu’il me dit :
« -A la
Libération, nous serons au moins lieutenant ou capitaine et nous serons
responsables du nettoyage et de l’ordre dans des quartiers (ce qui me semblait
à peine extravagant). En attendant il s’agira, par exemple, de faire sauter des
trains.
-Ca me sera
difficile, répliquais-je, comment veux-tu que je m’absente, avec Maman ?
-D’accord.
Alors tu abattras de temps en temps un allemand dans la rue.
-Moi, je
trouve ça inutile pour abréger la guerre d’autant que je supporterai mal de
voir fusiller 50 otages le lendemain.
-Bon,
d’accord. Tu es soutien de famille, ton cas est un peu différent. Tu te
borneras à porter des messages ou à livrer des armes. »
Je ne pouvais me contenter
d’opposer des dénégations à toute proposition, bien conscient du fait qu’un
héros n’est pas celui qui reste les bras en croix. Il m’est donc arrivé de
porter quelques messages avec des airs de conspirateur et nanti d’un mot de
passe qui variait selon les missions. Un jour, j’eus un travail délicat à
exécuter : muni d’un bulletin de consigne, je me rendis dans une grande
gare parisienne afin d’y retirer une valise. Je savais que de quart d’heure en
quart d’heure un membre du réseau faisait de même. Chaque valise contenait des
mitraillettes qu’il importait de livrer dans un garage truffé de cachettes. Lorsque
vous n’ignorez pas les rafles constantes ou les contrôles qui s’opèrent dans
les rues et les gares ou les couloirs de métro, le fait de trimballer des armes
a quelque chose d’angoissant. Se faire prendre signifiait probablement la mort.
J’effectuais donc mon transport avec la pénible impression que tout le monde me
regardait et que le contenu de ma valise était affiché sur mon visage inquiet.
Enfin, tout se passa bien.
Et je continuais à vendre mes
chaussures. Chaque mois, nous recevions de la marchandise à semelles de cuir,
que nous étions autorisés à réserver aux « bons clients », aux
habitués ou à nos familles. Dans la mesure où ces derniers disposaient d’un bon
d’achat en bonne et due forme. Je dois confesser qu’à l’instar de mes collègues
je considérais comme « bon client » celui qui avait la
délicatesse de m’offrir un bon pourboire : un kilo de beurre ou quelques
paquets de cigarettes, en échange d’une paire de chaussures tout cuir. Je
précise également que ladite paire de chaussures était fabriquée dans un
similicuir et qu’aujourd’hui vous la refuseriez si l’on vous en faisait cadeau.
Bien entendu, le premier client
qui m’offrit un kilo de beurre fut chaussé par moi, mais ne revint jamais
m’apporter cette denrée rare. A dater de ce moment, je promis aux amateurs de
leur trouver pour le lendemain une marchandise à leur taille. Ainsi, le
postulant revenait le jour-dit, sans avoir l’excuse d’avoir oublié sa promesse.
C’est ainsi qu’un brave paysan fit irruption dans le magasin portant à bout de
bras un linge sanguinolent et hurla à mon intention « V’là
l’lapin ! ». Aussi
rouge que le torchon, j’entraînais mon quidam dans l’arrière-boutique, tandis
que le personnel riait sous cape. Un moment de honte est vite passé, lorsqu’on
n’a pas les moyens de mettre le marché noir au service d’un bel appétit
inassouvi. Mon tout petit trafic, non répréhensible, avait le mérite de faire
plaisir au client autant qu’à moi.
A la fin de l’automne 42, je fus
muté à la succursale qui est sise à l’angle de la rue Daunou et du boulevard
des Capucines. J’eus de la peine en quittant le gentil M. Bénier, qui me
subissait depuis trois ans. D’autant que j’avais déjà eu le chagrin de perdre
mon grand-père au mois de mai. Ma nouvelle boîte était, à l’époque, assez
sombre et sinistre en tant que cadre et la discipline y était rigoureuse. Le
gérant était un grand ami de mes parents et il m’avait vu naître. Ma déception
n’en fut plus que vive. Désireux de « faire de moi ce que mon grand-père
avait fait de lui », il me traita très durement. Dans les rares moments de
détente, il me tutoyait et m’appelait Philippe (ce que je dis est idiot, car il
ne pouvait pas m’appeler Ernest). Le reste du temps j’étais le vendeur 33 sur
qui pleuvaient les remontrances, les vexations, les quolibets.
