(Partie 1: Enfance, Débuts dans la chaussure, L'Exode, Partie 2: Marchand de chaussures, Figuration, Le mur de l'Atlantique , Partie 3: Fin du mur de l'Atlantique, Théâtre Pigalle, Audition pour une tournée,
Partie 4: Première tournée, Partie 5: Première tournée (suite), Partie 6: Défense passive, Libération de Paris, Partie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus)
Valises
bouclées, mère éplorée, j’attaquais donc le 5 septembre ma première aventure
d’artiste dramatique dans des conditions d’impréparation qui me seraient,
aujourd’hui, insupportables. Il faut dire qu’à Marseille-en-Beauvaisis, toutes
les conditions de perdre foi et illusions artistiques étaient réunies. Imaginez
une halle couverte, comme cadre d’ensemble. Des planches sur de hauts tréteaux
en guise de scène. Un fil de fer supportant un rideau « noir », monté
sur de gros anneaux et qu’un homme ouvrait ou fermait en courant. Précisons que
Robert Houlvigue était tellement grand que sa tête dépassait au-dessus du
rideau fermé. Ajoutez deux échelles qui servaient pour entrer en scène ou en
sortir. Des loges d’artistes tapissées de paille, où s’ébattaient des poules et
des lapins, et un éclairage de la plus grande pauvreté ! Vous serez ainsi
dans l’ambiance de ma « première » provinciale, avec La porteuse de
pain. Tout cela ne m’a pas empêché de me payer un trac redoutable devant une
salle comble de braves gens ravis d’être là et qui avaient payé de leurs
deniers et de leur inconfort le droit de se distraire et de pleurer. Je ne sais
si bien j’ai joué… disons que j’ai tout dit.
Certes, le
fait de sortir brillamment en lançant au méchant : « Quant à vous
Monsieur, gardez vos millions, moi, je garrrde mon amour ! » puis de
descendre une échelle en faisant attention à ne pas se casser la figure, nuit
au prestige de la sortie à effets. De même, il est difficile de réprimer le
fou-rire en voyant un monsieur faire des allées et venues en courant pour faire
des rappels de rideau. Mais pour moi, la représentation s’était déroulée au
mieux. A la fin du spectacle, les nerfs ayant craqué et la pauvreté du cadre
étant revenue au premier plan, mes camarades venus gentiment me féliciter
trouvèrent un saule-pleureur qui se répandait sur la paille. Je fus consolé de
mon gros chagrin, non sans avoir hoqueté à l’administrateur « C’est ça, le
théâtre ? »
Ce dernier
fut bien amical « Ah ! Je vois, tu es déçu par le cadre, mais ne t’en
fais pas, on a commencé par le plus moche. Tu verras, St Nicolas d’Aliermont,
Loudinières, Gamaches, Envermeu.. c’est autre chose… et puis, on bouffe bien
dans ces coins-là ! »
De fait, le lendemain fut
impérial : machinistes, beaux décors, et tout et tout. J’ai omis de vous
dire que nous n’emportions que quelques accessoires car, en principe, nous trouvions sur place
les décors nécessaires. Nos théâtres, essentiellement des salles paroissiales,
possédaient presque toujours un salon et une forêt et ceux-ci alternaient tout
au long des sept ou huit tableaux composant nos mélodrames. Ces changements
incessants ralentissaient considérablement l’action déjà longue, surtout en
raison de l’incompétence des machinistes de fortune, et l’on peut dire qu’il
poussait un arbre après chaque baisser de rideau.
