(Partie 1: Enfance, Débuts dans la chaussure, L'Exode, Partie 2: Marchand de chaussures, Figuration, Le mur de l'Atlantique , Partie 3: Fin du mur de l'Atlantique, Théâtre Pigalle, Audition pour une tournée,
Partie 4: Première tournée, Partie 5: Première tournée (suite), Partie 6: Défense passive, Libération de Paris, Partie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus)
Dès mon
retour à Paris, je m’engage dans la brigade spéciale, sorte de petite troupe de
choc de la « Défense passive » (Note
de Dans l’ombre des studios : la brigade spéciale de la Défense Passive, sur laquelle les informations sont rares, est à ne surtout pas confondre avec les brigades
spéciales, policiers d’élite spécialisés dans la traque aux résistants).
Uniforme de toile, couleur marron, avec lettres dorées sur écusson noir :
« B.S. » et casque français. Dès l’alerte, nous devions gagner notre
P.C. de la rue Bayen. Discipline et salut militaire. Après le rassemblement,
des camions venaient nous prendre pour nous diriger sur les lieux bombardés.
Là, j’ai fait mon apprentissage de l’horreur en déblayant les ruines et
ramassant morts et blessés. Les alertes étaient quasi-quotidiennes et
nocturnes. Nous avions une sirène à deux pas de la maison et… je ne l’entendais
pas. C’est beau d’être jeune. Maman me secouait et me disait (pleine de
reproches) : « Va à tes
déblaiements ! »
Aussitôt levé et encore à moitié
endormi, j’offrais le spectacle du monsieur à poil et casqué ! Je vais me
permettre, pour la petite histoire, de conter par le menu les péripéties de ce
que fut mon premier déblaiement. Rassemblés par la grâce de la sirène, en son
P.C. de la rue Bayen, le groupe « Ternes » de la Brigade Spéciale (4
sections de 12 hommes chacune) est dirigé par camions sur les lieux du
bombardement en cours, c’est-à-dire à Gennevilliers. Là, des avions anglais ont
pilonné des dépôts de carburant et un atelier allemand de réparations pour
leurs chars et camions. L’objectif est en bordure de la Seine et il faut
reconnaître que l’attaque a été aussi précise que faire se peut, eu égard à la
proximité d’habitations civiles non évacuées. Notre mission consiste en
priorité à sauver un maximum de vies françaises : gens bloqués dans leurs
caves ou blessés à secourir. A défaut, ramasser les morts.
Arrivés sur les lieux au moment
où sonne la fin de l’alerte, le spectacle est impressionnant. D’immenses lueurs
en provenance des cuves à essence en flammes et des ateliers allemands
s’élèvent dans la nuit claire. Première vision terrible que celle d’un
parachutiste anglais (dont l’avion a dû être abattu) et qui descend lentement
et inexorablement vers le brasier. Soudain, la chaleur désintègre littéralement
la corolle de soie et l’homme tombe, comme une pierre, au cœur de l’incendie.
Les pompiers français sont déjà sur place, tentant de protéger un gazomètre
tout proche, tandis que le feu attaque de temps à autre une nouvelle cuve de
carburant. Mon cœur bat fort en parvenant sur le chantier qui nous est
assigné : un groupe de quelques maisons détruites.
Nantis de pelles, pioches,
lampes de secours et brancards, nous fouillons les ruines, mais en vain. Ou
bien les locataires avaient pu se mettre à l’abri, ou nous avons été précédés
par d’autres sauveteurs. Je me dirige alors, avec quelques camarades, vers un
autre lieu et soudain j’aperçois dans le fond d’un énorme entonnoir de bombe,
deux cadavres d’allemands. Ce furent donc les deux premiers que je vis, le
spectacle me fascinait, me glaçait et me donnait envie de fuir. L’un des deux
retenait ses tripes à deux mains, tandis que sa jambe droite était
littéralement dévissée sur elle-même. Le second avait la tête ouverte en deux
parties parfaitement égales et l’on avait l’impression de deux profils qui se
regardaient nez à nez. Mon chef de section ordonna à quatre hommes (dont moi)
de descendre ramasser les corps. Vert comme un sous-bois, ainsi que l’a si
joliment défini Courteline, un camarade supplia notre supérieur :
« -Je ne peux pas y toucher, je vous
demande pardon… La prochaine fois, je vous promets…
-D’accord. Contente-toi de regarder, mais il
faudra t’y coller à la prochaine occasion parce que, si c’est pour regarder, tu
peux rester chez toi ! »
J’avais bien envie de l’imiter
mais à quoi bon ? Autant se lancer tout de suite. Je me mis donc en devoir
de descendre au cœur de l’excavation lorsqu’un officier allemand surgissant
d’on ne sait où s’écria « Non
Monsieur, pas toucher ! »
Je l’aurais embrassé. Il est
bien évident que les Fridolins attachaient peu d’importance à des cadavres
inutiles, préoccupés qu’ils étaient de sauver en premier lieu leur matériel.
