Une fois par semaine, retrouvez sur Dans l'ombre des studios un nouvel épisode des souvenirs de jeunesse du comédien Philippe Dumat... Dernière partie aujourd'hui...
Début décembre 44, quelques jours après ces belles pages artistiques,
un coup de téléphone affolé de Jeckson me demande de sortir quatorze camarades
de l’ennui. Il s’agissait de jouer trois jours plus tard La joueuse d’orgues à Aulnay-sous-Bois car la maladie d’un
interprète plongeait la troupe dans le marasme. N’ayant pas ce chef d’œuvre à
mon répertoire, je conseillai vivement à mon interlocuteur de s’adresser au
bureau paritaire. Persuadé qu’il trouverait son bonheur de cette façon,
j’ajoutai inconsciemment que dans le cas contraire il serait toujours temps de
me faire signe. Qu’avais-je dit là ? Je n’avais fait que perdre 24 heures
précieuses, à l’issue desquelles un nouveau S.O.S. me fut lancé :
« Viens vite nous voir, il faut sauver
la situation ! Je te donnerai 300 francs, mais n’en parle à personne, car
tous les autres ont 250. »
Je me rendis, la mort dans
l’âme, rue de l’Echiquier, pour chercher une brochure chez les organisateurs.
« -Alors, quel est le rôle ?
-Tu joues Savane père et Savane fils.
-C’est tout ? m’écriai-je, affolé.
-Ne t’en fais pas. C’est toujours le même
qui joue les deux (sic).
D’ailleurs, ils ne sont jamais ensemble. Et puis, ne te fais pas de souci, on
possède bien la pièce, les camarades l’ont beaucoup jouée et on te soutiendra.
Tu n’as rien à craindre ».
J’étais encore bon pour une
acrobatie et il n’était pas question de répéter. Je n’avais qu’à me ruer sur le
texte et l’ingurgiter en 48 heures. Je me dois de dire que cette aventure ne
m’excitait aucunement, en dépit des 300 francs promis. Tout ce travail, pour
une fois ! Les rôles n’en finissaient pas de parler, à telle enseigne que
le jour de la représentation, je savais virtuellement le Père… mais le Fils
était des plus incertains. Oh ! L’horrible soirée ! Je devais me
coller une barbe pour le Père et me présenter imberbe pour le Fils, ceci afin
que les cinquante malheureux spectateurs qui somnolaient dans la salle,
comprennent bien, qu’en dépit d’un air de famille, ils n’avaient pas affaire à
des jumeaux. L’ennui de ce double rôle venait (entre autre) du fait que le père
paraissait au premier tableau, le fils au deux, le père au trois, le fils au
quatre, le père au cinq, le fils au six !!! Dieu merci, le père mourait
avant le 7, mais cette gymnastique sensibilisait mon épiderme irrité par
l’arrachage de la barbe à trois reprises… non quatre, car lors du dernier
changement et alors que mon visage était couvert de vernis, une panne
d’électricité me contraignit à appliquer mon postiche, avec les yeux de la foi.
Bien entendu, le tout était de travers et je dus recommencer prestement et
rageusement l’opération, au retour de la lumière. Et puis… il y avait eu le
reste… Je m’étais vite rendu compte, au contact de la dure réalité, que j’étais
peut-être celui qui savait le mieux son rôle. Le père Jeckson, affublé d’un
orgue de barbarie portatif, avait à chanter une mélodie ravissante :
« Voici venir le temps des roses,
Des roses zé des lilas »
Ces paroles
étant ad libitum, il ne s’en priva pas ! Ne sachant pas une broquille de
son texte parlé, il glissait ostensiblement vers la coulisse pour tenter de
capter les répliques que sa famille lui soufflait. Comme il était sourd et
qu’il fredonnait à tout hasard « Le
temps des roses-zé-des-lilas » pour meubler l’action, le public
arrivait à entendre les répliques avant lui. J’avais le rouge au front. Au fil
des tableaux, ma panique et ma honte laissaient place à la résignation et à
quelques fous rires nerveux. En dépit de ma conscience professionnelle, je ne
pouvais être plus royaliste que le roi et j’étais bien aise de voir la salle
quasiment vide, tout en jouant moi-même dans le plus parfait anonymat. Dans les
dernières scènes de Savane fils –et voyant bien que personne ne viendrait à mon
secours- j’avais disposé le texte sur un tabouret, en coulisses, et je sortais
constamment de scène, en disant à mes partenaires « Tiens, j’entends du bruit », ou « Quelqu’un ? » ou « On marche ! » ou « Je vous assure que nous ne sommes pas seuls ! »… Je photographiais instantanément la page
suivante, avant de revenir au supplice. Lorsqu’à la fin de cette abominable
catastrophe, Jeckson me déclara qu’en raison de la maigre recette il ne pensait
pas pouvoir me donner mes 300 francs, la colère m’envahit et, le prenant par
les épaules –sans le respect que je lui devais- je lui promis de lui faire une
grosse tête, s’il ne respectait pas sa parole. J’eus mon argent, car je ne
l’avais pas volé.