Cahin-caha, nous poursuivîmes
nos randonnées dans des bleds parfaitement inconnus de moi, et je me dois de
dire que le succès accompagnait nos performances. En effet, le public était
ravi d’aller au théâtre dans sa localité, surtout lorsque le curé avait affirmé
en chaire que le spectacle serait beau et moral. Nos affiches baladaient leur
tristesse sur tous les murs. Pas de noms d’acteurs mais simplement au-dessus du
titre « Avec 14 artistes des principaux théâtres de Paris ! Il est
prudent de louer ! ». Les programmes, dont je conserve tous les
exemplaires, n’étaient autre qu’une feuille de papier double du genre
confettis. Cette pauvreté était plus imputable à des restrictions de papier
qu’à un désir d’économie sordide. L’un des ennuis de l’aventure résidait dans
les voyages. A l’instar des militaires et des curés, nous nous levions tôt car
les transports ferroviaires étaient précaires. Les premiers trains nécessaires
à l’étape du jour partaient dès potron-minet et les seconds ne permettaient pas
d’assurer la représentation de façon certaine. Résultat, il fallait prendre le
premier, ce qui n’excluait pas de longues attentes aux correspondances. Je
haïssais les quais de gare et les courants d’air de Mézidon, Bréauté-Beuzeville
ou Serquigny. Le voyage de 7 ou 8 km entre Sassetot-le-Mauconduit et Valmont
s’effectuait à pied. En effet, la seule locomotion découverte par
l’administrateur était une charrette plate tirée par un cheval de labour. On
hissa les bagages et les personnes âgées de la troupe sur le plateau roulant,
après avoir persuadé les jeunes de profiter du beau temps pour faire le
parcours à travers champs. Cette perspective nous séduisit et, si l’on excepte
le « piqué » de quelques mosquitos de la R.A.F. qui nous
contraignirent à des plat-ventres dans des bottes de foin ou des fossés,
l’aventure ne fut pas dénuée d’attrait et de pittoresque.
Au début
d’octobre, changement de secteur avec une incursion en Touraine. Après Hommes,
Chanay sur Lathan et Vendôme (tout de même !) et avant de jouer deux jours
de suite à Chartre-sur-le-Loir, nous restâmes les 6 et 7 octobre à
Chateaurenault. Notre premier cycle, qui s’achevait le 24, nous avait alors
permis de donner déjà une trentaine de représentations, sans une relâche. La
fatigue allait être atténuée ce mois-ci, car nous demeurions deux jours
successifs dans huit des localités.
La cité du cuir était donc l’un
des lieux où nous épuisions toutes nos ressources théâtrales : Les deux
gosses, et « La trimbaleuse de briffetons » (comme l’on disait entre
nous). Ici se place l’une des anecdotes qui ont émaillé octobre 43.
Descendu dans un modeste hôtel
de la ville, je m'étais offert un verre de tord-boyaux en compagnie d’un
camarade de la troupe au bar de l’hôtel des Tanneurs.
Vous me
direz que ce fait n’a aucun intérêt. Toutefois, un gros monsieur entra à son
tour dans l’établissement et consomma avec le patron. Il était tellement ventru
et rubicond que je fis remarquer finement à mon compagnon : « Eh ben,
celui-là ne souffre pas des restrictions ! »
(Oui, me
redirez-vous, mais l’intérêt n’est pas plus grand. Tout à fait d’accord,
seulement cette notation est indispensable pour la suite). Nos deux soirées
s’étant déroulées avec le plein succès habituel, je me reporte à la matinée du
8, alors que la troupe s’étirait dans la rue menant à la gare, chacun portant
son bagage personnel. Les panières d’accessoires ont déjà été transportées par
les soins du régisseur jusqu’au guichet d’enregistrement et les acteurs se
rendent nonchalamment au lieu de rendez-vous sempiternel : la gare.
Il est de
règle qu’un battement d’au moins 20 minutes précède le départ du train. Je me
trouvais en tête du groupe pour pénétrer dans le domaine de la SNCF et
apercevoir aussitôt un quarteron de gendarmes faisant les cent pas. D’un commun
accord, les pandores s’avancent vers moi comme si j’étais l’ennemi public n°1,
tandis que leur chef (un brigadier) m’apostropha d’un ton sec :
« -Vous
faites partie de la bande ?
-De la
troupe théâtrale, rectifiais-je.
-C’est
pareil, conclut-il (créant de suite un malaise). Ouvrez les bagages.
-De quel
droit ? hasardais-je théâtralement.
-Insolent !
Ouvrez, je vous dis, et plus vite que ça ! Faites pas l’innocent… »
Je dus m’exécuter et, tandis que
je déballais ma grande valise, le brigadier me murmura à l’oreille :
«- Vous
feriez mieux d’avouer, ça vous coûterait moins cher.