C’est pourquoi nous assistions, médusés, au spectacle de soldats pilotant à
toute vitesse des camions arrachés des hangars et dont l’arrière traînait des
flammes. L’un de mes camarades fut interpellé par un officier nazi :
« -Fous, zortir camion.
-J’sais pas conduire et puis c’est pas mon
boulot.
-Monzieur, fous zortir camion. »
Le ton était menaçant et un
révolver sortit pour ponctuer l’injonction. J’imaginais l’incident m’arrivant à
moi, qui ne savait réellement pas conduire. Avec un courage remarquable, notre
camarade (qui lui, savait conduire) entra dans la fournaise, sortit au volant
d’un camion et précipita celui-ci dans un énorme trou de bombe. S’extrayant
indemne du véhicule renversé, il se présenta devant l’allemand, levant les bras
dans un geste de fatalité :
« Et voilà ! J’vous avais prévenu,
j’sais pas conduire ! »
Blême de rage, son interlocuteur
s’en tint là, Dieu merci !
Revenant
alors sur mes pas, mon pied droit dérapa légèrement. La voix d’un copain me
parvint aussitôt :
« Fais gaffe, Dumat, tu marches sur un
intestin ! »
Il fallait bien me rendre à
l’évidence, c’était vrai. Non loin de là, mon regard tomba sur une autre vision
cauchemardesque : un pied, revêtu d’une chaussette bleue sortait du sol.
Visiblement un malheureux était enterré à cet endroit. Gisait-il verticalement
ou horizontalement ? Je m’accroupis pour gratter délicatement le sol tout
autour du membre et me retrouvai, tout bêtement, avec le pied dans ma main
gantée de cuir. (Je précise que ma mère m’avait fermement recommandé de porter
mes gants pour « ces sales besognes »… et que je ne songeais même pas
à les ôter pour déguster le sandwiche que la camionnette du « Secours
National » nous apportait sur les chantiers. Il est des circonstances où
le manque d’hygiène n’a que peu d’importance ! )
Il fallait se rendre à
l’évidence : le tableau de chasse de ma section se limitait à un pied et à
des intestins ! Posant les pauvres reliques sur un brancard, nous
emportâmes le tout, après l’avoir dissimulé sous une couverture, en direction
d’une église toute proche qui avait été transformée en morgue. Un camarade
m’aidait au transport de la civière et en quittant la zone bombardée, nous
passâmes au milieu d’un groupe important de civils attristés qui guettaient le
résultat de nos recherches. En effet, les gens s’inquiétaient du sort de tel ou
tel voisin, dont on n’avait pas de nouvelles. Chacun sait bien que les
circonstances les plus tragiques engendrent souvent des éclats de rire
irrépressibles. Il me revient à l’esprit, à ce propos, deux incidents survenus
lors des obsèques de mon grand-père à St Pierre de Neuilly.
Dieu m’est témoin que j’avais du
chagrin. Au moment des condoléances et au milieu d’un interminable défilé, un
monsieur s’informa auprès de mon grand-oncle recteur : Où était
Gérard ? Transmis de bouche à oreille jusqu’à moi, ce prénom inconnu de
nous tous revint à l’oncle François qui répondit, en roulant superbement les
R :
« Il n’a pas dû pouvoirr
venirr ! »
La surprise s’inscrivit sur le
visage du monsieur :
«- Le fils du défunt ?