J’ai revu plusieurs fois ces
braves gens, mais n’ai plus eu l’occasion de retravailler avec eux.
En décembre 1944, si la guerre
n’était pas finie, une immense partie de la France était libérée et les
directeurs de tournées firent appel à un répertoire intouchable auparavant. Les
pièces patriotiques illustrant les guerres de 1870 ou de 14-18, la résistance
de l’Alsace, etc. J’ai su que Jeckson avait monté Les martyrs de Strasbourg. Les affiches étaient alléchantes :
« Au 4ème acte, reconstitutions de Strasbourg en
flammes » !!! En fait, une toile de fond représentait une rue avec quelques
maisons écroulées et, de chaque côté de la scène, la famille agitait (dans
l’obscurité) des bouts de journaux enflammés, en évitant de se brûler les
doigts !
Pour ma part, je fus engagé par
Max Noiset pour Les Oberlés, pièce
d’Edmond Haraucourt, d’après René Bazin. J’interprétais Von Farnow, l’officier allemand
épris de la fille Oberlé. Le couple était forcément antipathique en regard du
jeune patriote, Jean Oberlé (le fils), de sa jolie et héroïque fiancée
alsacienne et du grand-père Oberlé, qui ne recouvrait l’usage de la parole, au
dernier acte, que pour jeter au visage de Von Farnow : « Ici… Chez moi ! » en
lui montrant la porte avec sa canne. J’ai rarement entendu un rôle aussi court
rapporter à son interprète de telles acclamations ! En revanche, mon
personnage collectionnait les injures et les menaces, puisque j’ai failli me
faire casser la figure à trois reprises, à la sortie des artistes. Nous étions
revenus à la belle époque du mélodrame, lorsque le public voulait faire son
affaire au troisième couteau (lisez : le méchant de la pièce). Il faut
dire que le récent souvenir de l’occupant était vivace au coeur des français et
que l’uniforme kaki avait plus de prestige que le vert !
Je m’étais entraîné, à la ville,
au port du monocle et la morgue de mon personnage irritait, tout autant que les
propos qu’il tenait. J’avais été dispensé d’aller quêter dans la salle, au
profit des vieux artistes, car je n’aurais guère fait de recette. Un jour, des
gens vinrent faire dédicacer leur programme, en évitant soigneusement ma loge
et celle de ma pseudo-fiancée. Interpellant fourbement l’un des spectateurs, je
lui demandai s’il avait passé une bonne soirée :
«-Oui Monsieur, mais pas grâce à vous !
-Ah bon ! Vous n’avez pas aimé ce que
je faisais ?
-C’est votre uniforme, Monsieur.
-Je suis comédien, vous savez, il faut bien
jouer ce rôle. Ca ne veut pas dire que je les regrette !
-Si Monsieur. Quand on joue comme vous le
faites, c’est qu’on les aimait, les Boches ! »
J’ai reçu ces propos en pleine
face et ai remercié le monsieur, du beau compliment qu’il venait de m’adresser. Je
ne pense pas qu’il ait compris…
Le mois de janvier 45 fut très
dur. Nous ne réussîmes à jouer que sept fois au total. Motif : en dehors
de deux retours à Paris, prévus de par l’itinéraire, nous nous heurtâmes à
d’incroyables difficultés de transport. Ponts coupés sur la Loire, neige
épaisse, verglas, etc. qui nous mirent à rude épreuve et nous imposèrent des
« relâches » forcés. J’ai souvenance d’un petit train breton qui
devait nous emmener de Rennes à Becherel. Le voyage fut épuisant ! La
locomotive avait du mal à traîner les trois wagons-miniatures, où nous
grelottions de froid. Il était périlleux de traverser les routes, car
l’intérieur des rails était verglacé et risquait de provoquer un déraillement.
