Bien qu'ils ne concernent pas le doublage et le cinéma, et n'abordent que ses débuts au théâtre (théâtre sous l'Occupation, tournées minables en province, etc.), je me suis dit avec le temps que ces souvenirs de jeunesse pouvaient toucher et faire rire tous les fans et amis de Philippe, réputé pour son sens de l'auto-dérision, et avaient donc toute leur place dans mon blog qui essaie de rendre hommage aux artistes de l'ombre de toutes les manières possibles...
J'ai donc le plaisir de vous offrir, avec l'autorisation et le soutien toujours chaleureux de Babette Dumat, ces mémoires sous la forme d'un "feuilleton" hebdomadaire. Bonne lecture!
(Partie 1: Enfance, Débuts dans la chaussure, L'Exode, Partie 2: Marchand de chaussures, Figuration, Le mur de l'Atlantique , Partie 3: Fin du mur de l'Atlantique, Théâtre Pigalle, Audition pour une tournée,
Une personnalité du monde des Lettres, des Arts, des Sports, de la
Politique, des Sciences, un grand chef de guerre, un fameux explorateur ou un
truand renommé, bref quelqu'un de connu racontant ses souvenirs, cela a quelque
chose de fascinant pour l'auteur et le lecteur... d'instructif aussi. Mais
n'est-il point captivant pour l'un d'entre les autres de narrer à son tour les
diverses étapes d'une vie anecdotique... ou tout au moins d'essayer ? C'est
pourquoi je m'attaque à cette petite pyramide et si je dois être le seul à me
lire du moins revivrai-je, en connaissance de cause, quelques phases d'une
existence qui me tient à cœur.
Il n'est pas question pour moi de chercher à laisser un souvenir mais
plutôt de concrétiser un présent, en me prouvant à moi-même que j'ai pu vaincre
l'indolence naturelle attachée à mon signe astral.
Depuis bien longtemps, j'ai tendance à
m'appuyer sur le dicton humoristique " Il ne faut jamais remettre au
lendemain ce que l'on peut faire le surlendemain !". Aujourd'hui, je
décide de prendre ‘la bille’ (il faut bien vivre avec son temps, même si la
poésie y perd).
Les années passent, l'introspection devient plus sérieuse. On s'aperçoit que la vie de chaque être est une
épopée en soi, même si elle apparaît parfois bien banale. Elle est unique, donc
intéressante et respectable. Tout le monde ne peut pas être Michel-Ange,
émettre la théorie
de la relativité ou inventer la pénicilline, mais chacun est soi et c'est déjà
beaucoup.
Le grand problème, en fait, est de bien se connaître, de s'admettre… se
supporter… voire se corriger si le croquis vous semble perfectible. Mais je
cesserai maintenant d'enfoncer des portes ouvertes car mon but n'est pas de philosopher
(même au ras des pâquerettes…) mais de me raconter. J'admire tous ceux qui
savent, au fil d'un livre ou d'un article de presse, exprimer avec style et
simplicité, les pensées confuses qui nous effleurent à longueur de journée…
Mais qui peut vous narrer ce qui m'est arrivé ? Alors, en attendant que vous
me parliez de vous, je me permets de vous conter quelques historiettes qui ont
émaillé mon parcours.
Je planterai le décor en me présentant : Je suis né un 4 Mars de
l'année 1925 (pourquoi dis-je « un » ? Vous avez tout de suite compris
qu'il n'y eut qu'un 4 Mars cette année-là). D'après ma mère, je vins vers 2
heures du matin, mais très rapidement (déjà cette peur de gêner !). Point
de prétention à dire que j'étais un beau bébé, puisque je n'y étais pour rien.
J'aurais pu être un fils à papa, j'en fus un "sans". En effet, j'avais
huit ans et mon unique frère trois lorsque mon père déserta le foyer conjugal,
laissant à une épouse démunie mais courageuse, le soin d'amener à maturité les
deux jeunes plantes que nous étions. Hommage soit rendu à Maman pour ses
sacrifices et sa ténacité. Tous ceux qui ont eu le malheur de grandir au sein d'une
famille privée de son chef portent la marque indélébile de cette néfaste
situation. Nous avons en la chance de ne point mal tourner, ce qui a fait dire
aux intimes :"Ils ont un bon fond, ces petits". Je ne juge pas, je
déplore et même je pardonnerais si j'étais la seule victime. Il n'empêche que
ce fût là le premier coup dur de mon existence.