-Oh, vous faites erreurr, nous enterrrons
Monsieur Dumas, qui n’a jamais eu que trrois filles ! »
Eh bien, j’ai vu s’éloigner ce
pauvre homme, qui venait d’assister à une messe, après s’être trompé
d’enterrement, en réprimant difficilement mon hilarité. Pas de chance, le mari
d’une vieille amie de ma grand-mère a suivi presque aussitôt. Il s’est présenté
à chacun des membres de la famille, en ces termes :
« Je suis Monsieur Croton, le mari de
Madame Croton, qui n’a pas pu venir parce qu’elle était au lit. »
Cette phrase, répétée vingt
fois, devint insupportable ! Et, lorsqu’au cimetière où il avait suivi (ne
reconnaissant personne et ne voulant oublier quiconque) il me répéta : « Je suis Monsieur Croton, le mari de
Madame Croton, qui n’a pas pu venir parce qu’elle était au lit. » je
suis carrément allé pouffer dans un coin et je n’étais pas le seul !
Cette parenthèse me ramène au
brancard auquel nous étions attelés. Sur notre passage des femmes se signaient
et des hommes se découvraient. C’est alors qu’une voix bouleversée murmura « Oh ! Le malheureux a dû être
écrasé ! »
Sachant ce que nous
transportions, je dus me mordre les lèvres au sang pour ne pas avoir l’air d’un
monstre. Parvenus dans l’église, nous y fûmes accueillis par une infirmière fort
affairée et qui se conduisait en maîtresse de maison, en train de faire des
mondanités. Je la revois très bien avec sa blouse blanche et ses gants de
caoutchouc.
« -Qu’est-ce que vous m’apportez,
Messieurs ?
-Oh, des restes, Madame. »
Elle souleva la
couverture : « Ah oui, en
effet… Ah oui… Attendez… Voyons… A qui est-ce, ça ? Venez avec moi. »
Et nous la suivîmes dans une
crypte en sous-sol aménagée en chapelle ardente. Là, à la seule lueur de
quelques cierges, une vingtaine de formes allongées sous des draps meublaient
cette salle froide et nue. Le spectacle était poignant. Fort à son aise,
l’infirmière soulevait les linceuls les uns après les autres, nous imposant la
vision de femmes, d’enfants, d’hommes figés dans la mort.
« Non, c’est pas ça… Là non plus… Non,
attendez… »
En découvrant l’avant-dernier
corps, elle ne put réprimer un cri de triomphe : « Ca y est ! »
Spectacle
hallucinant d’un malheureux homme, littéralement coupé en morceaux et dont la
tête, les bras, les jambes avaient été patiemment remis à leur place par
l’infirmière, à l’aide de petits morceaux de fil de fer. Elle était fière de
son puzzle ainsi reconstitué.
« Vous comprenez, il faut qu’il soit
présentable à la famille ! »
De fait, le corps n’était plus
amputé que d’un pied et celui que nous voyions était recouvert d’une chaussette
bleue qui dissipait tout doute. La sinistre besogneuse disposa le membre
manquant à l’extrémité inférieure gauche et s’empara, dans ses mains gantées,
de l’intestin qui fut présentement remis à sa place.
« Et voilà, dit-elle avec un soupir
sadico-satisfait, il est complet ! »
Nous ne nous sommes pas fait
prier pour quitter cet endroit de cauchemar. Revenant vers la fournaise au
moment où un capitaine des pompiers demandait des volontaires pour porter, vers
le cœur de l’incendie, des rallonges de tuyaux, je me désignais à lui. Dix
minutes plus tard, je maudissais ma décision en ployant sous le faix d’un lourd
paquet de tuyau en toile, replié en accordéon sur mon épaule. Les lances
d’incendie prenaient leur source à un bateau-pompe amarré depuis peu le long du
quai. Il s’agissait de trimballer ledit tuyau vers le danger et à travers un
terrain parsemé de trous de bombes. Fidèle à mon habitude qui est de faire pour
le mieux lorsqu’on compte sur moi, je me hâtais en titubant vers les cuves à
essence qui s’embrasaient avec régularité les unes après les autres, tandis que
les pompiers arrosaient avec méthode… vous allez le voir ! Soudain, je
trouve sur ma route le capitaine des pompiers. Il me fait signe, avec ses deux
mains, de ralentir :
« -Où cours-tu comme ça, mon petit
gars ?