-Je ne
comprends pas, fis-je avec la sincérité de la blanche colombe que j’étais. (Le
sentiment de l’injustice est celui qui me hérisse le plus)
-Ca va bien,
sortez votre porte-feuille ! »
Et moi,
d’exhiber celui-ci en y extrayant les 500 francs de l’acompte touché la veille.
« Tiens,
tiens, roucoula le représentant de la loi, en examinant trois de mes billets
qui avaient le tort de porter des traces d’épingles, ces billets proviennent
d’une liasse ! »
Que répondre
à cela ? Ecrasé par sa perspicacité, je me tus.
« Je
confisque cet argent. »
Bien que
d’une nature pondérée, je sentais la moutarde me monter au nez et, sur un ton
excédé, je le mis en demeure de me fournir des explications :
«- Puisque
vous faites le malin, sachez que vous étiez avant-hier après-midi au café de
l’hôtel des Tanneurs, où vous preniez un verre…
-Mon
Dieu ! pensais-je, il sait tout. Que faire ?»
Après mon
acquiescement, le faible en galons enchaîna :
« Eh
bien, mon ami, on a dérobé le portefeuille d’un client du bar. Il
contenait 9000 francs et c’est vous qui étiez le plus près de lui. »
Enfin mis au
parfum, je fus soulagé par l’énoncé du grief. En effet, que m’imaginais-je
avoir perpétré dans une crise de somnambulisme ?
Aussi, je
rétorquai que je n’étais pas seul dans le bistro et qu’il était un peu facile
d’accuser les gens.
« D’ailleurs,
on va vous confronter avec la victime ! »
Et sur ces
entrefaites, je vis arriver le gros monsieur ! (vous vous souvenez ?
Le ventru… les restrictions… c’était lui).
« -Est-ce
lui ? interrogea le brigadier en pointant son index vers moi.
-C’est bien
lui, avoua le gros.
-Ah,
ah ! triompha le subtil agent de la force publique, qui, exhibant mes 300
francs sous l’œil torve du détroussé…
-Reconnaissez-vous
vos billets ? (genre de réplique qui ne fait pas vrai)…
-Ben…Ben… c’est
délicat, n’est-ce pas… admis l’interpellé torturé par le doute ».
J’explosai alors, en demandant
si ce monsieur avait l’exclusivité des billets perforés. Puis, profitant de ce
léger flottement, ainsi que de l’assurance (pourtant fragile) de mon bon droit,
je me mis en devoir d’augmenter la confusion de mes vis-à-vis par de joyeuses
plaisanteries.
« J’ai
une valise à maquillage, vous savez… oh ! Une petite valise, mais 9000
francs ce n’est pas gros non plus !
-Ouvrez !
ordonna le gendarme. »
Pendant qu’il tripotait mes
tubes de fond de teint, je lui conseillais de regarder dedans. Il eut un haut
le corps en tombant sur un petit revolver (accessoire de scène) mais s’aperçut
très vite qu’il était à amorces.
« Ne
vous foutez pas de moi, parce que ça pourrait devenir grave, hein ? »
Tandis que je subissais les
humiliations de la gendarmerie sous le regard surpris des voyageurs, tous les
autres comédiens avaient été invités à ouvrir leurs bagages dans le hall ou sur
les quais, alors que les panières à accessoires avaient été visitées à la
consigne. Un de mes camarades eut la facétie de sortir la paire de menottes
servant dans la pièce à l’arrestation de la malheureuse Jeanne Fortier.
« -Qu’est-ce
que c’est que ça ? s’indigna l’un des gendarmes.
-Entre
collègues, on se reconnaît tout de suite, plaisanta Robert Delahodde, d’un ton
jovial.»
Beaucoup de gens attendaient le
train. Parmi eux, il y avait plusieurs de nos spectateurs de la veille, tour à
tour amusés, déçus, surpris, réprobateurs ou choqués. Les meilleures choses
ayant une fin, on entendit le sifflet annonciateur du train de Tours, lequel
entrait en gare. L’administrateur, qui s’était contenu jusqu’ici, éclata
soudain en imprécations du haut de ses 1m85. S’adressant au brigadier, il
tonna :
« -C’est
fini, oui ? Je peux prendre le train ? Vous nous avez assez
emmerdés !
