samedi 10 mars 2018

Evelyn Selena : Rencontre avec une drôle de dame (Partie 2/3)


Deuxième partie de mon interview d'Evelyn Selena (Première partie ici et Troisième partie ici).

Dans l’ombre des studios : Comment en êtes-vous venue au doublage ?

Grâce au syndicat des acteurs, un directeur artistique m’avait convoqué à Technisonor sur les Champs Elysées car il cherchait une petite marocaine pour doubler un documentaire sur le jamboree, cette grande réunion mondiale des scouts. J’ai commencé à parler comme je vous parle maintenant et le directeur artistique m’a interrompu en me demandant de prendre l’accent « Vous ne pouvez pas parler comme on parle chez vous ? ». Je lui ai dit que j’étais marocaine mais pas arabe et que je ne savais pas prendre l’accent. Il s’est énervé, je me suis mise à pleurer et il est parti en claquant la porte. Je reste seule en me demandant s’il faut que je parte ou que je reste, et soudain j’entends derrière moi « Ne pleurez pas, mademoiselle, tout ce qu’il prend pour des défauts sont pour moi des qualités. Séchez vos larmes et donnez-moi votre nom et votre numéro de téléphone ». C’était Roland Ménard, la voix française de
Roland Ménard
(c) La Gazette du Doublage
Marcello Mastroianni. Il m’a encouragée, et c’est grâce à lui que j’ai fait du doublage. Il était comédien mais également directeur de plateau : il dirigeait à l’époque pour C.I.C., Les Films Jacques Willemetz, etc.
Quand j’étais appelée sur un film pour une ou deux phrases, ou cinq lignes, je demandais à rester parce qu’il y avait sur le plateau des gens comme Martine Sarcey, Nadine Alari, Jean Martinelli, Raymond Loyer, Jacqueline Ferrière, Claire Guibert, des sociétaires du Français, etc. et pour moi c’était un enchantement, je retrouvais les voix que j’avais mémorisées lorsque j’allais au cinéma en Afrique du nord, je ne connaissais pas leurs noms mais je reconnaissais leurs voix, c’était là dans un petit coin de ma tête. J’étais émerveillée de les retrouver en chair et en os et c’est comme ça que j’ai appris le métier, que j’ai vu les petits trucs, les ficelles qui permettaient d’être en place et de ne pas faire perdre trop de temps à un plateau. Qu’est-ce que je suis contente d’avoir connu ces gens-là, mon métier tout d’un coup a pris une autre couleur, je me disais « Merde, je suis à côté de ces types-là,  j’enregistre avec eux et ça ne les dérange pas, ils ne sont pas incommodés par mon jeu».

DLODS : Vous avez commencé à travailler dans le doublage au début des années 60 alors que vous étiez encore au Conservatoire. Ce n’était pas trop compliqué d’obtenir les autorisations pour travailler ?

C’était normalement interdit, mais Roger Ferdinand, qui dirigeait le Conservatoire à ce moment-là, m’avait plutôt à la bonne et me transmettait les convocations, il était presque devenu mon agent (rires). « Mademoiselle Selena vous êtes attendue à la radio avec Monsieur Pierre Billard pour « Les Maîtres du Mystère ». Il y a aussi Monsieur Elie Fabrikant qui vous a appelé pour un doublage  », et je partais.
Ca a intrigué un élève de ma classe. Il me demande un jour « -Pourquoi tu es convoquée chez le directeur ? » et je réponds, naïve « -Parce que je travaille. La radio appelle directement le directeur pour savoir s'il est possible qu’on me libère. Le doublage aussi » « -Ah bon, tu fais du doublage où ? » « -Au studio Francoeur. » «- Ah, c’est marrant, j’habite à côté, je pourrais y aller en pantoufles ». Le temps passe, et curieusement Elie Fabrikant ne m’appelle plus. Un jour, je le croise et je lui demande «-Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Je sais que je n’ai pas terminé le film que je devais faire ». Et il me dit « -Ecoutez mademoiselle, j’ai été très gentil avec vous, très patient, je vous ai prise avec bonheur, sans histoire, car vous étiez douée pour ça, mais je n’ai pas du tout apprécié que vous m’envoyiez quelqu’un de votre part » « -Mais je ne vous ai envoyé personne » « -Et ce jeune comédien qui m’a dit « Je viens de la part d’Evelyn Selena », c’est quoi ? » «- Je ne vous l’ai pas envoyé, je lui ai juste dit où je travaillais et avec qui » « -En tout cas c’est une bonne recrue, mais je n’ai pas du tout apprécié votre intervention ».

DLODS : A vos débuts, avez-vous été inspirée par des comédiens ou comédiennes en particulier ?