Je serai bref sur mes études. Elles ne furent guère brillantes et, cela
dit sans me vanter, je fus un mauvais élève. Pas plus bête et paresseux qu'un
autre, doué d'une belle mémoire mais maladivement chahuteur. Besoin de faire
rire les autres. Le processus était immuable : « Dumat, fais-nous marrer
! ». La bêtise suivait. « Qui a fait ça ? »
«
C'est Dumat M'sieur »
«
Dumat, sortez !... Dumat, 500 lignes... Dumat, en retenue… Dumat, faites le
tour de ces trois arbres, les mains derrière le dos, etc. »
Comment
expliquer cet irrésistible besoin de dissipation, malgré le désespoir qui
accompagnait l'inévitable punition ? Un psychiatre pourrait le dire. La
demi-pension puis la pension, rien n'y fit. Je ne me suis jamais fait à l'état
de pensionnaire, pas plus que je ne supportais le chagrin que je causais à ma
mère, ou les reproches d'une famille réunie pour fustiger ma conduite.
Et pourtant,
l'attrait de la gaudriole était le plus fort. Un fait à noter : je
réussissais mes examens de passage, au grand dam des professeurs, en
travaillant d’arrache-pied le dernier mois de l'année scolaire. Renvoyé de
Ste-Croix de Neuilly (surtout, je pense, par crainte des difficultés pécuniaires
de ma mère), j'atterris au Cours
Richelieu. Là, un professeur quelque peu sadique, me faisait présenter les ongles
des mains repliés vers les pouces, avant d'y appliquer quelques coups de
baguette, du plus agréable effet. En fin d’année, je participais à la séance
récréative, organisée avec le concours des bons élèves. Le professeur fût navré
de me récompenser mais je récitais bien et j'eus un certain succès dans La Farce de Maître Pathelin. Admis ensuite au lycée Carnot, en
surnombre, grâce à l'intervention d'un oncle recteur d'Académie, je ne fis
guère honneur à ce dernier. Je n'eus pas besoin d'une brouette pour emporter
mes prix et fus, là aussi, rendu à ma famille. Par déférence pour mon oncle, on
écrivit une lettre « conseillant de me diriger vers une autre branche
d'activité » !
Puis, ce fût Lagny ; le pensionnat St Laurent, où je souffris deux
années durant, victime de ma dissipation et souvent privé de sortie, ce qui affligeait
me mère autant que moi.
A la fin de l'année scolaire 38-39, et alors que j'avais obtenu, sur
les chapeaux de roues, le droit d'accéder en classe de 3ème, ma mère
me fit part de ses difficultés financières grandissantes. Il était évident que
je devais songer à gagner ma vie. Or, à 14 ans, et avec le beau bagage
intellectuel que vous pouvez imaginer, les débouchés sont limités. Au fond de
moi-même, le désir de devenir acteur était solidement ancré. Dans les huit
premières années de ma vie, j’avais beaucoup fréquenté les coulisses et salles
de spectacles, car mon père (qui possédait une fort belle voix de basse) participait,
en dehors de son métier, à des représentations d'amateurs ou de professionnels tout
à fait valables. Il s'agissait surtout de galas au profit d’œuvres charitables.
Lorsqu'on voulait m’infliger une punition, on me privait de spectacle et
j'étais alors désespéré, même si j’avais déjà vu six fois le dit-spectacle.
Ajoutez à cela mon goût pour la récitation et ce besoin instinctif de faire
rire les autres. Bref, une espèce de vocation dormait en moi.