-Ah !
Monsieur, je vous en prie !
-C’est moi
qui vous en prie. Je prends le train, oui ou non ? Je vous préviens que si
je ne joue pas ce soir, vous paierez la représentation. »
Le brigadier tenta encore
quelques appels au calme puis pâlit un tantinet lorsque Robert Houlvigue
s’adressant à la foule des voyageurs, demande des bonnes volontés susceptibles
de témoigner que nous avions été fouillés illégalement, comme des malpropres,
sur le quai de la gare. L’aventure se gâtait pour les représentants de l’ordre,
qui avaient quelque peu outrepassé leurs droits. Exploitant son avantage,
Houlvigue brandit sa carte d’abonnement au « Pariser Zeitung » (je
dois préciser qu’il était, depuis de longues années, marié à une suissesse
allemande et parlait parfaitement la langue) :
« -Je
vous causerai quelques ennuis, vous savez ! Alors ? Je monte ou je ne
monte pas dans le train ?
-Du calme,
voyons !
-Donnez-moi
votre nom.
-Je suis
gendarme.
-Votre
nom ?
-Je suis
brigadier. »
Un véritable chœur des vierges
arriva du groupe des voyageurs : « C’est le brigadier Untel» (j’ai
oublié ce Dubois, Duval, Durand ou Dupont). «Même que c’est une vache !» précisa une voix anonyme.
Fonçant à mon tour dans le
chaos, j’exigeai et obtins la restitution immédiate de mon argent, tout en
prévenant le brigadier que je porterai plainte. Nous montâmes dans le
tortillard en lançant de nouvelles invectives à l’adresse des quatre malheureux
gendarmes tout penauds. Lorsque le chemin de fer s’éloigna, nous vîmes bien des
gesticulations sur le quai. Les gendarmes, le gros monsieur, le chef de gare et
quelques employés discutaient ferme. Quel dommage pour nous que cette séquence
savoureuse ait été du cinéma muet.
L’épilogue de cette aventure
nous parvint plusieurs semaines après l’envoi d’une lettre de protestation au
parquet de Tours. Le brigadier Tartempion avait été relevé de son poste et le
coupable arrêté : c’était le patron de l’hôtel !
Le 14 octobre, nous étions à
Lezay (Deux-Sèvres). Deux jours durant, un grand marché couvert devait être le
cadre de nos ébats. Le premier soir, location presque comble pour La porteuse
de pain. Le lendemain, salle vide pour Les deux gosses. Cette constatation
parut bizarre au chef de troupe qui profita de l’un des entractes du 14 pour
s’adresser au public :
« Peut-on
me dire pourquoi Les deux gosses n’attirent personne ? La pièce ne vous
plaît pas ? »
Au milieu du
brouhaha qui suivit cette annonce, quelques spectateurs parvinrent à expliquer
que la pièce avait été jouée trois semaines auparavant par une troupe
d’amateurs locaux. Avec un à-propos étonnant, Houlvigue demanda :
« Et si
demain, à la place du mélodrame prévu, nous vous donnions un spectacle de
variétés, viendriez-vous ?
-Oui !
hurla la foule.
-Très bien.
Alors, pour que nous puissions avoir l’assurance d’une recette valable, en
dépit de l’absence de publicité pour cette soirée, nous vous délivrerons les
billets à la sortie… »
Après sa prouesse réalisée,
Roubert Houlvigue affronta l’ébahissement de nous tous.
« Mes
enfants, il s’agit de sauver la représentation. Nous n’avons pour ainsi dire
pas de relâche, aussi si nous ne jouions pas demain, faute de spectateurs, vous
ne seriez pas payés. »
En
accomplissant un effort général, nous admîmes qu’il était possible de monter
cahin-caha une soirée dite de « music-hall ».
Delahodde
jouait de l’accordéon et avait un vague numéro de duettistes avec Antérieu.
