samedi 17 mai 2014

Anne Germain : « Chanter la vie, chanter les fleurs, chanter les rires et les pleurs » (Partie 1/6)


Elle a prêté avec grand talent sa voix à Catherine Deneuve pour les chansons des Demoiselles de Rochefort et de Peau d’âne, interprété le générique de L’île aux enfants, fait partie des Swingle Singers (lauréats de plusieurs Grammy Awards), accompagné les plus grand artistes sur scène et en studio (Léo Ferré, Barbara, Charles Trénet, etc.). En plus d’être l’une des plus belles voix de ce métier, Anne Germain en est également par sa culture et sa mémoire un témoin passionné et passionnant. Rare en interview, elle a accepté de répondre à mes questions et de nous offrir ainsi ce bel entretien. 

Série d’entretiens réalisés entre le 16/02 et le 27/03/14.
Remerciements à mes fidèles amis et « partenaires de recherches » Gilles Hané, Greg Philip (blog Film Perdu), François Justamand (La Gazette du Doublage), Jean Letellier (Radio Enghien), Serge Elhaïk (France Musique) et Alaric Perrolier pour nos échanges d’informations, photos, disques, vidéos, etc.


Dans l’ombre des studios : Anne Germain, vous êtes née à Paris au printemps...

Pour paraphraser Céline dans Mort à crédit, « Je suis née en avril, c’est moi l’printemps » !

DLODS : Etes-vous issue d’une famille d’artistes ?

Pas de professionnels en tout cas. Papa n’était pas musicien. Maman, ses frères et sœurs avaient le goût et le sens du chant ; mon grand-père maternel avait une voix splendide, les gens venaient des villages éloignés pour l’écouter lorsqu’il chantait à la messe dans leur village d’Auvergne. Malheureusement, aucun d’eux n’a pu suivre d’études musicales.

Raymond Asso
Mes parents étaient hôteliers. Ils ont eu à diriger à Montmartre un joli hôtel avec jardin, assez rare à Paris. Je suis née là donc : Basque par papa, Auvergnate par maman et Montmartroise de naissance, le droit du sol, vous savez ? Beaucoup d’artistes ou écrivains y ont séjourné plus ou moins longtemps avant et après la guerre : Pierre Mac Orlan, Raymond Asso (ancien compagnon d’Edith Piaf, auteur des chansons « Mon Légionnaire », « Comme un petit coquelicot », etc.), Charles Trénet, Michel Simon, Frédéric Apcar –danseur et futur directeur du Dunes à Las Vegas qui y fit venir Line Renaud-. Après-guerre Dario Moreno qui nous empruntait notre piano –car je faisais du piano alors- et que le jeune Michel Legrand venait faire répéter –je n’aurais jamais imaginé qu’un jour je deviendrais son interprète !-, Robert Chauvigny aussi un remarquable pianiste accompagnateur d’Edith Piaf à qui je dois d’avoir travaillé le chant, Roger Corbeau grand photographe de plateau pour le cinéma. Nous avons donc été imprégnés très jeunes par cet esprit artiste.

DLODS : Vos parents écoutaient quels styles de musique ?

C’était surtout maman qui chantait des mélodies anciennes ou des airs d’opérettes : La veuve joyeuse, Le pays du sourire et autres. Le chant c’était un besoin vital mais ils n’avaient guère de loisirs pour écouter de la musique, trop cloués par le travail. Après la guerre nous avons eu enfin un tourne- disque. Avec mon grand frère qui était un fou de musique nous écoutions de tout. Une amie pianiste qui venait de Lyon prendre des cours avec de grands maîtres répétait chez nous et nous étions gorgés de fugues de Bach et d’études de Chopin ou Debussy.