Parvenus dans une petite gare, nous avons du attendre fort longtemps, car le
mécanicien ne pouvait ravitailler sa machine en eau… elle était gelée. Il
brancha un tuyau sur le château d’eau pour faire fondre la glace, à l’aide de
la vapeur. Désireux de me dégourdir les jambes, j’ai alors la bonne idée
d’aller voir ce qu’il se passe, d’engager la conversation avec le brave
conducteur, de m’extasier sur son matériel, de monter sur la locomotive et…
tout en bavardant de la neige et du beau temps… de me déchausser avant de
présenter mes pieds transis devant le foyer bienfaisant. Ce fut divin. Au bout
d’un moment, le cheminot me dit alors, avec son bel accent du terroir :
« Bon, ben vous restez là ; je
vais faire un tour et pisser. Quand elle chantera, vous tirerez
là-dessus. »
Ravi de l’aubaine, je restais
là, à guetter un certain sifflement comparable au bruit de la cocotte-minute,
je tirais alors sur une manette qui expulsait la vapeur, hors de la chaudière.
Quand tout fut en ordre, il y eut le dernier intermède comique de cette
aventure. On fit entasser ce qui restait de voyageurs dans un seul wagon et on
détacha les deux autres, avec tous les gros bagages, afin que le convoi, ainsi
allégé, puisse être capable de gravir une côte redoutable, paraît-il !
Nous sommes donc repartis,
épuisés et sans valises, à Becherel, à l’heure où d’habitude notre spectacle
prend fin. Nous aurions d’abord été incapables de nous produire sur scène,
après une telle épreuve. Nous avons pu récupérer le lendemain la soirée perdue…
en même temps que nos bagages.
A peine rentré à Paris, nous
devions effectuer un déplacement à Troyes. Cette unique représentation se solda,
avec le voyage aller-retour par une absence globale de trois jours et une
épreuve physique démesurée par rapport au gain et à la distance parcourue.
Non, le métier d’acteur n’est
pas un métier de fainéant, comme beaucoup se plaisent à le croire, en ignorant
certains de ses dessous.
En février 45, l’accumulation des
durs moments passés se traduit par une mauvaise angine qui me cloue chez moi
durant huit jours. Je suis remplacé, car le spectacle continue et personne
n’est irremplaçable. Je reprends mon service le 13 à Niort. L’itinéraire, un
peu nouveau pour moi, nous emmène vers le sud et j’ai 20 ans à Tarascon. Nous
avons fait une incursion dans le midi-moins-le-quart et ne tardons pas à
remonter vers le nord de la France. Il faut reconnaître que le circuit est
hybride, zigzagant, incohérent et donc… fatigant. Nous avons tout de même
l’honneur de quelques chefs-lieux de département, mais le plus clair de notre
temps se passe dans le chemin de fer, sur les quais de correspondance, donc au
gré des horaires de la SNCF (de la « cé-n-cé-cef » comme devait me le
dire ultérieurement un administrateur de tournée fâché avec la prononciation de
ce sigle !).
Les journées, les kilomètres,
les représentations s’accumulent sans pour cela donner lieu à des anecdotes
valables ; c’est la vie quotidienne de chacun, à la fois laborieuse,
riche, gaie, triste, et souvent effacée. Tout à coup, vous êtes le 20 mai 1945,
il fait beau, l’Allemagne a capitulé quelques jours auparavant et vous vous
trouvez à Montchanin-les-Mines (Saône-et-Loire) car vous jouez au théâtre, le
soir. Il y a dans la localité une animation due aux premières communions. Il
est à peu près 3 heures de l’après-midi et vous vous trouvez dans une salle, au
rez-de-chaussée de l’Hôtel des Négociants, où vous êtes descendu. Maintenant,
vous vous mettez à ma place.
Il y a quelques personnes
attablées et un petit groupe, composé de trois hommes, dont deux jeunes
militaires en uniforme, assez grands, qui conversent entre eux, sans crainte de
gêner leurs voisins. Le plus âgé des trois, un homme d’environ quarante ans,
lance de fréquents regards dans ma direction. Je sens qu’on parle de moi.
Le moment arrive où ce monsieur s’approche de moi et se présente :
« -Parizet, marchand de bestiaux.
« Le caïd » dans la Résistance.
-Dumat, comédien. »
Il m’offre un verre, en
compagnie de ses deux sbires et après échange de quelques banalités me parle de
résistance, de milice, d’allemands, sujet sur lequel je suis très apte à la
discussion, de par mon intérêt pour les faits de guerre. « Le caïd »
paraissait assez excité et je me rendais compte que la première communion d’un
petit ange de ses relations avait été pour lui prétexte à force libations. Il
m’offrit un second verre, puis un troisième ; j’avais la faiblesse
d’accepter à chaque fois car mes premières et timides hésitations à le faire
m’attirèrent une menaçante invitation à trinquer. Puis, la situation devint
démente sans que (et pour cause) je puisse imaginer la tournure que prendraient
les événements. Sortant son portefeuille, Parizet me montra d’abord des liasses
de billets de banque :
« Vous voyez, j’ai de l’argent, moi !