Jacqueline Ferrière
(c) La Gazette du Doublage
J’avais une immense admiration et une grande amitié pour deux couples, Jacqueline Ferrière et Raymond Loyer, et Paule Emanuèle et Jean-Claude Michel.
Jacqueline Ferrière, j’étais en admiration sur ce qu’elle faisait sur Ava Gardner, ça sortait merveilleusement, alors qu’il n’y avait aucune ressemblance possible, elle était aussi blonde qu’Ava Gardner était brune. Mais elles avaient la même stature.
C’étaient des gens qui faisaient bien leur métier, c’était propre, net, sans compromission, sans saleté autour. Je ne vois pas Jean-Claude appeler un studio et dire « Dites donc, vous doublez un film avec Sean Connery, c’est moi qui devrait le faire ». Jamais. Alors que d’autres l’auraient fait… et l’ont fait.
C’étaient des gens biens et irréprochables sur le plan professionnel. Quand Paule parlait de Jean-Claude, c’était mignon comme tout. Un jour, Jean-Claude et moi étions tous les deux à la barre et je lui ai dit « Qu’est-ce que je t’aime, toi alors » et il a fait « Ah bon… ». Je suis contente d’avoir pu lui dire de son vivant.
C’est comme Arlette Thomas, Nadine Alari ou Martine Sarcey, ces femmes étaient des merveilles. Martine, je l’avais perdue de vue depuis des années, j’avais même dit à une secrétaire de la S.O.F.I. qui engageait toujours la même comédienne pour doubler les femmes mûres «- Dis donc, quand tu as besoin de femmes âgées, tu n’as que celle-là à nous envoyer ? » « -Pourquoi, elle n’est pas bien ? » « -Ecoute je ne sais pas si tu as de l’oreille mais, c’est quand même pas très bon… Martine Sarcey et Nadine Alari, quand tu les convoques, elles ne sont pas payées à la ligne et négocient un gré à gré ? » « -Mais pas du tout. » « -Eh bien, pour le même prix tu auras ce qu’il se fait de mieux».

DLODS : Puisqu’on en parle, vous êtes très attentive aux voix et avez une très bonne mémoire des voix de vos camarades, c’est assez rare.

Quand vous faites de la musique vous êtes exercée à tout. A un moment je reconnaissais n’importe quelle voix, que j’associais à un physique (c’est fou le nombre de personnes qui pensaient que j’étais blonde avant de me rencontrer !), maintenant je ne connais pas les nouvelles voix, je trouve qu’elles se ressemblent toutes.
Avant on faisait attention à l’harmonie des voix entre elles sur des doublages. Les deux jeunes premiers devaient avoir de jolies voix, il fallait que ce soit harmonieux en général. Là maintenant vous êtes ici dans ma cuisine, vous écoutez la télé dans la pièce d’à côté, vous ne savez pas qui parle, si c’est le rôle principal, la copine, la voisine, etc.

DLODS : Le doublage actuel semble en effet plus « sobre » ou « aseptisé », moins théâtral qu'à une certaine époque.

Même des gens que je ne portais pas dans mon coeur car ils ne me portaient pas dans le leur, comme Pierre Trabaud, je leur trouvais un charme, quelque chose de bouleversant, d’émouvant.
Roger Carel, que j’adore, apportait de la poésie, de la vie, de l’humour. Quand il prêtait sa voix à son robot doré, Z6PO, dans Star Wars, c’était incroyable, j’avais envie d’adopter R2D2 rien que pour que Roger vienne lui faire des remarques avec sa voix (rires).
Christophe Lemoine
Chez les jeunes c’est plutôt ennuyeux, il n’y a pas grand monde pour prendre la relève, à part peut-être Christophe Lemoine, qui a une vraie personnalité et apporte beaucoup d’invention dans son jeu mais aussi dans sa vie. Quand il était beaucoup plus jeune et doublait les petits garçons, c’était la terreur des ingénieurs du son. Il s’asseyait à côté d’eux quand ils installaient leurs potentiomètres et il les bougeait : « -Qu’est-ce que t’as fait, là ? » « -J’ai rien fait ». Et il repartait comme si de rien n’était (rires).

DLODS : Quel type d’«emplois» aviez-vous à vos débuts au doublage ?