-Ben, je porte un tuyau, comme vous l’avez
demandé !
-D’accord, mais il n’y a pas de
panique !
-Ah bon, pourtant ça brûle pas mal !
-Oui, mais qu’est-ce qui brûle ?
-Ben… des dépôts d’essence !
-A qui elle est, cette essence ?
-Aux Allemands !
-Alors !!! Plus ça brûle mieux c’est,
non ?
-Ah ben oui… Evidemment ! »
Je m’en voulais, pauvre imbécile, de n’avoir pas réalisé cela tout de
suite…
« Tu comprends, mon petit, le fait
d’arroser avec vigueur ça étale le feu, et plus ça s’étale, plus ça brûle. T’as
saisi ? »
J’étais
rayonnant d’admiration et de joie.
« -Compris, mon capitaine. »
Le sauve-qui-peut général n’a
pas tardé car les flammes commençaient à lécher le gazomètre et son explosion n’était
plus évitable. Tout le monde se mit à l’abri et une violente déflagration
déchira la nuit déjà embrasée. La multitude des petits débris projets alentour
fut sans suite fâcheuse pour les personnes présentes.
Voilà donc le récit d’un
déblaiement. Je n’en ai parlé que parce qu’il fut le premier. J’ai participé
par la suite à de nombreux autres sur lesquels je ne m’appesantirai pas. Ils
furent fertiles en horreur et je n’y vois pas place pour l’humour, fut-il le
plus noir !
Sur le plan artistique, le
théâtre est au point mort. Pour gagner ma vie j’entre à Chaillot où de nombreux
comédiens en mal d’engagement trouvent un salaire honorable en figurant dans
les tragédies à grand spectacle, montées par Pierre Aldebert, sur la scène ou
les marches du Palais de Chaillot. Ainsi, entre juillet et novembre, on peut m’apercevoir
(en cherchant bien et épisodiquement) dans Horace
ou Le Cid, ce qui m’aide
pécuniairement après mon arrêt de travail forcé. Je fais aussi quelques cachets
avec Max Noiset (et le répertoire sacro-saint des mélos) dans plusieurs salles
paroissiales ou municipales parisiennes. Je me produis donc : 47 rue
Klock, 98 rue Martre, 21 rue de la Tombe-Issoire, 15 rue du Retrait, 48 rue
Planque, 21 rue de Jussieu, 13 rue Fagon, 11 place du cardinal Ammette, rue
Lacoste et rue du Rendez-vous… liste que je donne complètement car je la
trouve, pour la capitale, à l’image des itinéraires de province.
Au milieu de ce fatras, un grand
événement s’est déroulé : la Libération de Paris en août 44. J’ai eu aussi
la chance d’y participer, le plus bénévolement du monde avec la Brigade Spéciale
de la Défense Passive qui était devenue pour la circonstance de « passive »
à « active ». Notre chef, Couillard, avait proposé aux quelques 300
hommes de la B.S. de poursuivre une œuvre « française » en devenant
des combattants et un grand pas général en avant avait répondu à son appel.
Hélas ! Seul un quart des effectifs pouvait recevoir un fusil et le tirage
au sort n’avait pas désigné mon groupe. Tous ceux qui pleuraient après une arme
furent priés, en attendant, d’endosser une blouse blanche et de peindre, de la
même couleur, leur casque en l’agrémentant d’une croix rouge.
Ces quelques jours de folie
joyeuse, passés dans l’euphorie du danger accepté, méritent une halte, car ils
font partie de ces moments qui marquent une vie et une époque. Paris avait
senti sa proche libération et s’agitait comme le couvercle d’une marmite qui n’en
peut plus de bouillir. La résistance avait commencé prématurément l’action
directe, avec le risque que pouvait comporter tout retard de l’avance alliée.