« Vous
n’avez rien à faire, le 33 ? », « Vous avez aligné la
vitrine ? », « Vous avez épousseté les
« tambours » ? Et les étiquettes ? Et les
dépareillés ? » (Tout ça parce que j’avais un jour vendu à un client
une paire de godasses dont le pied droit était du 41 et le gauche du 43.
J’avais alors glissé un « errare humanum est » qui avait déplu). Je
n’avais guère le droit de me chauffer les mains autour du poêle unique et
insuffisant où les vendeuses étaient agglutinées et je devais au factionnaire,
derrière la porte d’entrée, invitant les clients à repasser dans quelques jours
et profitant à chaque fois d’une bonne bouffée d’air froid. Je me souviens d’un
après-midi où j’avais eu le malheur de m’appuyer sur une petite table, en
l’absence de tout client et où le gérant survint pour m’accabler :
« -C’est
une tenue, dans un magasin ? Vous n’avez rien à faire d’autre ?
-Non
Monsieur, le peu de marchandise en rayon est vérifié, étiqueté et bien rangé.
-Eh bien
moi, à votre âge, je n’étais jamais inoccupé. Au besoin je ramassais des
papiers par terre pour prouver à mon chef ma bonne volonté. »
Cette belle leçon ne fut pas
perdue et dans les cinq minutes qui suivirent, apercevant mon gérant qui
arrivait du fond du magasin je prenais un papier qui était bien rangé, le
froissais avec empressement et le jetais ostensiblement devant ses pieds, tout
en me précipitant pour le ramasser. L’impudence de mon geste m’attira une
bordée d’injures :
« Vous
vous foutez de moi ? Vous n’êtes qu’un crétin ! Et vous vous engagez
dans la vie du pied gauche ! »
Cette réflexion me surprit et je
rétorquai qu’il fallait bien partir d’un pied ou de l’autre. Là-dessus, un
tutoiement moralisateur succéda à l’orage :
« -Tu
n’es pas bête, tu n’es pas méchant, tu n’es pas paresseux, mais tu ne fais pas
ton métier avec plaisir.
-Ca, c’est
probable, surtout si on m’en dégoute.
-Qu’est-ce
que tu as envie de faire, alors ?
-J’aimerais
bien être acteur.
-Eh bien, va
te présenter au cirque !
-J’ai dit
que je voulais être acteur de théâtre, bien que le cirque n’a rien de
déshonorant. »
Là-dessus, mon mentor appela son
assistante et le chef du rayon des femmes (cette dernière baptisée par moi
« Poisson-chat » en raison du système pileux qui foisonnait sous son
nez et au menton). « Mesdames, chaque jour entre 2h et 2h30 je vous
autorise à envoyer Monsieur Dumat faire du cerceau sur le boulevard des
Capucines ».
Gloussement de ces dames et
haussement de mes épaules ponctuèrent ce joli moment d’humour.
« Ca ne
vous plaît pas, vendeur 33 ? Disparaissez dans la réserve et que je ne
vous revoie plus de la journée. ».