Lorsqu'on m'arracha des bancs de l'école, qu'allait-on faire de moi ? Mon
grand-père maternel avait son idée là-dessus. J’aimais tendrement mes
grands-parents Dumas (nom de
jeune fille de ma mère) et il en aurait surement été de même pour mes
grands-parents Dumat (nom de
mon père) si je les avais connus. Dans le cas du grand-père Marius, la crainte
et l'admiration se mêlaient à l'affection. Je me dois d'ouvrir une parenthèse
relative à ce petit monsieur d'un mètre soixante-sept, né en 1867 à Brive-la-Gaillarde, 3ème
garçon d'une famille de seize enfants et très tôt orphelin. A dix ans, il quitta
l'école après avoir envoyé son cartable dans la figure d'un professeur qui lui
avait fait une réflexion déplaisante. Parti sur la route avec son baluchon et
un franc en poche, il arpenta la France à pied, cirant les bottes et faisant le
coursier, avant d'entrer par la petite porte dans une grande entreprise de
chaussures. Ses dons commerciaux et ses seuls mérites lui permirent peu à peu de
gravir les échelons de la hiérarchie. Un jour, il atteignit le sommet de
l'entreprise et devint, sur la place de Paris, l'un des grands de la
corporation. La réussite de ce « self-made-man » avait quelque chose d’encourageant
pour un ignare de ma trempe.
Un jour donc, Grand-Père me prit à part et me parla pour la première
fois comme à un être responsable :
« -Alors,
mon petit, tu connais les difficultés de ta mère et tu conviendras que ta
conduite à l’école ne justifie pas une prolongation de tes études. Mais je n’ai
rien à dire dans ce domaine et je m’en fous. As-tu pensé à ce que tu désirais
faire dans la vie ?
-
(Timidement) Eh bien, grand-père, j’aimerais faire du théâtre.
-(Après un
silence) Je t’ai demandé ce que tu voulais faire dans la vie.
-(Deux tons
en-dessous) Je te dis, le théâtre me plairait bien.
- Il n’y a
jamais eu de saltimbanque dans la famille, c’est pas maintenant que ça
commencera. Bon, puisque tu sembles ne pas avoir d’idée, tu vas entrer dans la
chaussure. J’ai suffisamment de relations chez Bally, les principaux directeurs
et gérants de succursales ont été formés par moi. Ils feront de toi ce que j’ai
fait d’eux, mais je te préviens, tu entreras par la petite porte afin
d’apprendre l’ABC du métier.
-Je ne sais
pas si j’aimerai ça..
-Tu
aimeras ! Y a pas de raison. Moi j’avais la godasse dans la peau et je ne
l’ai pas regretté. Demain nous irons voir M. Rocher. »
Je n’avais plus qu’à obtempérer.
A quatorze ans et demi on n’a guère d’autre choix. Quelques jours plus tard,
j’entrais à la succursale de la rue du Havre, en qualité d’apprenti-vendeur.
Une nouvelle étape de ma vie commençait.
Les dix malheureux francs
quotidiens que l’on m’accordait représentaient tout de même ma première paye.
C’est important. Une ombre tragique au tableau : la France était entrée en
guerre. Je dois dire que cette épreuve me frappait encore assez peu.
L’immobilisme des combats aidant, la guerre était surtout pour moi la lecture
des journaux avec découpage des communiqués de guerre et photos adéquates
(cette manie représentant pour moi un intérêt historique m’est restée durant
des années car la paix n’a, hélas, jamais régné en totalité sur notre pauvre
planète).
Mes premiers pas dans la
chaussure me confirmèrent le peu d’attrait qu’exerçait sur mon être cet
ustensile indispensable. Il faut dire aussi que la vérification du compostage
des étiquettes ou celle du bon appareillage de deux souliers, ajoutés à la
livraison à domicile de quelques paquets ne présentaient pas un intérêt majeur.
Le gérant était pourtant un homme adorable, fort bon et patient à mon égard.
Arriva juin 40, qui scella
dramatiquement le destin du pays. Après quelques courtes semaines de combats
pour les uns et de débandade pour les autres. La date du 2 juin (plus
communément admise comme celle du « coup de poignard » de l’Italie)
marqua l’interruption de ma morne carrière dans la chaussure.
Toute ma famille maternelle,
plus mon petit frère, avait émigré depuis quelques temps déjà vers St Jean de
Monts. Seuls ma mère et moi demeurions dans la capitale. Les rumeurs stupides
et alarmantes qui circulaient alors, l’entrée en guerre de l’Italie et la
promesse d’une résistance décisive sur la Loire (sinon la Seine) nous amenèrent
–tels les moutons de Panurge- à fuir un Paris menacé. Notre exode fut une page
aussi mémorable que brève, tout juste bonne à meubler l’album aux souvenirs.