Les Allemands étaient là, bien que moins voyants, dans de nombreux quartiers et
personne alors ne connaissait le risque encouru par certains ponts et monuments
si l’ordre destructeur de Hitler avait été exécuté. Le ravitaillement s’amenuisait
encore ; le gaz et l’électricité manquaient presque totalement. Un soir,
mon frère et moi avions sorti nos masques à gaz, beaucoup pour faire rire notre
mère et un peu pour lutter contre la fumée qui se dégageait d’un petit réchaud
à papier sur lequel nous avions décidé de faire cuire quelques haricots blancs
charançonnés. Vous imaginez le nombre de boulettes de papier qu’il nous a fallu
enfourner dans l’ustensile, avant de venir à bout de ce cadeau empoisonné !...
et pourtant bienvenu.
Ayant passé outre à toutes les
adjurations (ou objurgations ?) maternelles, je quitte la maison très tôt
le matin de ma première prise de service en qualité d’infirmer-brancardier-secouriste.
Mon entrain était aussi admirable que mon inaptitude. Revêtu d’une blouse
blanche, coiffé du casque blanc à croix rouge sur le devant, je remonte la rue
des Acacias quasi-déserte, en sifflotant. Notre P.C. était tout proche ;
un garage évacué par l’occupant, avenue de la Grande Armée. Le matériel de
secours était rudimentaire ; l’instrument de travail consistait en une
camionnette à gazogène réquisitionnée et hâtivement peinturlurée de croix
rouges. Seule la bonne volonté était à la hauteur de la situation. Parvenu à
quelques mètres du haut de ma rue, j’aperçois une tête casquée de vert et le
canon d’un fusil, le tout faisant « coucou » vers moi. Moment
désagréable pendant lequel j’ai rapidement décidé de ne pas interrompre mon pas
et mon sifflet allègres. Serrant les fesses je suis arrivé à la hauteur de l’allemand
en lui lançant un jovial salut de la main. Après tout, j’étais déguisé en inoffensif
homme en blanc et ma réaction n’avait rien de suspecte.
Passant devant la boulangerie-pâtisserie
qui faisait l’angle de l’avenue de la Grande Armée presqu’en face de notre
poste de secours, j’aperçus une mitrailleuse lourde embossée dans la boutique,
derrière des sacs de sable et servie par deux autres vert-de-gris. Après un
bonjour des plus naturels aux embusqués, j’ai traversé l’avenue pour rallier ma
base opérationnelle et ai franchi le dernier mètre avec la célérité d’un
monsieur dont on a piqué l’arrière-train. Ouf ! Quelle trouille, messiers
dames ! Et ça n’était pas la dernière, Dieu merci !
J’ai passé ensuite 48 heures à
sillonner le secteur, cramponné sur l’aile avant de la camionnette, en
brandissant un drapeau à croix rouge. Nous étions de belles cibles, offertes au
caprice d’un ennemi irritable ou trop nerveux (ce qui paraît admissible, lorsqu’on
sait que chaque fenêtre, chaque porte cochère, chaque toit de Paris était
susceptible de dissimuler un franc-tireur). En fait, tous ces risques pris par
notre équipe ne profitaient qu’à des civils imprudents ou inutilement curieux
blessés par des balles perdues, alors qu’ils auraient mieux fait de rester chez
eux. J’ai vu des colonnes allemandes descendre assez rapidement vers la Porte
Maillot et puis les mêmes colonnes revenir sur leurs pas après avoir constaté
leur impossibilité de forcer l’étau qui se refermait sur la capitale. Avec l’arrivée
des premiers soldats alliés nous avons quitté la tenue blanche et touché un
fusil Mauser pris à l’ennemi. Lourd engin, dont le maniement m’était étranger,
mais n’étions-nous pas en pleine période d’improvisation ?
Je n’oublierai jamais le premier
G.I. venant vers moi… Il mâchait placidement du chewing-gum et sa chemise
grande ouverte laissait apercevoir un système pileux digne d’un orang-outan !
Nous nous sommes embrassés et avons écrit nos noms, lui sur mon brassard FFI et
moi dans l’intérieur de son casque. Il m’a fait l’offrande spontanée d’un
paquet de Lucky Strike et est reparti nonchalamment vers son destin… je l’espère
vers l’Oklahoma.