C’est drôle, mais tant que j’avais les cheveux longs avec des nattes je doublais les petites indiennes. Puis au théâtre on m’a demandé de les couper, j’ai coupé mes cheveux au niveau des épaules et j’ai commencé à doubler les petites jeunes filles américaines, puis je me suis coupé les cheveux encore plus courts. Vous aviez entendu parler des distributions de doublage « au physique », vous n’aviez pas entendu parler des distributions « à la coiffure », j’en suis sûre ? (rires).
J’ai donc commencé à doubler pour le cinéma des rôles de gentilles jeunes femmes, comme Jane Fonda. La première fois que je l’ai doublée, c’était dans Maison de poupée (1973) pour Richard Heinz. Richard Heinz (dirigeant du studio Lingua-Synchrone, ndlr) m’a donné des chances extraordinaires, il ne me connaissait pas du tout, il a simplement bavardé avec moi, m’a demandé si je savais prendre l’accent espagnol : « Oui, je viens de jouer une bonne espagnole dans une pièce de Dominique Nohain ». Quelques jours après il m’appelait pour doubler l’un des rôles principaux féminins (Karin Dor, rôle de Juanita de Cordoba) avec accent espagnol dans L’étau (1969) d’Alfred Hitchcock. J’étais bien entourée, quelle distribution !

DLODS : L’adaptation était d’Isabelle Kloucowsky…

Qui était à l’époque mon imprésario !

DLODS : Vous rappelez-vous si, à l’instar des autres acteurs français qui jouaient dans ce film (Claude Jade, Philippe Noiret, Michel Piccoli…) Dany Robin se doublait elle-même?

Richard Heinz
Oui, elle se doublait elle-même. Pour en revenir à Richard Heinz, il m’a peu de temps après donné à doubler dans Une bonne planque (1972) Sophia Loren, qui était belle comme le jour, d’une maladresse touchante. Un jour le film passe à la télévision, je vais au studio Mermoz (où étaient doublés dans un studio les grands films Lingua-Synchrone, et dans l’autre une partie des séries de la S.O.F.I., ndlr) et je rencontre Serge Sauvion qui me fait « -Ah je suis bien content de te voir, toi qui reconnais toutes les voix, est-ce que tu as vu le film hier avec Sophia Loren ? » « -Oui » « -Est-ce que tu peux me dire qui double Sophia Loren ?» « -Ah bon, tu n’as pas reconnu qui faisait sa voix? » « -Ah, c’était formidable, une spontanéité une fraîcheur… » « -Tant mieux, merci ! » « -Pourquoi tu me dis « merci » ? » « -Parce que c’était moi »  « -Génial ma cocotte, je ne t’avais pas reconnue ». C’est resté un signe, à partir du moment où on ne vous reconnaît pas, où on se demande qui c’est, c’est déjà gagné, vous êtes rentrée dans un autre personnage et vous ne faites pas toujours la même chose.
Richard m’a aussi donné un personnage difficile dans Ludwig ou le Crépuscule des Dieux (1972) de Visconti. Je doublais une espèce de comédienne, Lila Von Buliowski (jouée par Adriana Asti), complètement hystérique, venue pour se faire sauter. C’était très difficile car j’avais des pudeurs, et j’ai reçu des tas de compliments pour ce doublage. Il y avait une brochette de comédiens de théâtre extraordinaires, des gens de la Comédie-Française, c’étaient des cadors. William Sabatier était magnifique sur Trevor Howard (Wagner). Pour Romy Schneider il y a eu des tentatives avec plusieurs comédiennes, jusqu’à ce qu’elle vienne se doubler elle-même.

DLODS : Avez-vous souvenir d’autres rôles importants à cette époque-là ?

Oui, Le jour du fléau (1975) sur Karen Black, un doublage dirigé par Jean Lagache, et Airport (1970) sur Jacqueline Bisset.

DLODS : Vous parliez tout à l’heure de Sophia Loren. Dans les doublages de films italiens on retrouvait souvent la même équipe (Helena Manson, vous-même, etc.), est-ce que cela demandait une technique particulière ?

Ce n’était pas le même tempérament, la même manière de jouer que sur les films américains. Les comportements italiens sont beaucoup plus violents et extériorisés, méditerranéens. J’aimais beaucoup les doubler, ça correspondait à mon tempérament.
Il y a aussi une histoire de « familles » de studios : une bonne partie des doublages de films italiens se faisaient chez Jacques Willemetz ; Helena Manson qui n’était pas du tout méditerranéenne travaillait beaucoup pour lui, donc on la retrouvait forcément dans ces doublages-là.

DLODS : Puisqu’on parle de « familles », on vous a souvent retrouvée à l’époque dans les doublages de la S.N.D. (films Fox, dirigés par Michel Gast, Jenny Gerard et Jean Droze).