La rapidité de l’avancée allemande
avait contraint les autorités à incendier les dépôts de carburants autour de
Paris. Il en résultait une épaisse fumée noire et graisseuse qui stagnait sur
la ville. Portant deux énormes valises et un sac de marin amarré autour du
corps par une grosse ficelle, tandis que Maman soulevait avec lassitude le
carton à chapeaux… rempli de mes documents de guerre, nous arrivâmes tard le
soir, à la gare Montparnasse. Tandis que je m’installais avec les colis dans le
hall de la station du métro Bienvenue (abri idéal, aussi bien contre les
avions, qu’en raison de la nappe de brouillard artificiel qui engluait Paris)
Maman se mit en devoir de faire la queue devant les guichets fermés de la gare.
Elle était la deuxième dans la file d’attente et passa ainsi stoïquement toute
la nuit. Lorsqu’au petit jour les guichets ouvrirent, elle découvrit avec
horreur que la distribution des tickets s’effectuait à l’autre bout du hall.
L’Evangile a beau nous prévenir que les premiers seront les derniers, le choc
qu’elle ressentit en se voyant avant-dernière dans cette foule immense qui
piétinait, se traduisit par un évanouissement spontané. Lorsqu’elle fit
irruption, hagarde, dans le sous-sol du métro où j’étais allongé sur nos
bagages et m’apprit sa mésaventure, je compris que ce serait notre exode.
« Tant pis, me dit-elle, essayons d’entrer sur le quai sans billet ».
Reprenant mes fardeaux et
enjambant les corps entassés, je refis surface tandis qu’elle vitupérait mon
inutile carton à chapeaux. Fonçant avec d’autres personnes dans la rampe
interdite de « feue » la gare Montparnasse, nous nous lançâmes à
travers le cordon des gardes mobiles qui barraient cet accès. Heureusement ces
derniers ne s’opposèrent guère à notre percée et nous arrivâmes donc en vue des
voies de départ mais… du mauvais côté. Impossible d’accéder au quai sans
escalader une haute barrière en ciment. Je jetais les colis de l’autre côté,
puis hissais ma mère et une vieille dame suppliante au sommet de la balustrade,
avant de franchir moi-même l’obstacle et de récupérer ces dames, qui
attendaient à califourchon leur délivrance. Après ce très joli numéro de
voltige, nous étions dans la place. De nombreux trains bondés étaient au
départ. Je réussis à ouvrir une porte, malgré les protestations des voyageurs
qui s’estimaient assez nombreux dans le wagon et s’écrasaient contre les
vitres. Une fois montés nous nous organisâmes. Une bonne idée à mon
actif : l’ouverture des toilettes, dans lesquelles des tas de bagages
gênants furent entassés, servant de siège à Maman. (Impossible de préciser le
nombre de fois où elle dut sortir pendant le trajet…)
Alors nous commençâmes à nous
inquiéter de la destination du train.
« -C’est
celui de Rennes, dit quelqu’un.
-Mais non,
il va à Granville, dit une autre personne.
-Pas du tout
c’est le train de .. affirma un troisième. »
Fait
symptomatique de l’ambiance « paniquarde » qui régnait alors :
les voyageurs ne savaient pas réellement où se rendait le train qu’ils avaient
emprunté. Il suffisait de quitter Paris. Notre objectif à nous était Nantes et
la chance nous sourit. En effet, un bombardement avait détourné le train sur Le
Mans, d’où une miraculeuse correspondance nous dirigea vers Nantes. Le pénible
trajet dura au total quinze ou seize heures. Nous eûmes tout le temps de lier
connaissance avec deux bonnes vieilles dames. Elles se rendaient à St
Gilles-Croix-de-Vie (tout près d’où nous allions) possédaient leurs billets de
chemin de fer et avaient eu la clairvoyance d’emporter un copieux
ravitaillement, qu’elles partagèrent avec nous. Nous nous promîmes de ne pas
nous séparer avant d’atteindre notre but.