Paulette de Beaupré était apte à réciter quelques poèmes tandis que sa fille
avait travaillé la danse. Suzy Fasquelle (une ancienne des Folies-Bergères de
Rouen) se sentait les capacités d’une Fréhel. Marc Rochard connaissait
plusieurs chansons et poèmes réalistes. Raymond Capy (qui ne se cachait point
d’être plus féminin qu’une dame) jouait fort bien du piano. Je me risquais à
vouloir bien chanter le succès d’André Claveau « Tu pourrais être au bout
du monde », dont je connaissais presque les paroles. Houlvigue serait le
présentateur « en jaquette » de la soirée. Quelques autres camarades
(dont deux assez âgés) nous promettaient leur soutien moral, à défaut d’un
répertoire ad-hoc.
La journée du 15 se passa à
répéter avec le concours d’un pianiste obligeamment prêté et le soir, nous
étions prêts à donner un spectacle digne de son cadre, dont la tenue était
celle d’une honnête soirée paroissiale. L’importance de l’audience était une
réalité encourageante, car le public de la veille avait été renforcé par tous
ceux que le tambour de ville avait rameutés.
Assis devant l’estrade, face à
son instrument mais dos au public, Capy était de blanc vêtu, avec une énorme
cravate noire du genre Lavallière, le mouchoir dans la manche, le cheveu un peu
long, poudré, yeux et lèvre faits. Pour créer une ambiance de variété, il
attaqua le « Rêve d’amour » de Liszt déployant je dois le dire une
grande sensibilité d’interprétation. Les bravos succédèrent au silence
religieux de l’auditoire. Capy se leva, se retourna et salua. Son visage était
inondé de larmes. Le grand mouchoir surgit de la manche, essuya les pleurs du concertiste
et l’on passa à la suite.
Houlvigue présenta chaque numéro
avec aisance et les gens étaient visiblement ravis. Coupée par un entracte au
cours duquel certains des interprètes vendirent leur photo dans la salle (comme
à l’accoutumée) la soirée fut presque plus longue que d’habitude. Il convient
de signaler que plusieurs artistes réussirent à dire ou à chanter jusqu’à six
morceaux choisis. Quand vint mon tour, l’annonce de ma chanson déclencha des
chuchotis de plaisir. Comme pour tous les autres, on entendit lors de mon
apparition :
« Tiens,
c’est celui qui faisait tel rôle hier ! »
Après le premier couplet et le
refrain, le visage de mon accompagnateur exprima des mimiques satisfaites
pendant que sa main gauche brandissait deux doigts vers moi et que sa bouche me
marmonnait des choses parfaitement inintelligibles. Sans m’inquiéter,
j’entamais le second couplet, au milieu de très légers murmures. Ma voix était
bien sortie et je fus applaudi chaudement. C’est en quittant la scène que
j’appris avoir chanté deux fois le même couplet avec la plus tranquille
assurance. Le lendemain matin, on me remit à l’hôtel un petit mot avec un
rouleau de papier tenu par un élastique.Il était écrit « Une auditrice
charmée mais surprise ». Déroulant le papier, j’y trouvai la partition de
la chanson. Je n’ai jamais connu l’auteur de cette charmante mise en boîte.
Je précise que cette soirée fut
unique et qu’elle constitue une anecdote originale dans le placard des
souvenirs.
Les 19 et 20 octobre nous étions
à Marans (Charente) pour un nouveau doublé. Là, l’anecdote est extra-théâtrale.
Assis dans le salon de l’hôtel, à l’issue de la représentation du 20, en
compagnie de deux camarades (y compris l’inénarrable pédéraste dont je parlais
plus avant) et dégustant quelques sandwiches, alors que le reste de la troupe
avait regagné ses chambres, nous vîmes trois officiers allemands entrer.
Quelques claquements de talons précédèrent les mots aimables d’un
capitaine :
« -Fous,
ardistes… Schauspieler theater. Nous saimons pien le déatre. Foulez-fous nous
vaire le blaisir de poire le jambagne afec nous ?
-C’est que
nous allions nous coucher !