Oui mais au début chez eux je n’avais pas forcément des rôles intéressants. Dans les comédiennes d’à peu près mon âge Perrette Pradier et Michelle Bardollet étaient plutôt « installées », tout comme, un peu plus âgées, Arlette Thomas ou Claire Guibert. Ils étaient rassurés d’avoir des comédiennes comme elles, avec qui ils avaient beaucoup travaillé.
Dans Comment se débarrasser de son patron (1980) avec Perrette Pradier et Michelle Bardollet c’est moi qui faisais la nunuche (Jane Fonda), alors que dès que Jane Fonda jouait une grande amoureuse on donnait ça à Perrette Pradier.
A propos de Michelle Bardollet, elle m’a accueillie à mes débuts avec une certaine frilosité, mais ça s’est arrangé quand elle a vu que j’étais en admiration devant son travail. Elle avait tout compris du doublage, faisait ça les doigts dans le nez. Sur Barbra Streisand, c’était une réussite totale, une évidence.

DLODS : Dans les grandes doyennes qui travaillaient beaucoup à la S.N.D., je sais que vous aviez une tendresse particulière pour Lita Recio et Marie Francey…

Ah, Lita Recio. La voir doubler des perroquets est peut-être l’une des choses les plus ridicules que j’ai jamais vue dans ma vie, mais elle était incroyable, quelle personnalité. Elle entretenait un certain mystère sur son âge -Jean Droze disait « Oh ! Ne dis pas son âge, elle va tomber en poussière »- et restait très coquette. Un jour, j’entre en studio et la vois avec « Le Monde » dans les mains. C’est écrit tout petit, même avec une bonne vue vous avez besoin de lunettes. J’arrive et je lui dis « -Bonjour Lita » « -Bonjour », et elle ne se retourne pas pour me faire la bise. «- Ne fais pas semblant de lire Le Monde » « -Mais je ne fais pas semblant, ma grande.» « -Sans lunettes ? » « -Oui, parce que je me suis fait opérer ». Et je la vois un jour à Dubbing à l’heure du déjeuner, maquillée comme un camion volé, la coiffure bouclée, un joli tailleur «- Mais dis donc qu’est-ce que t’es belle » «-Ecoute chérie, je suis invitée à déjeuner par un monsieur. Il est loin d’avoir mon âge, mais c’est quand même un homme donc je dois lui faire honneur  » « -Tu as raison, tu es très belle ».

Marie Francey avait été une très belle femme, et elle était toujours rayonnante, maquillée : les yeux, les cils, le trait d’eye-liner, les pommettes…
Elle me téléphonait pendant des heures, parfois je la laissais parler pendant que je faisais ma vaisselle et quand je reprenais le téléphone elle parlait toujours (rires).

DLODS : Pour la S.N.D. vous avez doublé Carrie Fisher (Princesse Leïa) dans l’ancienne trilogie Star Wars. Quels souvenirs gardez-vous de ce doublage ?

C’était épique, le film hurlait dans tous les sens. Nous l’avons doublé, sous la direction alternée de Michel Gast et Jean Droze, dans un immense studio rue des Portes à Clignancourt, avec un ingénieur du son, Pierre Davanture, qui était un magicien. Il avait une petite console, on mettrait ça dans un film les gens diraient « Mais qu’est-ce que c’est que ce machin- là ?», une taille ridicule comparée aux grandes consoles pour l’enregistrement des musiques qu’on voit dans certains auditoriums à Dubbing Brothers, où les ingénieurs du son ont besoin d’un fauteuil à roulettes pour aller d’un bout à l’autre ; et pourtant, le son qui en sort n’est pas aussi fabuleux que celui de Pierre Davanture.

DLODS : Pensiez-vous au moment de doubler La Guerre des Etoiles (1977) que le film recevrait un tel succès ?

Non, pas du tout. Et pour tout vous dire, je n’aimais pas ça du tout, la science-fiction ne m’intéressait pas. Par contre j’ai aimé Le Retour du Jedi (1983), dans lequel il y avait ces petits bonhommes qui ressemblaient à des ours en peluche qui couinaient, j’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de poésie dans ces petits personnages et ça m’a touchée. Ce que je n’aimais pas c’étaient ces grosses machines qui ressemblaient à des grosses araignées ou de grosses sauterelles, qui avançaient en faisant un bruit infernal. Je ne trouvais pas ça intéressant. Dark Vador me faisait peur, je n’aimais pas les personnages qui ne montraient pas leurs yeux, leur visage. Mais bon, je m’y suis faite (rires).

DLODS : Comment trouviez-vous Carrie Fisher ?

Je l’avais trouvée très marrante avec ses nattes en forme d’écouteurs de téléphone dans le premier film, elle était drôle, et dans le style qu’on attendait, un peu désuet. Ensuite elle est devenue plus coquette, plus mignonne, moins « standardiste ». J’ai aimé Le Retour du Jedi, j’ai trouvé qu’il y avait de l’imagination, un délire romantique.