Arrivés à Nantes vers minuit,
nous sortîmes sans billet grâce à la cohue. Je suivais l’une des dames en
disant « Billet devant ! » et Maman précédait la seconde dame en
disant « Billet derrière ! ». Nous étions épuisés et notre seule
chance de ne pas passer une nouvelle nuit d’émigrants, était de trouver un taxi
qui nous permettrait de franchir les 70 derniers kilomètres qui nous séparaient
de notre famille. Au bout d’une heure environ, je me rappelle m’être
courageusement allongé sur le sol à la vue d’un taxi, denrée rare dont les
quelques spécimens déjà entrevus refusaient de s’arrêter.
Pour mon bien, celui-ci stoppa
et, moyennant une somme exorbitante, accepta de nous emmener avec nos compagnes
d’infortune, ce qui équilibra nos frais. Vers trois heures du matin, nous
pénétrâmes dans St-Jean-du-Monts et la première personne entrevue nous lança
« Eteignez les phares ! Il y a une alerte ! ». C’était le
garde-champêtre ! Cette injonction, à l’issue d’un périple harassant, dans
une localité qui était loin de connaître sa vogue actuelle, avait,
reconnaissons-le, un côté déprimant. Après avoir tambouriné à la porte de l’une
des deux villas occupées par la famille, une de sœurs de ma mère (ma marraine)
vient ouvrir et s’exclama en nous voyant « Quelle horreur ! ».
Nous ressemblions, paraît-il, à
deux charbonniers, car nos deux visages étaient recouverts d’une couche de
crasse identique à celle qui stagnait à Paris. Ulcérée par ce cri du cœur, ma mère
explosa :
« -Merci
de ton accueil ! Après le cauchemar que nous venons de vivre !
-Mais
qu’est-ce que vous venez de faire ?
-Tu es
inconsciente ou quoi ? Les Allemands sont aux portes de Paris !
-Qu’est-ce
que tu racontes ? Vous vous êtes affolés.
-Oh !
C’est honteux de me dire une chose pareille ! »
A la décharge de ma tante qui,
ainsi que sa sœur, s’étaient repliées avec chacune un nouveau-né âgé d’un mois,
les nouvelles recueillies dans la presse et à la radio allaient moins vite que
les panzers. La famille ainsi presque au complet, nos pensées allaient vers les
deux oncles qui se trouvaient quelque part aux armées. Hormis cette inquiétude,
notre vie était paisible. Plage, forêt de pins, repas dans le jardin en
présence des deux bébés dans leurs landaus et servis par Marguerite (la
domestique alsacienne de ma marraine). Cette quiétude fut des plus brève car
les nouvelles étaient mauvaises depuis la chute de Paris.
Lors d’un déjeuner qui se
situait très peu de jours après notre exode et alors mêmes que nous allions
attaquer un gigot, Grand-Père pérorait à très haute voix sur le fait que les
allemands ne passeraient pas la Loire. Un voisin se présenta dans le jardin et
s’adressa à nous : « Pas trop d’éclats de voix, les Boches sont à 100
mètres d’ici. ». Interrompant le découpage du gigot, Grand-Père exhala un
mot de Cambronne désespéré puis m’intima l’ordre d’aller me cacher dans la
chambre. « Allez file, toi, tu sais ce qu’ils leur font aux
garçons ! »
Au même moment, on s’aperçut que
Marguerite avait disparu de la cuisine. Je n’eus pas le temps de me lever que
déjà trois officiers nazis, les yeux recouverts de lunettes de soleil, aussi
vertes que leur uniforme, se présentèrent dans l’encadrement de la porte du
jardin. Marguerite était avec eux. Très courageusement, ma Marraine se
dressa : « -Qu’est-ce que vous faites là ? Votre place est à la
cuisine.
-Mais
Matame, che parle allemand !
-A la
cuisine, Marguerite.
-Mais
Matame, che beux rentre service.
-Ben voyons,
elle est de la 5ème colonne, affirma Grand-Père.
-Marguerite,
je vous donne l’ordre d’aller dans la cuisine.
-Mais
Matame, zes Messieurs, demantent tes champres bour leurs offiziers.