Il n’eut pas besoin de me le dire deux fois. Ravi de l’aubaine je
disparus au sous-sol pour en griller une. Ma retraite fut brève et après avoir
refusé plusieurs fois de regagner le magasin, Poisson-chat en référa au
directeur, seul habilité à lever la punition. Ce dernier descendit en
trombe :
« Vendeur
33, je vous donne l’ordre de remonter en ligne ! »
Eteignant ma cigarette et
claquant les talons, j’obtempérai en exécutant un salut militaire :
« Si
c’est un ordre, mon lieutenant, je regagne le front ! »
Ce petit récit avait pour but de
décrire l’ambiance de rêve dans laquelle je vivais. On comprendra donc
l’émotion qui fut la mienne lorsqu'après six mois de ce régime je fus appelé
paternellement par mon gérant :
« Mon
petit Philippe, je voulais te dire que le premier vendeur étant, comme tu sais,
parti pour l’Allemagne au titre du travail obligatoire, ton nom est maintenant
en tête de liste pour la même raison. Il est impossible de te camoufler, car il
y a des contrôles réguliers. Je suppose que ça ne t’excite pas d’aller là-bas,
alors si tu trouves une possibilité de te planquer, dis-toi bien que ta place
sera conservée chez nous. »
C’était alors un de nos
problèmes, à nous qui venions d’avoir 18 ans et la contestation était malaisée.
Ayant fait part à Maman de cette situation et n’ayant, bien sûr, aucun goût
pour le STO j’en rajoutais un peu dans le côté « Tu ne veux pas que ton
petit garçon aille en Allemagne ? »
Car je
voyais traîtreusement dans ce malheur en puissance le prétexte inespéré de
faire autre chose. De fait, Maman battit le rappel de ses relations et un ami
charmant, M. Joseph, qui était affilié à une grosse entreprise travaillant au
« mur de l’Atlantique » proposa de me caser temporairement à La
Pallice. Fait surprenant, cet ami était de confession israélite et il ne tarda
pas à être arrêté par la suite. On ne le revit jamais.
C’est ainsi qu’au début d’avril 43, je quittais sans tristesse une
profession dans laquelle j’avais égrainé trois ans et demi. Un peu inquiet de
mon futur emploi, on m’avait rassuré : je ne manierai pas la pelle ou la
pioche. Mon travail (officiellement celui d’un « pointeau ») devait
consister à surveiller les ouvriers, à vérifier leur présence sur les chantiers,
etc. Bref, j’appartenais aux cadres et maîtrise et mon salaire mensuel était de
5000 francs logé et nourri. Le Pactole ! J’arrivai donc à La Pallice, via
La Rochelle, où m’attendaient deux mois de souvenirs peu enviables.
Le premier contact avec mes
nouveaux collègues (l’ingénieur qui dirigeait le chantier et deux bureaucrates)
fut cordial. On me fit visiter les locaux : quelques bureaux, un grand
réfectoire avec cuisine, le tout attenant aux baraquements dans lesquels
logeaient sur des lits superposés la centaine d’ouvriers affectés aux trois chantiers
de la firme. Je fis aussi connaissance avec ma chambre, située tout près de là,
dans la maison réquisitionnée d’un pêcheur : une petite table, un tabouret
en bois, un lit de même (avec paillasse et couvertures en laine noire en guise
de draps !). Le tout était du sigle : O.T. (Organisation Todt). Une
pauvre ampoule pendait au plafond, éclairant un local désespérément peinturluré
de chaux blanche. Je fus très vite « mis au parfum » par
l’ingénieur :
« -C’est
là que vous couchez. Bien entendu, la nuit, vous êtes seul responsable du
dortoir et de ses occupants. S’il y a une bagarre quelconque…
-Ah bon, ils
se bagarrent entre ouvriers ?
-De
préférence en fin de semaine, lorsque la paie leur a permis de se procurer du
vin à a cantine. Donc, dans ce cas, vous téléphonez à la Feldgendarmerie qui
rétablit l’ordre.
-Je dois
appeler les Allemands ?
-Rassurez-vous,
ce n’est pas grave. Personne ici n’aime les Boches mais ce sont les ordres. De
toute façon, vous n’avez pas à faire à la crème des travailleurs. Il y a des
anciens dockers de Rouen, des Nord-Africains, des anciens légionnaires et deux
bagnards de l’île de Ré. Ils sont comme nous, ils cherchent à gagner leur
croûte en France avec la seule différence qu’en tant de paix ils ne seraient
pas plus compétents dans le boulot. Avec les frisés, il faut au moins faire
semblant de travailler parce qu’ils ont facilement le mot
« sabotage » à la bouche. Pour ce qui est des trois blockhaus que
nous construisons au ralenti à Loumeau-Laurière et dans les jardins du casino
de La Rochelle, ils ne seront pas bien gênants, car je vois mal un débarquement
possible dans le secteur.