La Guerre des Etoiles (1977) avec les voix de Pierre Hatet (Général Motti), Evelyn Selena (Leïa) 
et Henri Virlojeux (Grand Moff Tarkin)

DLODS : Pourquoi ne l’avez-vous pas doublée récemment dans les épisodes VII et VIII ?

On m’a téléphoné pour me demander si j’avais déjà doublé Carrie Fisher. J’ai dit oui, plusieurs fois, dans la trilogie Star Wars et pour certains téléfilms à la S.O.F.I ou chez Steimer (Jean-Pierre Steimer, gérant de Synchro Mondiale / Synchro Vidéo, ndlr).  « Il y a plusieurs années qui se sont écoulées, il faut que tu viennes faire des essais. ». Leïa n’avait presque aucun dialogue dans le film, et on me demandait de me déplacer pour passer des essais sur un personnage aussi peu loquace. Je leur ai dit que je ne voulais pas faire des essais. Ma voix a changé, tout comme celle de Carrie Fisher, mais mon jeu n’a pas changé, et je crois même au contraire qu’il s’est amélioré. Comme j’ai refusé de passer les essais, j’ai été remplacée par Béatrice Delfe. Mais si j’avais passé l’essai, ils m’auraient certainement évincée dans tous les cas, comme ils ont apparemment écarté Dominique Collignon-Maurin (Luke Skywalker) sur le suivant. Tous les gens de Dubbing Brothers s’arrachent les cheveux à cause de Disney. 

DLODS : Si je vous dis : « J’avais une ferme en Afrique… »

« I had a farm in Africa… » (rires). C’est un très grand souvenir. Je ne sais pas combien d’essais j’ai passés avant de doubler Meryl Streep dans Out of Africa (1985). La directrice de plateau, Jacqueline Porel, ne donnait pas au client le nom des acteurs qui passaient les essais, on était numérotés. J’ai d’abord été numérotée quatre, puis, cinq, etc. et à chaque tour d’auditions c’est moi qui était choisie. Jusqu’au jour où ils se sont fixés en disant « C’est embêtant parce qu’à chaque fois c’est elle qui sort, donc il n’y a pas de doute, mais on ne  la connaît pas, qui est cette fille ? ». Jacqueline leur a expliqué que j’avais fait le conservatoire, joué à la Comédie Française, etc. et elle leur a dit  « Je vais faire le film avec elle, mais si le résultat ne vous plaît pas je vous promets que nous le referons gratuitement avec la comédienne de votre choix. »

DLODS : C’était très classe…

Jacqueline Porel
C’était classe, généreux, preuve d’une grande confiance en moi et en elle… et ça m’a fichu la pression (rires), je n’ai pas dormi les deux ou trois nuits qui ont précédé le premier jour des enregistrements.
J’arrive le matin, je savais qu’il y aurait Claude Giraud donc j’étais en confiance car on s’entendait merveilleusement bien. Il y avait un monsieur qui était là, très british, bien habillé, cheveux gominés, etc. qui me suivait du coin de l’œil, et ça m’impressionnait car je ne savais pas qui c’était. On enregistre la première scène, on écoute, Jacqueline me donne ses indications, ses directives, et à un moment donné la technique nous lâche et je prends pour plaisanter un accent en disant « Je me demande ce que je suis venue faire dans cette histoire ». Et là le monsieur s’anime soudain et me dit « Vous avez pris un accent, vous pouvez le refaire en faisant un essai sur une boucle ? ». Jacqueline était complètement dépassée. Je fais un essai avec ce petit accent. « Vous pouvez le tenir tout au long du  film sans le pousser ou le rétracter ?». Je ne savais pas quoi répondre, je marchais sur la pointe des pieds, car je voyais Jacqueline qui se mangeait les joues, c’était mauvais signe (rires).
Ce monsieur, qui était en fait Philippe Bacon, représentant français d’U.I.P. (Universal-Paramount), a assisté à deux ou trois boucles –notamment la scène où Karen arrive en Afrique et où elle rencontre Finch Hatton au moment de l’arrêt du train-, il m’a dit « Continuez comme ça » et il est parti.
Pendant tout le doublage, le téléphone n’arrêtait pas de sonner, Sydney Pollack appelait Jacqueline, il lui disait beaucoup de choses sur moi qui ne m’ont pas été dites. Le dernier jour on enregistrait toutes les voix-off « I had a farm in Africa, etc. » et moi je venais de perdre un grand ami qui venait de mourir, j’étais en larmes au moment où on enterre Finch Hatton et que Karen fait son discours. Jacqueline me dit, « J’ai reçu un coup de fil de Sydney Pollack il est ravi de ton travail, il y a juste la fin où tu sanglotes alors qu’elle verse une larme à droite, une larme à gauche. C’est un peu trop, c’est une femme qui arrivait à dominer ses émotions », on a refait la scène et Jacqueline m’a dit qu’elle mélangerait les deux prises car il y avait dans la première des choses d’une émotion spontanée qu’on ne pouvait pas retrouver dans la seconde.