-Dites
leur merde !
-Tais-toi
Papa ! Dites-leur que nous sommes au complet ici avec deux bébés. »
Marguerite traduisit et l’un des
officiers prononça quelques paroles énergiques.
« -Qu’est-ce
qu’il a dit ?
-Il tit que
zi ils ne beuffent trouffer des champres, ils les prendront bar la force.
-Ca commence
bien, conclut Grand-Père »
Dieu merci, l’incident fut clos,
en ce qui nous concernait. Marguerite avait finalement été utile en sachant
expliquer notre situation. En fin de journée, entrant dans la cuisine j’y
aperçus un soldat allemand, affalé sur une chaise, Marguerite affairée et Maman
debout et digne, qui finissait de raconter sa vie. La conversation était
démente. Le visiteur parlait un peu français et les deux femmes, incapables de
se débarrasser de lui, écoutaient ses doléances sur les malheurs de la guerre
et la tristesse de la séparation familiale. Maman avait enchaîné sur les
difficultés que peut trouver une femme seule à élever deux enfants. La
conclusion fut assez belle. Sortant une pièce de 10 francs, l’allemand la
tendit en disant :
« -Voilà
Madame, pour aider à élever les garçons.
-Vous êtes
très gentil, mais je m’en suis toujours sortie seule.
-S’il vous
plaît, Madame, c’est un plaisir.
-Non
Monsieur, gardez votre argent. Je n’en suis pas là…
-Vous
refusez parce que je suis un Allemand. Ah ! la guerre, grand malheur !
-Mais non,
mais non, vous ne m’avez pas compris, je n’ai pas demandé la charité… »
Et l’Allemand
partit, très triste…
Les occupants n’étaient pas là
depuis 24 heures que déjà leur présence était parfaitement organisée. Installés
et camouflés avec leurs véhicules dans la forêt de pins, juste derrière notre
villa, ils avaient pris notre jardin comme passage public et saluaient bien
poliment lorsqu’ils traversaient et que nous étions attablés. Cela peut paraître
très sot aujourd’hui, mais je m’étais aventuré pour la première fois vers leurs
tentes de campagne, tel un lapin craintif sorti de son terrier. J’avais été
attiré par des marches militaires françaises, sorties tout droit d’un vieux
phonographe figurant dans leur butin de guerre. Ma surprise avait été plus
grande encore en regardant bêtement un SS qui se rasait devant une petite glace
accrochée à son camion.
« Ces
gens-là étaient donc comme nous ! »
Ils se
rendaient en rang, au pas et en slip de bain, vers la plage à heures fixes, tout
en chantant à plusieurs voix « Aïli-aïlo-aïla » et ils chantaient
juste. J’avais accepté, malgré les injonctions de ma mère, une tablette de
chocolat offerte par un vainqueur. Elle n’était pas empoisonnée ! Ce fut
mon premier acte irréfléchi de collaboration… et je n’en connais pas d’autre.
Au bout de 3 ou 4 jours, le
tambour de la ville invita tous les jeunes gens, à partir de 14 ans, à se
rendre dès le lendemain matin à 8h à la mairie. Renseignements pris : un
officier supérieur allemand avait reçu un ballon de football dans les jambes et
le commandant local avait eu l’idée d’occuper tous les jeunes désœuvrés à des
tâches dignes d’eux. Le jour dit, je retrouvais une quantité appréciable de
concitoyens devant la petite mairie. On nous mis une pelle sur l’épaule, en
colonne par deux et nous démarrâmes au pas en direction des dunes. Arrivés
devant une petite église très ensablée, on nous mit en demeure de la dégager en
creusant tout autour. Le lendemain, nous rebouchions ma tranchée et le
surlendemain nous refîmes le trou. J’avais été très vite lassé de ce travail
stupide, inutile et les énormes ampoules au creux de mes mains décidèrent pour
moi que les meilleures plaisanteries sont les plus courtes. Je restai à la
maison le 4ème jour. Il y avait d’ailleurs un fait nouveau. L’armistice
était signé et les autorités, débordées par le nombre de réfugiés, souhaitaient
que ces derniers regagnent leur domicile afin de mieux ravitailler les
autochtones. Il fut décidé que les camions allemands transporteraient à Nantes
et en priorité les gens qui travaillaient dans la capitale (ceci pour redonner
vie à la nation).