Pendant la guerre, l’hôtel a été réquisitionné par l’armée allemande puis après sont venus les Américains : parmi les soldats certains étaient musiciens et avaient avec eux des petits albums de musique de variété jazzy. Quand ils ont entendu le piano ils ont demandé à maman la permission de l’utiliser. Ils nous ont fait découvrir « In the mood », « Chattanooga choo choo » et autres « Moonlight Serenade ». Mon frère et notre amie pianiste déchiffraient ces partitions.

Mon frère a ensuite fait une récolte de tous les disques 78 tours que l’on trouvait alors. Nous écoutions Duke Ellington, Fats Waller dont je « reproduisais » les morceaux d’oreille et aussi Dinu Lupatti ou Walter Gieseking pour le classique, en chant c’était Catherine Sauvage, les chansons de Prévert et Kosma, Piaf aussi bien que Victoria de los Angeles, Mouloudji et Mario Lanza ! Nous avons aussi découvert les groupes vocaux américains à cette époque. Mon frère et des copains de collège avaient formé un petit groupe vocal dès ce temps-là qui chantait alors des chansons traditionnelles françaises.


Glenn Miller : In the mood (1939)

DLODS : Comment s’appelait ce groupe ?

Un groupe vocal allemand d’avant-guerre qui reproduisait des instruments de musique dans certains titres les avait marqués : les Comedian Harmonists. Il y avait aussi Ray Ventura et ses Collégiens, ils se sont donc nommés les « Collégiens Harmonistes ». A la Libération il y a eu une explosion de nouveaux artistes, c’est l’époque de La Rose Rouge, du Lorientais, du Tabou, et autres caves. Mon frère et ses copains ont découvert Léo Ferré inconnu qui chantait chez Francis Claude au Quod-Libet, une cave rue du Pré-aux-Clercs, ces collégiens ont sympathisé avec eux, Ferré leur a confié quelques partitions et le groupe à commencer à les ajouter à leur répertoire. Certaines co-écrites avec Francis Claude sont hélas oubliées aujourd’hui : il y en a qui conviendraient bien à Bernard Lavilliers : « Regardez-les défiler », « Les métros vont, les métros viennent », « La Chambre », « La vie d’artiste », etc. Francis Claude a ensuite ouvert une autre « boîte » au Palais Royal, Le Milord l’Arsouille, où les garçons venaient chanter quand ils voulaient en « copains ». Ont débuté là Serge Gainsbourg –je ne me doutais pas qu’un jour je travaillerais pour lui en soliste pour son film Cannabis-, Claire Leclerc que j’ai retrouvée des années après dans les studios avec les Angels ou les Barclay, et Michèle Arnaud.

DLODS : Comment avez-vous intégré le groupe de votre frère ?


The Mills Brothers
J’ai remplacé un des garçons, le ténor qui ne pouvait plus venir répéter. Un groupe vocal nous avait beaucoup marqués après la guerre, c’étaient les Mills Brothers. C’étaient nos idoles avec le Golden Gate Quartet, mais pour chanter leurs titres ce n’était pas facile, on ne trouvait pas les partitions : j’aidais mon frère à relever d’oreille, quelle école ! Il y en a qui ont une bonne vue, moi c’était l’oreille ! Ensuite nous avons dévoré des negro-spirituals, un vrai bonheur de chanter ça, et naturellement tout a capella. J’avais seize ans à l’époque, c’est loin mais je n’ai pas oublié grand-chose ! En France et en Europe même à cette époque personne ne chantait ce répertoire. A Milord un soir nous avons été écoutés par le compositeur américain Vernon Duke (« Autumn in New York »). Il a dit à Francis Claude « C’est le meilleur groupe vocal que j’ai entendu en Europe !». C’est formidable car nous faisions ça par passion en plus des études et en complets amateurs. La musique et surtout chanter c’était un besoin vital dans notre ADN sans doute ! Nous avons fait un soir un très beau concert salle Gaveau avec la chorale « A cœur joie » en intermède. J’ai donc commencé très tôt dans le groupe vocal sans imaginer que j’allais bientôt être une professionnelle dans cette activité.