- A part ça,
M. Chaulvy (je crois bien me rappeler son nom) quelle sera mon activité ?
Parce que je n’y connais rien dans ce métier !
-Je sais, M.
Joseph m’a exposé votre situation, mon petit. En résumé, à 5h30 vous réveillez
les ouvriers (l’heure déjà me plaisait bien !). Ceux qui refusent de se
lever, sauf les malades dont vous prenez les noms, 25 francs d’amende.
-C’est le geôlier
ou l’adjudant, en somme !
-Pas tout à
fait. Je sais bien que ce n’est pas passionnant, mais vous devez tout de suite
vous faire respecter.
-J’ai 18
ans, Monsieur, et je ne me vois pas me colletant avec les légionnaires,
bagnards et autres enfants de chœur.
-Il ne
s’agit pas de ça, et puis il y a les chefs d’équipe et le chef de chantier qui
sont des gars très bien. Ensuite entre 6h30 et 7h petit déjeuner. Après quoi,
vous allez vous balader sur les chantiers où vous pointez les présents et
collez des amendes à ceux qui se tournent les pouces beaucoup trop
ostensiblement. Il fait beau, c’est agréable, vous trouverez toujours un camion
chargé de coffrages feraille ou de ciment qui se rend sur les chantiers. Les
chauffeurs sont payés au voyage et votre signature sur leur carte attestera
d’un voyage. Vous pouvez monter dans un camion à vide, le conducteur sera ravi
de vous emmener, moyennant un autographe. A midi, déjeuner. Vous verrez, c’est
copieux. L’après-midi, même topo que le matin et dîner à 19h. Vous avez droit à
un dimanche après-midi sur deux pour aller rigoler un peu à La Rochelle, c’est
à 5 km. Evidemment le soir ce sera moins drôle pour vous parce que nous tous
nous logeons à La Rochelle. Vous habitez chez ce pêcheur, l’un des rares civils
qui n’aient pas été évacués. C’est un très brave type et vous écouterez
discrètement la radio anglaise avec lui, ça vous distraira.
-Si j’ai
bien compris, nous sommes aux premières loges du « Mur de
l’Atlantique » ?
-Ah ça, oui.
Nos bâtiments sont à 100 mètres de la base sous-marine allemande.
-L’immense
bloc de béton, c’est ça ?
-Oui. Et 9
mètres d’épaisseur protègent les alvéoles pour sous marins.
-Ca n’a
jamais été bombardé ? hasardais-je…
-Non.
D’ailleurs il y faudrait le paquet pour effriter une telle masse, il n’y aurait
plus rien autour que la base y serait toujours. En principe, il y a une alerte
tous les soirs vers 11 heures. Les anglais viennent mouiller des mines, les
allemands les draguent aussitôt et ça recommence. »
On ne peut pas dire que toute
cette diatribe m’ait plongé dans l’euphorie. Il ne me restait plus qu’à essayer
de me comporter comme un homme, face à une nouvelle page de ce destin.
Dès le premier soir, les sirènes
déchirèrent le silence de la nuit. J’éteignis ma lumière, ouvris la fenêtre et
contemplai le joli spectacle des dizaines de projecteurs scrutant le ciel. Peu
après, le ronronnement de moteurs d’avions déclencha le tir furieux d’une D.C.A.
toute proche. La maison tremblait sous le recul des pièces tirant en terre. Mon
marin-pêcheur m’avait prévenu que tous les abris blindés étaient réservés aux
seuls allemands et que le pare-éclats jouxtant la maison n’aurait en cas de
chute de bombes que le désavantage de nous faire enterrer tout de suite. J’avais
l’estomac un peu serré en songeant :
« Et si
c’est maintenant qu’ils se décident de bombarder, même en visant à la
perfection ils ne peuvent éviter de souffler les alentours. »
Il est dit que l’on s’habitue à
tout, c’est vrai. Les alertes quotidiennes me laissèrent indifférent, si ce
n’est qu’elles me réveillaient et puis… malgré tout, la désagréable impression
de se sentir impuissant et sans défense.