Il est d’autres choses que je n’oublierai
pas non plus. Cet allemand, devenu franc-tireur par le simple troc de son
uniforme contre des vêtements civils, qui a été lynché et littéralement
dépiauté par les ongles de plusieurs dames hystériques. Véritable pantin
désarticulé et sanguinolent, qu’il a fallu achever d’une balle charitable. Ce
milicien, qui ressemblait à Hitler par la moustache et qui a été fusillé dans
la cour de la Mairie par un peloton hétéroclite de résistants. Il n’avait
certes pas volé son châtiment, après avoir jeté des grenades sur la foule
depuis un toit voisin, mais lorsque vous voyez un homme mourir, les yeux ouverts
et le corps au garde-à-vous, avec un ultime sourire de défi et après avoir
refusé le secours d’un prêtre qui se trouvait là… vous ne pouvez réprimer un
frisson dans le dos, en songeant à votre attitude éventuelle dans le cas où une
erreur vous réserverait le même sort. Après le coup de grâce, l’un des sept
exécutants traduisit le trouble général en déclarant :
« -Ah la vache ! Il a du cran, ce
mec ! »
Il y a eu aussi moi, montant sur
un toit avec un camarade, oubliant, ou plus exactement ignorant alors le
vertige auquel je suis sujet, pour tirer sur un milicien qui venait de
défigurer une femme à coup de fusil alors qu’elle marchait dans la rue. Je
revois également ce passage de prisonniers allemands, capturés au bois de
Boulogne par la 2ème D.B. et qui remontaient l’avenue de la Grande
Armée (ironie du sort !) entassés dans des camions ou des tractions-avant,
lorsqu’ils étaient officiers. Les captifs, dont chaque véhicule était séparé du
suivant par une jeep ou une automitrailleuse, traversaient une marée humaine
déchaînée. Aussi verts que leur uniforme, les officiers de la Wehrmacht se
bouchaient les oreilles pour ne pas entendre les insultes, tandis que les
soldats se protégeaient le visage contre les bouteilles vides lancées sur eux.
De l’un des camions un jeune allemand qui ne pouvait peut-être plus supporter
cette épreuve, sauta brusquement au sol. Réaction insensée et sans issue. Tout
près de moi, un américain épaula sa carabine et tira deux balles dans la tête
du fugitif, cependant que plusieurs autres projectiles s’abattirent sur le
camion d’où s’était échappé le désespéré. Avec un copain, nous récupérâmes deux
blessés : un autrichien qui était frappé dans le dos et un allemand assez
âgé, avec tibia cassé et plaie ouverte. Pour emmener ces deux hommes dans le
poste de secours tout proche, il fallut les protéger de la foule qui réclamait
qu’on les achevât et subir les injures de nos concitoyens qui nous traitaient
de sales collabos (sans crainte de se conduire eux-mêmes aussi mal que l’occupant
honni pour ses atrocités !). Quant au cadavre que nous sommes allé
ramasser ensuite, une grosse mégère du quartier était en train de lui donner
des coups de pied et de lui cracher dessus, en l’abreuvant de mots orduriers.
Devant ce spectacle confondant, j’ai demandé à cette dame si elle voulait que
nous lui emportions le corps chez elle. J’avais, là encore, perdu une occasion
d’éviter des mots doux !
Que l’on me comprenne bien. Il
ne me serait pas venu à l’idée d’avoir une sympathie quelconque pour ceux qui
nous asservissaient depuis cinq ans. J’admets, d’autre part, que des gens qui
ont souffert tout au long de l’occupation puissent se laisser aller à des
débordements regrettables, mais la lâcheté et l’injustice me hérissent, la
foule me fait peur ; qu’elle manifeste une grande joie ou une grande
colère, elle est inhumaine, incontrôlable, sans pitié et sans intelligence.
Voyez-vous, si j’avais été prisonnier et blessé à Berlin, au milieu d’une marée
humaine hostile et vengeresse, j’aurais aimé voir une âme secourable m’arracher
à ses griffes. Sans doute suis-je trop sensible !