Le jour fixé, ma mère et moi,
seuls éléments actifs, repliés à St-Jean-de-Monts, reprenions nos baluchons et
embarquions à bord d’un véhicule de la Wehrmacht. L’arrive sur la place de la gare
de Nantes fut apocalyptique ! Il y avait une foule de plusieurs milliers
de personnes qui piétinait devant des portes closes. En fait, il y avait peu ou
pas de trains, ce qui n’avait guère préoccupé les responsables de notre nouvel
exode. Lorsque les camions furent repartis, le fait de nous retrouver là,
entassés et pourtant seuls, nous désespéra et nous décida très vite à faire
quelque chose.
Nous réussîmes à apprendre que
les camions allemands faisaient une halte appréciable sur une place de Nantes,
avant de regagner St Jean. Toujours nantis de notre barda, nous arpentâmes la
ville avant de découvrir (ô joie !) lesdits véhicules et leurs chauffeurs
qui vidaient force bouteilles de bière. Notre conducteur, qui ne parlait guère
français, fut rapidement circonvenu par notre langage petit-nègre. Il acceptait
de nous rembarquer au terminus, malgré l’intervention inopportune de jeunes
scouts trop zélés qui nous taxaient de désobéissance. Une belle envolée lyrique
de Maman cloua le bec de ces morveux. Le voyage de retour nous fit presque
regretter la gare de Nantes. L’allemand conduisait en chantant et en sifflant…
des canettes de bière. Il était ivre-mort et arracha sous les huées de ses
occupants la poignée de portière d’un camion venant en sens inverse, tout en
forçant l’allure, pour se soustraire aux remontrances de ses congénères. Ce
furent 70 km rapides mais angoissants.
Parvenus à destination, nous
retrouvions la famille et passions quelques jours discrets à St-Jean en
attendant l’amélioration des transports. Puis ce fut le retour, sans histoire,
dans la capitale, suivi de l’apparition des tickets d’alimentation et de la
reprise du travail. Je réintégrais ma
succursale de la gare St-Lazare, avec résignation.
On me nomma chef des
réparations, titre ronflant et unique, qui rapportait plus d’ennuis que d’argent.
J’étais responsable des ressemelages, avec une guelte de 2,5%. Il me fallait
pour cela tenir un livre de sorties, astiquer et empaqueter les chaussures, les
ranger par ordre alphabétique et subir les doléances des clients, puisque les
réparations n’étaient jamais livrées à la date prévue. Mes gains quotidiens
disparaissaient largement dans le déjeuner que je prenais au petit restaurant d’en
face et dont le menu ne variait guère : hachis Parmentier et une pomme en
l’air, agrémentés de la modeste ration de pain dévolue à un J3.
Les mois passèrent, l’hiver fut
rude. Sur l’intervention de Grand-Père, je passais à 15 francs fixes par jour.
Puis je fus promu vendeur « seconde ligne » ce qui, en cette période
de restriction était un distinguo subtil pour me donner un avancement inutile.
En effet, je ne bénéficiais d’un client que dans la mesure où le premier
vendeur était lui-même occupé ! Or, les bons de chaussures étaient
délivrés aux usagers avec un compte-goutte, tandis que la plupart des tailles
courantes manquaient et que les modèles disponibles déplaisaient aux acheteurs.
Tant et si bien que le premier vendeur avait tout le temps de réaliser sa vente
et d’accueillir le chaland suivant. Pendant ce temps-là, je regardais mon
collègue débiter sa marchandise, tout en répétant inlassablement aux clients
insatisfaits « Repassez dans huit jours ».
(A suivre...)
(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios
(Partie 1: Enfance, Débuts dans la chaussure, L'Exode, Partie 2: Marchand de chaussures, Figuration, Le mur de l'Atlantique , Partie 3: Fin du mur de l'Atlantique, Théâtre Pigalle, Audition pour une tournée,
Partie 4: Première tournée, Partie 5: Première tournée (suite), Partie 6: Défense passive, Libération de Paris, Partie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus)
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