Vous me demanderiez de vous prêter 200.000 francs… hop ! … facile. »
Puis, la conversation s’engagea
sur ma profession. Mon interlocuteur était tout surpris d’apprendre qu’il y
avait théâtre le soir à Montchanin. J’ai toujours été étonné du peu d’intérêt
suscité par les affiches, surtout dans les localités où les spectacles sont
plutôt rares.
«- Vous me dites que vous êtes artiste,
je veux bien le croire, mais êtes-vous en mesure de me le prouver ?
-Venez ce soir au théâtre, vous verrez bien.
-Non. Je veux dire que moi, je peux vous
prouver que je suis marchand de bestiaux, insista mon interlocuteur, en me
présentant une carte professionnelle. »
Devant tant de suspicion imbécile,
j’exhibai alors ma propre carte corporative. A cette époque, les artistes appartenaient
au C.O.E.S. puisqu’il n’y avait pas de syndicats (Comité d’Organisation des
Entreprises du Spectacle, pour ceux que cela intéresserait). Saisissant ma
carte, Parizet l’empocha après l’avoir lue.
« -Voulez-vous me rendre ce papier,
s’il vous plaît.
-Non, je le garde.
-Ecoutez, j’ai assez ri. Je vous demande de
me redonner ma carte.
-Vous voulez boire un verre ?
-Non, Monsieur, j’ai assez bu et les
plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. »
Puis Parizet me parla en
allemand.
«- Je ne comprends pas cette langue et
je vous demande, en français, de me rendre cette carte.
-Vous connaissez Darnand ?
-Evidemment, répondis-je, qui ne connaît pas
le nom du chef de la milice ?
-Ah ! Ah ! triompha mon encombrant
interlocuteur qui ajouta : Je vais téléphoner au brigadier de
gendarmerie. »
Puis, il
remit ma carte du C.O.E.S. à l’un des deux jeunes militaires en lui ordonnant
de la garder. Lorsqu’il se fût éloigné, je demandai à l’intéressé de me rendre
la carte, en lui disant sur un ton badin : « Votre ami m’a l’air d’avoir bu un coup de trop, maintenant j’ai
autre chose à faire. »
Sans aucun humour, le soldat me
répondit avec un air menaçant : « Le
chef m’a dit de la garder, je la garde ».
Sans rien comprendre à ce qui
m’arrivait, une espèce de malaise diffus m’envahissait. Revenant du téléphone,
Parizet m’avertit que le brigadier de gendarmerie allait venir.
« -Tant mieux, répliquai-je… à tout
hasard.
-Vous venez faire un petit tour avec nous,
en voiture ? proposa le caïd.
-Non, Monsieur, je n’en ai pas envie. »
Sortant un révolver 9 mm de sa
poche, le marchand de bestiaux eut un rictus désagréable pour me répondre un
« dommage » bourré de sous-entendus… J’étais très mal dans ma peau,
lorsque le patron de l’hôtel passa près de nous. Allant à lui, j’essayais de
savoir ce qui se passait.
« -Ne vous énervez pas, me dit-il, il
est un peu gai.
-C’est possible, mais il a le vin méchant.
Je vous demande de lui préciser que je suis un client de passage et que tout ça
est un peu long.
-Vous comprenez, c’est une personnalité
importante de la résistance, dans la région !
-C’est possible, seulement il m’emmerde. Je
ne suis pas une personnalité, mais j’ai fait ce que j’ai pu dans ce domaine et
je ne vais pas lui raconter ma vie. »
Très peu de temps après, un
brigadier de gendarmerie fit son entrée dans la salle et alla vers Parizet. Ma
carte professionnelle passa dans les mains du représentant de la loi ; les
deux soldats sortirent (détail important) et le caïd offrit un verre au
gendarme, qui accepta nonobstant son uniforme. Les deux hommes faisaient
patia-patia, en se tournant souvent dans ma direction, ce qui me confirmait que
l’on parlait de moi. Je me faisais vraiment l’effet d’un coupable qui se croit
innocent et j’étais sur la sellette en pensant au sentiment horrible que doit
éprouver la victime d’une erreur judiciaire.
Après d’interminables palabres,
le brigadier vint à moi. Je me rappelle avoir alors éclaté :
«- Voulez-vous, s’il vous plaît, me
restituer ma carte d’artiste, que ce monsieur m’a volé !
-Calmez-vous, Monsieur, ça va s’arranger.
J’ai pris votre défense !