Out of Africa (1985) avec la voix d'Evelyn Selena (Meryl Streep)

Peu de temps après je reçois un coup de téléphone de Philippe Bacon « J’ai vu le film, je suis émerveillé par votre travail. Si vous voulez voir le résultat avant que le film ne sorte, je peux organiser une projection dans nos locaux ».
Je suis allée assister à cette projection privée avec une amie qui s’intéressait à mon travail. La projection commence, « J’avais une ferme en Afrique, etc. » et à un moment mon amie me demande «- Quand est-ce que tu parles ? » « -Ca fait depuis quinze minutes qu’on entend ma voix !» « - Quoi ? C’est toi qui fait la vieille ? » (rires).
Et en sortant de là, Philippe Bacon me dit : « J’en ai parlé à Sydney Pollack qui était tellement content qu’il m’a dit « vous direz à la comédienne qui double Meryl Streep que s’il existait des oscars du doublage je serais heureux de le lui en remettre un en mains propres » ».  C’est l’un des plus beaux compliments que j’ai reçus dans ma vie. Chaque fois que je vois le film, je ne rougis pas de mon travail.

DLODS : Nous avons reconnu la plupart des voix de ce doublage, par contre je me demande par qui étaient doublés les comédiens de couleur ?

Certains se doublaient eux-mêmes, c’était le cas du comédien qui jouait le rôle de Farah (Malick Bowens).

DLODS : Même si vous avez continué à la doubler en parallèle dans d’autres films, Meryl Streep a assez rapidement eu une nouvelle voix : Frédérique Tirmont.

Oui, je pense que le changement s’est fait à une période où je ne travaillais plus pour P.M./L’Européenne de Doublage. Frédérique a doublé Meryl Streep dans La mort vous va si bien (1992), puis elle s’est mise à doubler la plupart des actrices que je double : Jaclyn Smith, Helen Mirren, etc.
Parfois pour ne pas me prendre on disait « On a pris unetelle car tu comprends, il lui arrive ça dans sa vie en ce moment, etc. ». C’était d’une grande hypocrisie. Je suis passée dans cette profession pour quelqu’un qui n’avait pas de problème ni matériel ni psychologique tout ça parce que je laissais mes problèmes personnels hors du studio. Je n’avais pas à imposer ça à des gens qui ne connaissent rien de moi. Comme ça embêtait tout le monde que je ne dévoile rien de ma vie privée, ils inventaient.

DLODS : Certains directeurs artistiques vous ont de nouveau distribué sur Meryl Streep ces dernières années…

Je l’ai doublée dans Confidences (à ma psy) (2005), qui n’était pas un film réussi. Ma voix commençait déjà à faire des siennes, mais Béatrice Delfe m’avait dit qu’elle tenait à ce que je le fasse, car comme elle avait été l’assistante de Jacqueline sur Out of Africa, elle me considérait comme la seule voix de Meryl Streep. Plus tard, elle a pris Frédérique Tirmont pour doubler Meryl Streep sur un autre film, je lui ai dit « -Alors, je ne suis plus la seule Meryl Streep pour toi ? » «- Tu as vu Meryl Streep ? Elle a fait un lifting. » « -Donc quand on fait un lifting, la voix aussi rajeunit ? Il faudra que je lui demande le nom de son chirurgien !».
En raison de problèmes de santé, ma voix a certes changé, et je suis fatiguée par ce métier, mais la flamme est toujours là, alors que d’autres comédiennes sont comme des arbres morts dont il ne reste plus que l’écorce.

Meryl Streep en rabbin dans
Angels in America (2003)
Meryl Streep, je l’ai aussi doublée dans une série formidable, Angels in America (2003). Emmanuel Jacomy m’avait convoquée en essayant de me faire croire qu’il me considérait comme la seule voix possible de Meryl Streep, je ne comprenais pas, surtout que c’était fait à Dubbing Brothers où on me remplaçait systématiquement. En arrivant sur le plateau j’ai compris pourquoi : Emma Thompson jouait dans la série et était doublée par Frédérique Tirmont, et évidemment Frédérique ne pouvait pas doubler les deux.
Mery Streep était extraordinaire dans cette série, elle jouait plusieurs rôles dont un rabbin de quatre-vingt-cinq ans, avec l’accent yiddish, je me suis régalée et Emmanuel Jacomy m’a dit qu’il avait été soufflé par mon travail, lui qui m’avait connue sur les Docteur Quinn.