DLODS : Est-ce à cette époque que vous avez connu votre mari, le regretté compositeur, pianiste et chanteur Claude Germain ?

Un peu après, à dix-sept ans et demi, par un voisin qui était son ami depuis l’Ecole Supérieur de Musique. Claude quand je l‘ai connu était alors un pianiste et un musicien confirmé : harmonie, etc. Il était dans cette école avec le frère de cet ami qui fut le pianiste de Fernand Raynaud, et aussi Maurice Vander, le célèbre pianiste de jazz accompagnateur de Claude Nougaro, etc. Une pépinière de futurs musiciens de studios !

Quand j’ai connu mon mari, je chantais déjà tout ce que j’aimais sans me préoccuper si c’était mauvais pour ma voix. Les standards américains : Sarah Vaughan, Doris Day mon idole… Je chantais en m’accompagnant au piano avec les harmonies d’oreille. Un jour bien plus tard j’ai esquissé quelques notes en studio sur un super Steinway me croyant toute seule. Michel Legrand est sorti de la cabine à ce moment-là et m’a juste dit « Mais Anne, il faut travailler avec Nadia Boulanger ! » (sa grande prof et LA grande prof du Conservatoire). Bref, ce n’était pas mon destin sans doute !

Claude Germain
Bien avant les studios j’ai eu l’occasion d’être engagée dans l’orchestre dont Claude faisait partie. C’était un orchestre de danse. J’avais vingt ans et suis donc devenue professionnelle : débuts au Casino du Touquet qui était très élégant. Nous faisions l’hiver beaucoup de galas, des bals pas toujours splendides mais c’est le métier. Nous avons travaillé aussi tout un hiver dans le magnifique Casino d’hiver de Cannes, celui qui a été sacrifié pour l’horrible « bunker » d’aujourd’hui, puis aussi un été au Palm Beach, celui de Mélodie en sous-sol déglingué aussi aujourd’hui avec des machines à sous ! Là c’était avec un orchestre formé pour l’occasion par André Paquinet et Benny Vasseur, deux grands trombonistes et camarades de rêve, un très bon souvenir pour moi, mais pas de suite pour moi les années suivantes pour cause de bébé. C’est Bob Martin qui m’a remplacée. J’ai souvent travaillé avec André et Benny dans les studios à la belle époque où nous enregistrions tous ensemble ! C’est grâce à eux que j’ai fait mon tout premier enregistrement de chanson en 1958 au studio Barclay qui venait juste d’être construit. Trois titres : « Have you met Miss Jones », « Tout bas, tout bas » et « Small Hotel » pour un disque de leur orchestre, les Trombone Paraders. Belle époque car c’était beaucoup plus vivant que plus tard où l’on a commencé à enregistrer les uns après les autres, dans une ambiance de glace.


Anne Germain & The Trombone Paraders : Small Hotel (1958)
Tout premier enregistrement d'Anne Germain pour un disque, Jazz à la Fiesta restauré récemment par la BNF




DLODS : Nous n’avons pas parlé de votre formation. Vous avez eu comme professeur de chant une grande cantatrice, Ninon Vallin…


Oui elle m’a fait travailler quelques temps après la mort de mon premier prof mais ce n’était pas un bon professeur pour une débutante comme moi. Barbara Hendricks disait cela de l’immense Maria Callas, qu’elle n’était pas une bonne enseignante. C’est souvent le cas de très grands interprètes qui ne savent pas former les autres. Je devais présenter le concours d’entrée au Conservatoire et avais déjà auditionné devant un des profs qui suite à l’audition me voulait déjà dans sa classe. L’audition avait eu lieu au conservatoire devant ses élèves mais ma prof est morte et le choc m’a tellement cassée que je me suis sentie incapable de me préparer toute seule : trop peu entraînée encore. Quelques mois après, c’était la mort de maman !