-Comment, ma défense ?
-Oui, vous comprenez… Monsieur Parizet est
une personnalité importante…
-Ca je commence à le savoir, mais qu’est-ce
que je lui ai fait ?
-Eh bien… Il vous reconnaît !
-Je ne l’ai jamais rencontré.
-Oui mais lui est sûr de vous avoir vu
habillé en milicien…
-Quoi ? m’écriai-je indigné.
-Oui, on peut se tromper, n’est-ce
pas ?
-Non, brigadier, c’est trop grave. Il m’a
menacé d’un révolver ! Si j’avais été « me promener » avec lui
et ses deux acolytes, ils n’avaient qu’à me vider leur chargeur dans le ventre.
-Oh ! Tout de même pas !
-Comment, mais il est saoul ! Alors, il
n’a qu’à venir ce soir au théâtre, il pourra m’accuser demain d’avoir porté
l’uniforme allemand. C’est trop commode ! »
Le gendarme me montra ma carte
en me faisant remarquer que « le caïd » avait été troublé par la
mention imprimée « Carte de collaborateur artistique ». J’avoue que
ce détail n’avait jamais éveillé le moindre doute dans la profession. On frémit
devant cette sorte de malentendu !
Un immense brouhaha venant de la
rue interrompit notre conversation. Quelqu’un entra :
« Monsieur Parizet ! Un
accident ! Venez vite ! »
Le justicier sortit en trombe,
suivi du brigadier, de l’hôtelier et... de votre serviteur qui courait toujours
après sa justification sociale. Un véritable drame venait de se produire. Les
deux jeunes soldats, passablement éméchés, s’étaient installés dans la voiture
de Parizet, après avoir quitté la salle de l’Hôtel des Négociants. Ils avaient
mis le moteur en marche, bien que ne sachant pas conduire, et le véhicule avait
presqu’aussitôt accroché une malheureuse jeune femme qui circulait à
bicyclette, regagnant son domicile après une première communion en campagne. Le
conducteur, affolé, avait accéléré au lieu de freiner, traînant sur plus de
cinquante mètres sa victime. Transportée chez le pharmacien voisin, qui avait
ouvert sa porte pour la circonstance, la pauvre femme mourut en quelques
minutes. Tout le monde était horrifié, particulièrement moi qui réalisais, avec
la mort d’une inconnue, à quoi j’avais peut-être échappé.
Arrivée d’autres gendarmes,
arrestation des chauffards, réprobation unanime des badauds. J’ai lâchement
profité de toutes ces circonstances pour dire quelques mots bien sentis
au « caïd » et cela suffisamment fort pour que l’entourage en
profitât. Après l’avoir traité d’individu dangereux et lui avoir rappelé qu’il
était civilement responsable de l’accident occasionné par ses subordonnés, je
lui conseillais de se préparer à sortir les nombreuses liasses de billets de
banque dont il aurait besoin en la circonstance. J’ai ensuite déclaré au
brigadier que je portais plainte pour les calomnies et les menaces dont j’avais
été l’objet.
« Ecoutez, Monsieur, voilà votre carte
d’artiste ; pour le reste, je n’ai pas le temps de m’occuper de ça !
Car il y a un mort et c’est plus important que votre histoire ! Dans
quelques jours, on verra ! »
Bien sûr, l’affaire en est
restée là, car moi j’étais en route pour d’autres épisodes… mais il faut
reconnaître que l’incident fut particulièrement déplaisant et son dénouement
tragique.
Afin de sortir de la monotonie
et éviter la mécanisation de nos personnages (ce sont, du moins, les arguments
que j’employais pour persuader mon directeur d’accepter une permutation de
rôle, entre mon camarade G. Peyrou et moi), je proposais de laisser « Von
Farnow » à Peyrou et de jouer Jean Oberlé. L’expérience amusait l’intéressé
autant que moi et Noiset ne refusa pas. Ce qui fut dit fut fait, je trouvais
Georges parfait en officier allemand, le monocle lui allait mieux qu’à moi. Il
hérita aussi des insultes et de l’antipathie réservées au rôle, tandis que par
inférence, les applaudissements saluaient mes répliques. En dehors de tout
cabotinage, croyez-moi, on s’habitue très bien à se faire acclamer toutes les
cinq minutes !