Encore une image d’Epinal
concernant la libération de Paris. La descente des Champs-Elysées par de
Gaulle, ses généraux de légende et ses ministres issus de Londres. Mes
camarades et moi faisions la haie à un certain endroit de l’avenue. Nous nous
tenions par les épaules afin de faire un rempart entre eux et le flot hurlant
qui criait sa joie et voulait s’approcher. Sur tous les toits, des pompiers
surveillaient le cortège afin de parer à tout acte désespéré d’un quelconque
tireur isolé. La couleur, le bruit, l’allégresse… Des gens se faisant écraser
les pieds par des chars d’assaut, plutôt que de reculer de 20 cm. Spectacle
unique, délirant, grandiose… Inoubliable !
Moment de fierté que celui où la
B.S. fut invitée à défiler autour de l’Arc de Triomphe devant les masses assemblées
et les soldats de Leclerc, dont les véhicules étaient rangés « en soleil »,
autour du monument. Toutes les voitures militaires et engins blindés avaient
leur capot recouvert d’un tissu rose, destiné (depuis leur marche sur Paris), à
les soustraire de toute erreur d’appréciation de l’aviation amie. Rassemblés
dans notre tenue marron, casqués et flanqués d’un fusil sur l’épaule, nous
avions été harangués par notre chef :
« Alors vous vous alignez sur le
voisin, six par six, tous les fusils à la même hauteur ; quand je dis « gauche »
je ne veux pas voir un couillon se tromper de pied. Comprenez-vous les gars,
faites comme si vous aviez défilé toute votre vie, on vous regarde ! »
Le miracle se produisit et notre
passage fut impeccable. Vivement applaudis, nous tournâmes la tête vers les
soldats de la 2ème D.B. qui nous lançaient des « Bravo les petits gars ». Bien sûr, nous avions fait
plus que ceux qui n’avaient rien fait, mais tellement peu en regard des héros
de la résistance ou de ces hommes qui venaient du Tchad… qu’un léger sentiment
de gêne tempérait mes ébats.
La B.S. qui avait perdu sept
hommes durant les déblaiements, compta 11 autres morts au cours de la semaine
libératoire (ou de libération… à voir). J’ai su que plusieurs autres camarades
engagés par la suite dans la première armée, étaient tombés au front, en menant
la guerre à son terme.
Cette petite fresque étant
brossée et Paris délivré, il fallut attendre encore près de 33 semaines pour
voir s’achever en Europe le cauchemar de 68 mois ! Durant cette période,
mon activité artistique se poursuivit sans éclat. Outre les représentations
dont j’ai parlé auparavant, je fus contacté par l’intermédiaire du bureau de
placement des artistes (la célèbre et sinistre rue Taitbout, longtemps connue
des acteurs) pour cinq galas dans le Nord de la France, avec La Pocharde. Les tournées Jackson
cherchaient en effet un docteur Marignan. Je me rappelle, avec une certaine
tendresse, de cette famille Jackson où le père, la mère, la fille et le fils
jouaient la comédie. Tout cela baignait dans une grande médiocrité. Les
accessoires de scène n’étaient jamais au rendez-vous, car les patrons s’accusaient
mutuellement à chaque fois d’avoir oublié les accessoires sur la cheminée de
leur salon. Durant les cinq représentations données dans des localités
minières, le père Jackson, qui était très dur d’oreille, entra sur scène au
moment où l’un des interprètes avisait la coulisse en s’écriant : « Tiens, voilà la patronne ! »
Immanquablement, la main de la
fille apparaissait et ramenait le vieux sorcier Grégoire hors de l’action en
lui disant d’une voix lassée « C’est
pas à toi, Papa ! ».
(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios
(Partie 1: Enfance, Débuts dans la chaussure, L'Exode, Partie 2: Marchand de chaussures, Figuration, Le mur de l'Atlantique , Partie 3: Fin du mur de l'Atlantique, Théâtre Pigalle, Audition pour une tournée,
Partie 4: Première tournée, Partie 5: Première tournée (suite), Partie 6: Défense passive, Libération de Paris, Partie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus) Suivez toute l'actualité de "Dans l'ombre des studios" en cliquant sur "j'aime" sur la page Facebook.
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