DLODS : Jacqueline Porel vous a confié plus tard une autre grande actrice : Glenn Close. Aviez-vous passé des essais ?

Oui, j’ai passé des essais. J’ai d’ailleurs passé des essais pendant toute ma carrière, on ne m’a jamais déroulé le tapis rouge. Je l’ai d’abord doublée dans Liaison fatale (1987) avec Patrick Floersheim (Michael Douglas). Juste avant que vous arriviez, j’entendais une alerte enlèvement à la télévision, avec la voix de Patrick. Ca m’a émue, j’ai trouvé étonnant qu’ils n’aient pas remplacé sa voix après son décès.

DLODS : Dans Les Liaisons Dangereuses (1988), en tant que spectateur j’ai trouvé le choix de voix pour John Malkovich assez déroutant.

Personne ne sait ce qu’il s’est passé dans la tête de Jacqueline, peut-être a-t-elle été sensible au charme de ce comédien ? Pour Malkovich, tout Paris avait passé les essais sauf Edgar Givry, qui aurait sûrement été bien sur ce rôle, et Guy Chapelier. Guy m’avait appelé en larmes tout un après-midi pour me demander de convaincre Jacqueline de lui faire passer un essai. C’est vrai qu’il m’arrivait de dire à Jacqueline « As-tu pensé à untel pour doubler tel acteur ? » mais ça venait spontanément. J’ai parlé de Guy à Jacqueline, qui a refusé.


Les Liaisons Dangereuses (1988) avec les voix d'Evelyn Selena (Glenn Close) 
et Isabelle Ganz (Uma Thurman)

DLODS : Quelques années plus tard, vous avez doublé de nouveau le rôle de la Marquise de Merteuil, mais cette fois-ci dans Valmont (1986) de Milos Forman, sur l’actrice Annette Bening, était-ce une coïncidence ?

Je ne me souviens plus si j’avais doublé Annette Beining avant, je pense que c’était la première fois. C’était encore dirigé par Jacqueline. Plus tard je l’ai doublée chez Gérard Cohen dans Bugsy (1991).

DSODS : Jacqueline Porel a également eu l’idée de vous distribuer sur Jessica Lange dans Tootsie (1982).

C’étaient mes débuts avec Jacqueline. Elle m’a d’abord dirigée sur Jessica Lange dans Que le spectacle commence (1979) où elle jouait la mort avec une voix très douce, rassurante, presque lénifiante. Puis Jacqueline m’a de nouveau fait passer des essais dans Tootsie (1982). Elle m’a dit « Ta voix va très bien dessus car elle est un peu nunuche, et quand elle se mettra en colère ça ira très bien aussi ».

DLODS : Dustin Hoffman a eu beaucoup de mal en France à trouver une voix « régulière ». Dans Tootsie, il était doublé par Jean-Pierre Cassel…

Jean-Pierre Cassel
Jacqueline avait pensé à Jean-Pierre Cassel qu’elle aimait beaucoup ; peut-être qu’elle voulait aussi faire plaisir au client en lui offrant une star. Elle lui a fait passer des essais, et Cassel arrivait à prendre une voix de tête sans que ça fasse homo, alors que les autres jouaient les homos, ce qui n’était pas utile.
Comme on dit en Afrique du Nord, il avait une « petite tête » (il n’avait pas la grosse tête), il était délicieux, charmant, humble devant son métier. Quand je me trompais, je me mettais dans un état pas possible, me confondais en excuses et il me disait « Il ne faut pas s’énerver, on refait et c’est tout. » n’importe qui d’autre aurait dit « Bon, c’est fini, maintenant chacun sa piste. »
On déjeunait ensemble dans une gargote pourrie, proche de la S.P.S., car dans le quartier il fallait aller loin avant de trouver un resto digne de ce nom. Ca ne le dérangeait pas et il était adorable, il nous parlait de son fils Vincent…

Tootsie (1982) avec les voix d'Evelyn Selena (Jessica Lange) 
et Jean-Pierre Cassel (Dustin Hoffman)

DLODS : Vous avez également doublé la grande Helen Mirren…

La toute première fois que je l’ai doublée c’était dans Excalibur (1981) pour Jenny Gerard et Michel Gast, puis dans Soleil de nuit (1985) pour Jacqueline Porel, et ainsi de suite.