-Zil fou
blait, z’est un blaisir pour nous. Nous partir temain bour Russie. La guerre,
grand malheur ! »
Difficile de
refuser peut-être une dernière joie, même à l’ennemi héréditaire. Et puis,
j’aime bien le champagne, qui n’est guère dans mes moyens ! Je n’irai pas
jusqu’à évoquer une œuvre de Résistance, en vertu de ce que c’était
« toujours ça de pris sur l’ennemi », mais nous acceptâmes
l’invitation en précisant que nous nous levions tôt le lendemain et que la
cérémonie ne devait pas durer longtemps. Avant l’arrivée de la bouteille et au
cours de sa dégustation, la conversation fut des plus banales, surtout en
raison de la grande pauvreté de nos vocabulaires respectifs franco-allemands. A
un certain moment, le plus haut gradé s’absenta pour satisfaire probablement un
besoin naturel. Il fut suivi sous peu par notre folle tordue. Quelques minutes
se passèrent en compagnie des deux lieutenants, puis la porte s’ouvrit,
laissant le passage au capitaine, fort irrité. Sur ses talons, Capy apparut,
fort penaud et tripotant son éternel mouchoir. L’allemand lança à ses
congénères quelques phrases bien senties dans la langue de Goethe. Les trois hommes
claquèrent leurs bottes, saluèrent et sortirent.
« -Qu’est-ce
qui s’est passé, Raymond ?
-Rien, rien,
je ne comprends pas !
-Espèce de
salope ! T’as cherché à te placer, hein ?
-Mais non,
je t’assure… »
Sans nul doute, notre androgyne
avait proposé le pain maudit à l’occupant ! Nous étions en train de
sermonner le coupable depuis cinq minutes lorsque la porte se rouvrit, cédant
le passage à nos trois militaires souriants, détendus et apparemment prêts à
l’holocauste. Après s’être concertés, les trois teutons avaient du réaliser que
l’acte de chair serait infiniment moins pénible que l’hiver russe ! Il faut reconnaître en outre que la vie de garnison à Marans… ne doit pas l’être
tellement !... (si je peux me permettre ce mauvais jeu de mot).
Le capitaine se fit l’interprète
de la décision en des termes assez sommaires, qui se résumaient par « Vous
trois… nous trois… Nous partir demain ». L’instant fut bien plus pénible
pour moi que celui qui suivit le départ courroucé de nos interlocuteurs :
« -Nicht,
nicht… Lui, oui… Pas nous… Nous pas aimer les hommes !
-Vous,
ardistes !
-Ia, ia,
mais pas homosexuels. (Ce qui surprit beaucoup).
-Me laissez
pas tout seul, les copains, gémit Capy.
-Toi,
démerde-toi. Tu l’as voulu, tu l’as.
-Oh !
C’est pas possible, ils sont trois !
-Eh bien tu
te sacrifieras pour ta religion, mais nous on ne passera pas à la casserole.
-Fous, pas
fouloir ?
-Non, non,
c’était pour rire. Nous, pas comme ça.
-Alors, pas
zig-zig ?
-Non, pas
zig-zig. Lui client, pas nous… »
Capy trembla en vain. Il ne
subirait pas l’outrage collectif. Les allemands n’insistèrent heureusement pas
et prirent congé sur un échange de « bonne chance ».
(A suivre...)
(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios
(Partie 1: Enfance, Débuts dans la chaussure, L'Exode, Partie 2: Marchand de chaussures, Figuration, Le mur de l'Atlantique , Partie 3: Fin du mur de l'Atlantique, Théâtre Pigalle, Audition pour une tournée,
Partie 4: Première tournée, Partie 5: Première tournée (suite), Partie 6: Défense passive, Libération de Paris, Partie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus) Suivez toute l'actualité de "Dans l'ombre des studios" en cliquant sur "j'aime" sur la page Facebook.
Cher Rémi,
RépondreSupprimerMerci de nous faire partager ces moments méconnus de la vie de Philippe de façon si pleine de vie ( mais n'est ce pas là ce qui le qualifiait tant: La joie de vivre!). Il nous manque à tous et je ne résiste pas à la nécessité de lui demander de m'apporter du courage chaque fois que je dois rentrer en scène lors de mes spectacles de théâtre de bien modeste amateur.
Bien à toi et encore bravo et merci pour maintenir le souvenir de Fifi bien vivant!
Sébastien