Pour varier les plaisirs, Noiset
avait décidé de repasser dans quelques endroits avec un autre spectacle et
c’est pourquoi nous avons appris et répété (tout en voyageant avec Les Oberlé) une pièce, Terre de feu. J’avais hérité du rôle de
Louverné, un vieux paysan enrichi et exploiteur, lequel en outre, n’avait pas
fait la guerre de 14. Cette vieille carne antipathique se faisait chasser à
coup de pierres de son village, après une jolie algarade mélodramatique avec son
garçon de ferme. Le rôle de ce dernier (un sympathique titi qui avait eu la
chance de « faire » Verdun) était tenu par Noiset lui-même. Il se
payait un joli triomphe populaire en répliquant à mon personnage :
« Je suis Jupin Anatole, caporal au 4ème
zouave, décoré à Verdun… et je vous dis merde ! »
Un ennui cependant, Terre de feu était un spectacle très
court et la direction avait eu l’idée de compléter la soirée avec une pièce en
un acte : La Libération de Paris
écrite par un jeune auteur à jamais méconnu, pour le plus grand bien de tous.
Comment résumer ce petit chef d’œuvre ?
Nous sommes au domicile d’une
modeste famille française et l’on se bat dans Paris, qui se libère. A tour de
rôle, le père, la fille et le fils quittent la maison, sous des prétextes
divers. Restée seule, la mère ouvre alors un placard, duquel sort un
parachutiste américain, qu’elle cachait en secret. J’étais ce G.I. à l’accent
incertain, attifé d’oripeaux divers, dont une paire de bottes allemandes,
prélevées personnellement à l’ennemi, par mes soins. En soi, déjà, mon
accoutrement était ridicule. Rentrant à l’improviste, le père découvrait le
parachutiste, la mère avouait son secret tandis que le père, bouleversait,
révélait à sa moitié que lui-même appartenait à la Résistance à l’insu de sa
famille. Ensuite, c’est le retour de la fille qui ne peut cacher plus longtemps
à ses parents sa qualité de résistante. Inquiétude pour le fils qui,
naturellement, était lui aussi un héros de la résistance, ainsi que nous
l’apprend un pompier du quartier, venu avertir sa famille que le petit est tombé
glorieusement sur une barricade. Je précise que le pompier était interprété par
un très vieil acteur de la troupe : Charles Parc, 75 ans. Apparaissaient
enfin une civière, sur laquelle gisait le fils mort, et le reste de la troupe,
portant ou escortant le corps, recouvert d’une drapeau français. Après les
larmes d’usage, une vibrante Marseillaise éclatait, jusqu’à ce que le rideau
tombe.
La première mondiale eut lieu à
Gray (Haute-Saône). La salle commença à sourire à la vue du parachutiste et de
son habillement. L’arrivée du père, puis de la fille ainsi que le misérable
rebondissement de leurs aveux réciproques, augmentèrent les rires du public.
L’apparition du vieillard, déguisé en pompier, provoqua une franche hilarité,
tant le personnage était peu crédible. Des rafales de rires et de sifflets
railleurs accueillirent l’entrée de la civière et du héros frappé à mort. Les
lazzis du public allaient de pair avec les larmes de la famille douloureuse. La
Marseillaise nous sauva des pommes cuites et l’audience se leva avec
patriotisme, à l’écoute de l’hymne national.
La Libération de Paris se joua en deuxième et dernière mondiale
quelques jours plus tard et la réaction nous confirma que l’œuvre avait un vice
de forme. La troupe toute entière avisa Max Noiset qu’elle refuserait à
l’avenir d’interpréter ce navet. Il y eut quelques menaces ou mots aigres-doux,
mais la cause fut entendue et Terre de
feu se joua une troisième et ultime fois, sans l’autre pièce.
Parmi les localités traversées
par la troupe et éclairées de notre culture, je citerai Ruffec, où une
chauve-souris gâcha notre soirée, en nous survolant tout au long des actes. A
cette époque, j’ignorais que ce chiroptère était à l’origine de l’intervention
du radar et qu’en conséquence, elle ne risquait pas de nous heurter
maladroitement. Il n’empêche que nous avons beaucoup joué en baissant la tête,
pour fuir les frôlements. L’animal perturbait le public après chaque note et
revenait sur nous lorsque la salle s’éteignait et que le rideau ouvert ramenait
le point lumineux qui l’attirait et l’affolait.
Il y eut aussi Matha, où la
visite d’une fabrique de Pineau des Charentes nous enivra, tant par la
dégustation que par l’odeur d’alcool flottant dans l’air. Puis Bazoges-en-Pareds,
petite localité qui est le berceau de Clémenceau et du Maréchal de Lattre de
Tassigny.