Mon premier réveil matinal fut
pénible, lui aussi. Entrant dans le dortoir des ouvriers, j’ouvris la lumière
et frappai dans mes mains, alors qu’une âcre odeur de mâles sensibilisait mon
odorat. Sans euphémisme, j’en pris plus avec le nez qu’avec des pincettes.
« Allez
les gars, debout, c’est l’heure ! »
Un concert
amical me répondit :
« Merde !
Va te faire foutre ! Petit c.., aux chiottes !
-Soyez
gentils, quoi ! Vous savez bien que je ne veux pas coller des amendes. Ne
me compliquez pas la tâche… »
Bref, toutes
les ressources de ma belle autorité naturelle. Il y eut ce jour-là un malade,
un Algérien, qui me dit : « J’ai mal au ventre ».
Je l’inscrivis
sur le petit livre de croix-rouge. « Le Docteur passera te voir, mais j’espère
que tu ne tires pas au flanc, sinon ça te coûtera des sous ».
Première constatation positive,
bien que terre à terre, le petit déjeuner de 6h30 combla mes vœux les plus
optimistes. Pain, café, confiture, sucre à volonté, omelette et motte de beurre
de 5 kgs sur la table. Tous les repas furent à l’avenant. Je puis dire que je
me jetais sur la nourriture et trouvais tout délicieux même lorsque le
cuisinier belge improvisait des macaronis au chocolat. Seul le vin était
remplacé par du café noir. Et puis, n’était-ce pas toujours ça de pris à l’ennemi ?
Ainsi les jours passèrent,
animés et pourtant monotones. Je mangeais certes à ma faim, j’allais même me
planquer dans la nature pour m’allonger au soleil, voire cueillir des petites
huitres sur les rochers, mais il y avait le reste. Tous les matins, dès
potron-minet, je réveillais mon monde avec le même succès. Plusieurs fois par
jour, j’empruntais des camions et faisais irruption sur les chantiers, en
prenant bien soin de me faire voir de loin. Cela ne servait pas toujours à grand-chose,
tel ce jour où, débarquant devant un nord-africain nommé Art Kedache, je le vis
immobile, le menton appuyé sur sa pelle.
« Alors,
Art Kedache, tu ne travailles pas ? Quand tu me vois, fais au moins
semblant. Tu sais bien que je serai obligé de te coller une heure en bas. Je
reviens dans une heure, alors fais un effort. »
Dix minutes plus tard, j’aperçus
mon lascar occupé à rouler une cigarette. Plein de patience, je pris la peine
de l’avertir pour la dernière fois de ma prochaine visite. Et ce fut pour le
retrouver assis à terre. Tant de bêtise laisse pantois, tant de mauvaise
volonté exaspère. J’avais souvent assisté, impuissant et révolté, à des rondes
d’allemands en uniforme kaki de l’organisation Todt, armés de fouets, dont ils
se servaient sur les ouvriers peu empressés, en leur lançant des injures.
Personne ne répondait alors…
« -Art
Kedache, tu te fous de moi ? Une heure en bas !
-J’t’y
couperai la tête, à toi !
-D’accord !
Et on te la coupera après, comme ça nous serons quittes ! »
Si je n’avais eu depuis, mille
bonnes occasions d’apprécier les ouvriers, de tels comportements m’eussent fait
prendre le prolétariat en grippe.