DLODS : Vous souvenez-vous du doublage de The Queen (2006), film pour lequel elle a reçu un Oscar ?

C’était Béatrice Delfe qui dirigeait, j’ai enregistré le rôle pratiquement seule, à part quelques scènes avec un sociétaire de la Comédie-Française. Je me rappelle que j’avais été ravie du rythme donné pour le texte au moment de la bande-annonce, et au moment de doubler le film, je n’ai pas compris car les phrases avaient été modifiées et je me suis heurtée à un texte beaucoup trop chargé. Alors qu’elle est très calme à l’image, prend son temps pour parler, fait des respirations entre les mots, le débit que je devais employer relevait plutôt de la mitraillette. L’adaptateur, Jean-Pierre Carasso, qui écrivait d’habitude divinement bien, avait mis beaucoup trop de mots sur la bande rythmo.

DLODS : Ce genre de mésaventures a dû vous arriver plusieurs fois ?

Oui, dans Murphy Brown (où je doublais Candice Bergen), par exemple, le texte était extrêmement chargé. Je ne suis pas bilingue, mais j’entends ce que je devrais dire ou pas. Il y a un instinct qui vous pousse. On sait qu’il faut trois mots français pour dire un mot en anglais, là j’arrivais à en caser un et demi, mais ce n’était pas facile. Un qui m’impressionne toujours c’est Patrick Poivey, jamais je n’arriverai à parler aussi lentement, il vous fait tout passer avec une espèce de certitude, c’est magnifique. C’est Jean Gabin physiquement et vocalement.

Cela m’est également arrivé il y a quelques temps sur une série allemande : je dis au directeur artistique «-Ce n’est pas possible, regarde l’image et écoute mon débit, tu vas voir que je parle à toute vitesse, alors qu’à l’image elle est calme, elle parle doucement, elle s’énerve rarement. Ce n’est pas possible de susurrer avec ce débit-là. ». Le directeur artistique était embêté, j’ai regardé une fois la boucle à blanc, sans le son de la V.O., avec juste le texte et l’image, j’ai dit « On y va ! » et j’ai refait la séquence entière sans me tromper en arrangeant le texte au fur et à mesure. Tout était en place, et dans le bon rythme, détendu. Quand j’ai fini, le directeur artistique me fait un compliment, et demande quelque chose à sa collaboratrice qui descend avec des papiers. Etonnée, je lui demande : « -Qu’est-ce que tu fais ? » «-Comme tu as enlevé des mots, j’ai corrigé le script et recalculé le lignage ». Il avait revu le lignage à la baisse ! J’étais effondrée : « Salaud, vu le travail que j’ai fait, tu aurais dû au contraire m’en compter plus ! » (rires).

DLODS : Vous avez aussi eu la chance de prêter votre voix à Ingrid Bergman dans le redoublage de Casablanca (1942).

Il y avait eu un premier doublage après la guerre, mais il était très abîmé, la conservation des films doublés n’était pas aussi bonne que maintenant. Il manquait des scènes, des tas de trucs, et j’ai été très surprise et heureuse d’être appelée pour doubler ça, et félicitée après coup. C’était chez Steimer, à mes débuts où je ne faisais pas beaucoup de grands rôles. Je ne me souviens plus qui dirigeait ; ce n’était certainement pas Jacques Thébault, comme il doublait Humphrey Bogart.

DLODS : On parlait tout à l’heure de cinéma italien, vous avez également doublé des actrices espagnoles comme Marisa Paredes (Huma Rojo) dans Tout sur ma mère (1999) de Pedro Almodovar….

Marisa Paredes
Le jour où je passe les essais, Jean-Marc Pannetier, qui dirigeait ce doublage, me dit être inquiet. Il n’avait pas trouvé « la » voix pour Agrado. J’ai proposé Catherine Sola, qu’il ne connaissait pas.
Catherine, qui est décédée depuis, était une très belle fille d’origine espagnole, avec de grands yeux verts. Quand on l’entendait on ne savait pas si c’était un homme ou une femme. J’aimais beaucoup cette fille, je trouvais qu’elle avait un naturel, une émotion réelle, elle me donnait des frissons dans des scènes émouvantes. Elle a été choisie par Jean-Marc, et dans ce rôle elle a été étonnante : il s’agit d’un homme qui subit toutes ces opérations pour devenir une femme et qui est finalement reconnu comme rien du tout, personne n’en veut, ni les hommes ni les femmes, une vie de chiotte. Catherine a été très touchée par ça, et a mis ce qu’elle ressentait, elle était formidable.

Suite de l'interview ici (Troisième partie).

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