En juillet 45, nous avons
arpenté la Bretagne en commençant le dimanche 1er (deuxième anniversaire
de mes débuts) par une matinée à Saint Michel-Mont-Mercure et une soirée à
Saint Philbert-du-Pont-Charrault. Quelques villes importantes, telles
Saint-Brieuc, Brest, Quimper, mais aussi… Cugand, Martigné-Ferchaud,
Bain-de-Bretagne, Grand-Fougeray, Cléguerec !!! Le 14, notre fête
nationale ne fut pas la mienne, car nous nous embarquâmes à Quiberon sur un
petit bateau de pêcheur, afin de rallier Belle-Ile.
Toujours très doué, j’avais
choisi la seule place à éviter, c’est-à-dire le nez au-dessus du tuyau
d’échappement du moteur. Le joyeux teuf-teuf et les effluves de mazout me
rendirent proprement malade tout le long de la modeste traversée. Nous jouions
le lendemain soir dans une espèce de salle des Fêtes. Notre surprise fut grande
en découvrant qu’il n’y avait aucun siège pour les spectateurs du Palais (le
Palais étant le nom de la capitale insulaire, plus que celui de l’établissement).
Qu’à cela ne tienne, la salle fut comble et les gens tous assis car chacun,
selon l’habitude, avait apporté sa chaise !
Mes « galas » avec Max
Noiset s’achevèrent en apothéose, à la fin du mois, à Saint-Aubin-du-Cormier et
Saint-Brice-en-Coglès… Une nouvelle page à tourner et deux mois parfaitement
creux pour suivre.
Il ne me viendra pas à l’idée de
me plaindre de cet arrêt de travail forcé puisqu’il m’a permis de passer quinze
jours dans le cadre paradisiaque de la Côte d’Azur. J’ai découvert ce lieu
privilégié grâce à la gentille invitation de la marraine de ma mère, qui
possédait à Villefranche sur Mer une superbe villa surplombant la rade. Ce
séjour de rêve fut de ceux qui laissent de la joie au cœur, tant par le
bien-être ressenti que par la chaleur de l’accueil ou la beauté des paysages
environnants.
Le retour a quelque peu terni
mon plaisir, car les chemins de fer n’avaient pas retrouvé la cadence et
l’efficacité qui sont leur apanage, en dehors des guerres et des grèves !
Je suis parti vers 8h du matin et n’ai guère passé moins de 23h dans les
soufflets d’un train surchargé. Même dans cet endroit instable et bruyant, nous
trouvions le moyen d’être quatre ! A la fraîcheur du matin succédèrent la
chaleur de l’après-midi et la froidure de la nuit. Pendant cette longue épreuve
mes compagnons de route avaient réussi à me circonvenir afin qu’on se tape une
« petite belote ». Je vous recommande la partie de cartes, assis sur
une valise disposée verticalement, laquelle exécutait un perpétuel mouvement
rotatoire, du fait du va-et-vient du soufflet. Aujourd’hui, on a découvert la
relaxation en faisant vibrer électriquement votre matelas… Je ne suis pas
convaincu mais là, je l’étais encore moins, car la danse de Saint-Guy, entre
deux wagons, fait à peine rire un quart d’heure !
Comme il faut toujours essayer
de se satisfaire avec l’inévitable j’en arrivais presque à me réjouir de n’être
pas installé devant les WC. A cet endroit, les six enfants d’une malheureuse
femme n’arrêtaient pas de brailler, constamment torturés par des envies bien
naturelles ou réveillés par les besoins d’autrui, lorsqu’ils étaient parvenus à
fermer les yeux. Je ne transcrirai pas mes diverses pensées durant ces 23
heures et me ferai plaisir en pénétrant tout de suite en Gare de Lyon (à
Paris).
A voir les ectoplasmes qui
descendaient du train, je pouvais juger de mon propre état de décomposition.
Une idée folle traversa mon cerveau : « Je vais me payer un taxi
après cette épopée ! ». Las ! La monstrueuse file d’attente qui
piétinait devant la station déserte, m’ôta tout espoir. Je n’étais ni vieux, ni
infirme, ni enceinte. Je n’étais qu’un jeune homme fatigué, ce qui me situait à
l’arrière ban des « ayant-droit » à la priorité.
C’est alors qu’au milieu de
cette foule énorme, une femme d’une cinquantaine d’années, en pantalon, les
cheveux coupés dans un style viril, s’approcha de moi, alors que je me résignais
à emprunter le métro. Elle était le doigt du destin pointé sur le merveilleux
pigeon que j’étais :
« -Vous cherchez peut-être un
véhicule ?
-Oui, Madame.
-Où allez-vous ?
-Vers l’Etoile.