Ninon Vallin
A propos de ma première professeur de chant, j’ai une anecdote : elle m’avait conseillé de prendre des leçons de claquettes –j’avais déjà pris des cours de danse plus jeune- car elle avait parmi ses élèves Francis Linel qui travaillait les claquettes dans un cours que fréquentaient beaucoup d’artistes. Il y avait là parfois Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Jean-Louis Tristan, le Trio Marny (harmonica), Suzanne Gabriello, etc. et un jeune très élégant dans son allure de danseur qui était la vedette du cours et qui était aussi apprenti comédien au Cours Simon, un autre très gentil et super timide comme moi, qu’à mon immense étonnement j’ai revu des années après passant au programme en vedette américaine à L’Alhambra ! Je l’avais perdu de vue depuis le cours de claquettes : c’était Raymond Devos ! Le si effacé, qui allait être en un rien de temps l’immense vedette de music-hall ! L’autre qui s’appelait alors Jean-Pierre Crochon est devenu célèbre aussi et s’est appelé Jean-Pierre Cassel. Je n’ai pas gardé de contacts avec eux car leur célébrité m’a paralysée. Je n’ai jamais osé aller trouver Raymond et lui rappeler les souvenirs du cours de Jacques Vernon, rue La Bruyère. Jean-Pierre je l’ai croisé quelques fois dans le métier au cours d’émissions de télé, mais il était alors trop connu. Il m’a reconnue pourtant et a toujours été sympa, mais nous n’avons pas eu d’autres contacts.


DLODS : Comment de chanteuse d’orchestre êtes-vous devenue choriste dans la variété ?


Par des camarades musiciens entrés avant moi dans ce circuit et qui m’ont introduite dans ce cercle très fermé des musiciens de studio appelés les « requins » d’ailleurs, c’est dire ! Il y avait déjà quelques groupes vocaux à peu près constitués comme les « Blue Stars » dans le style des groupes vocaux américains très à la mode dans les années 56, 57, etc. Il commençait aussi à y avoir beaucoup de séances d’enregistrement, ça a décuplé encore avec l’arrivée des yéyés. Merci à eux car de ce fait il y a eu beaucoup de travail. Les jeunes arrangeurs comme Michel Legrand avaient besoin de gens qui lisent très bien la musique, qui chantent juste mais surtout pas de voix lyriques. J’ai ainsi travaillé avec les meilleurs de ce métier, les Christiane Legrand, Janine de Waleyne, Mimi Perrin, Ward Swingle, Jean-Claude Briodin, etc. Quand Mimi a eu l’idée des « Double Six » elle a demandé à mon mari Claude d’intégrer le groupe après des essais non concluants avec d’autres, puis il y a eu les prestigieux « Swingle Singers ». Ces deux groupes ont obtenu les plus glorieuses récompenses, surtout aux Etats-Unis. Après l’orchestre j’étais dans la cour des grands ! Mais j’aimais quand même bien chanter en orchestre.


Pour lire la suite de l'entretien, vous pouvez cliquer ici.
(Plan: Partie 1: enfance, formation, chanteuse d'orchestre; Partie 2: choeurs pour des chanteurs de variété; Partie 3: enregistrements solistes; Partie 4: groupes vocaux; Partie 5: musiques de films; Partie 6: doublage, compositions)
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4 commentaires:

  1. Tres bel article que je découvre ce jour, merci
    R.I.P. A.G. :( (mon enfance qui se barre ;;; fait chier la mort :( )

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  2. Merci pour cet article qui a le mérite de faire connaître une très grande voix (très peu connue du grand public et de moi) mais dont j'ai appris la disparition ce matin 15 septembre 2016. (J'espère que vous n'aurez pas d'objection à ce que je partage cet article sur mon espace FB par son lien d'accès. Merci d'avance) Serge

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  3. he voila, je me rends compte apres sa mort du talent un peu oublié de cette dame a la voix de fée

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