Quelques jours plus tard, le
même algérien m’offrit l’unique occasion que je redoutais. En pleine nuit, on
me réveilla pour m’aviser d’une bagarre dans la chambrée. Art Kedache, pris de
boisson, avait assommé, à coup de barre de fer, son chef d’équipe, un brave
homme à cheveux blancs nommé Leveau. Habillé en hâte, j’entrais dans le
dortoir, le cœur battant. Leveau était à terre, ensanglanté et plusieurs
ouvriers ceinturaient le forcené. Il me fallut, sans fierté, téléphoner à la
Feldgendarmerie pour signaler l’incident. Quelques minutes passèrent avant l’arrivée
de l’ambulance et de deux mastodontes casqués, la poitrine barrée de la grosse
plaque « Feldgendarmerie ». Ils emmenèrent l’arabe avec facilité. J’en
étais malade mais Dieu merci, l’ensemble des camarades de la chambrée
approuvèrent ma décision. Il y avait tout de même aussi le pauvre Leveau !
Le lendemain, M. Chaulvy loua ma…
présence d’esprit et je fus soulagé, quelques jours plus tard, en voyant
revenir Art Kedache doux comme un mouton et souriant !
Pour une fois dans ma vie, j’avais tapissé les murs de ma chambre de
photos de stars de cinéma, ceci afin d’égayer l’endroit. A 21h, j’écoutais avec
les oreilles de la foi la radio de Londres, en compagnie de mon logeur. Le
brouillage était intense et les allemands tout proches. Nous étions à peine
discrets. Puis, j’écrivais chez moi des lettres interminables, ce qui me
distrayait et réjouissait la famille. Ensuite, il y avait l’alerte, le sommeil
et… la boucle était bouclée.
Mon premier dimanche après-midi
de repos me conduisit à La Rochelle. Ville charmante où je n’avais jamais mis
les pieds et où, curieusement, j’eus l’impression de tout connaître. Le port et
ses deux tours, la vieille horloge, les arcades, la Grand’Place. Je me
dirigeais sans hésiter. Y avais-je vécu dans une vie antérieure ? Enfin,
de la gaieté et de l’animation. De nombreux cafés offraient un orchestre. Je
bus exagérément avant de me faire proprement racoler par une personne du sexe
opposé qui me prit par le bras en me parlant allemand.
« -Nicht
compris !
-Oh ! T’es
pas allemand, répliqua-t-elle désolée. C’est vrai, t’as pas vraiment le type !
-Je suis
sudète !
-Ah, c’est
donc ça ! »
Je sentis aussitôt sa totale
incompréhension du Sudète, mais ne voulus point manquer l’occasion. Nous prîmes
un verre, le temps de lui apprendre que j’étais en service à La Pallice.
« -Dans
les sous-marins ?
-Non, juste
à côté.
-J’ai
fréquenté beaucoup de marins allemands, mais je ne les ai pas revus depuis un moment.
Tu peux peut-être me donner des nouvelles ?
-Oui,
sûrement.
-Viens avec
moi, je te montrerai des photos et tu me diras si tu les connais. »
Elle m’entraîna dans sa chambre
d’hôtel et… sans but lucratif dois-je dire. C’était une pure germanophile. Elle
me montra des photographies de petits marins avec béret et rubans noirs dans le
cou. Je fus horrible !
« -Regarde
Werner !
-Oh !
Werner, le pauvre, son sous-marin n’est pas rentré de mission.
-Oh !
Et Hans ?
-Hans ?
Disparu lui aussi. Etc… etc… etc… »
L’ayant plongée dans le
désespoir avec ma rubrique nécrologique, nous nous consolâmes de cette dure
épreuve… jusqu’à 4h du matin. Je réalisai alors qu’il me fallait réveiller mes
gars à 5h30 et que je n’avais que mes jambes pour arpenter les 5 km. Les adieux
furent brefs et je fonçais dans la nuit vers La Pallice, moitié courant et
moitié marchant, présentant aux multiples patrouilles un « Ausweiss »
qui ne me donnait aucunement le droit de circuler la nuit. Enfin, tout se
termina bien et je fis, cet après-midi-là une sieste dans la nature qui laissa
très peu de place aux visites de chantiers.
(A suivre...)
(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios
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