-J’ai ce qu’il vous faut. »
Elle m’entraîna par le bras, en
me persuadant qu’elle était mon sauveur, et me fit descendre jusqu’en bas des
marches de la gare. Là, elle présenta une minuscule petite voiture à pédales,
comportant deux places et… quatre pédales ! Un pédalo pour route, en
quelque sorte. Je fus rapidement embobiné et donc d’accord sur les 300 francs
que me coûterait la course, étant entendu que je fournirais l’aide de mes
pieds ! Dans un état de semi-abrutissement, je pris place à côté d’elle
et, la valise coincée derrière nous, elle s’empara du volant :
« Attention ! Un, deux, vous
pédalez en même temps que moi ; quand je dirai stop, vous arrêtez pour que
je change de vitesse ».
La voiture démarra en même temps
qu’un interminable monologue de la dame :
« -Il faut bien s’entraider, n’est-ce
pas Monsieur ?
-Oui, Madame.
-Je suis seule dans la vie depuis que mon
salaud de mari m’a plaquée. Attention, stop, je change de développement. »
Je pensais au fond de moi « Elle devait le battre et il s’est
enfui ». Le ron-ron persécuteur de ma conductrice était ponctué
d’impératifs coups de trompe, qui nous signalaient à chaque croisement. Vous
savez, le genre poire qui fait « pouët-pouët » ! De temps à
autre, un chauffeur d’autobus nous invectivait de toute sa hauteur, car il
s’avérait que nous étions petits, mais gênants ! La sueur envahissait mon
front, surtout dans les côtes. Nous étions la risée générale :
« -Hue cocotte ! Vas-y
mignonne !
-Ta gueule ! lançait mon chauffeur.
-Alors, fainéant, t’as pas honte de te faire
traîner par une gonzesse ?
-Merde ! » répliquait mon
ingénue, qui prenait ainsi ma défense.
Le rouge de ma honte s’ajoutait
à celui de ma lassitude. Le comble fut atteint pour moi, après un changement de
vitesse, alors que nous roulions à tombeau ouvert et qu’un agent très en colère
nous apostropha :
« -Est-ce que vous allez
circuler ?
-Je ne peux pas aller plus vite que le
violon, espèce de c… » répliqua ma douce compagne !
Dieu merci, nous étions hors de
portée. Peut-être me suis-je senti grotesque pour toutes les fois où je n’ai
pas cru l’être. Modestes embouteillages compris, nous n’avons pas mis deux
heures pour effectuer le trajet ; mais quel bon moment j’ai passé
là ! Tel un automate, je m’immobilisais aux stops, et repartais sur « Pédales » ! A l’Etoile,
je renaissais à l’espérance, bien qu’abruti par les malheurs de ma harengère,
les quolibets, les pouët-pouët ! Un dernier aboiement, un coup de frein et
notre engin s’immobilisa rue des Acacias, sous l’œil goguenard du concierge.
« Alors, Monsieur Philippe, on revient
de voyage ? »
Je m’extirpe alors du véhicule,
éreinté, suant et douloureux. Il ne me restait plus qu’à sortir mes 300 francs,
avec la désagréable impression que j’aurais bien mérité de les gagner. Sur le
pas de la porte cochère, mon interlocutrice, fraîche comme une rose-pompon, me
rappelle alors qu’elle est toujours à ma disposition, Gare de Lyon, et au même
endroit (sauf, je suppose, lorsqu’elle a trouvé un gogo dans mon genre). Puis
elle ajoute avec une candeur à couper le souffle :
« C’est dommage que vous ne soyez pas
venu huit jours plus tard, je vais avoir un petit moteur ! »
Au début d’octobre 45, j’ai
retrouvé le contact avec la scène grâce, une fois encore, à Maurice Hilbert qui
avait hérité de la direction artistique du théâtre municipal d’Epernay. Cette
agréable petite ville…
Ainsi s'arrêtent les "mémoires inachevées" de Philippe Dumat... Merci à tous nos lecteurs pour leurs charmants messages.
J'aurai le plaisir d'animer au prochain Salon des Séries et du Doublage (samedi 22 novembre 2014, Paris) une rencontre "Che n'ai rien fu, rien entendu: Hommage à Philippe Dumat par l'équipe du doublage de Papa Schultz" en compagnie des comédiens Patrick Floersheim, Regis Ivanov, Roger Lumont, Michel Mella, Michel Muller, Odile Schmitt et de quelques invités surprise. Plus d'infos à venir sur "Dans l'ombre des studios".
En "bonus", une vidéo de Philippe prise lors d'une réunion familiale en mai 2005, dans laquelle il raconte ses débuts dans la chaussure. Un grand merci à Babette Dumat, Alexis Lalouette et Greg .
(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios
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