lundi 31 mars 2014

Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 2/7)

Une fois par semaine, retrouvez sur Dans l'ombre des studios un nouvel épisode des souvenirs de jeunesse du comédien Philippe Dumat...





Souvent je m’isolais dans la réserve du magasin sous prétexte de surveiller mon service « Réparations » et, monté sur une table, face à une glace, je déclamais ou chantais. Un jour, à la fin d’une très belle envolée lyrique, mon regard se posa sur le gérant qui me dévisageait. J’aurais aimé que la terre entière s’ouvre sous ma table :

« -Qu’est-ce ce que tu fais là mon petit ?

-Bah ! Je chantonne, Monsieur Bénier…

-Tu n’es pas à l’Opéra, tu sais. Allez, retourne en ligne. »

                Cette expression, toute militaire, m’affectait au front de la porte d’entrée. Vous avez ainsi une idée du train-train quotidien vécu par le roi du chausse-pied. Sitôt le magasin fermé, je rentrais par le métro car il n’était pas question de traînasser. Les rares fois où je fus en retard, je retrouvais Maman en larmes, dans la loge de la concierge : 

« Monstre ! Tu me feras mourir, tu sais la bile que je me fais avec toutes ces rafles… »

                Nous étions maintenant en 1942. J’avais fait mon entrée à l’Opéra-Comique où, moyennant un cachet de 11 francs, j’arrondissais mes petits mois en figurant très intelligemment dans Carmen.

 Après avoir été un banderillero dans le défilé final (Maman vint un jour au spectacle et s’écria à l’adresse de mon frère « Oh ! Regarde, le voilà, c’est le 4ème à droite ! » suivi d’un fou rire…) j’héritais de l’emploi de dragon, avec costume personnel et clairon sous le bras. J’ai servi Bizet plus de cinquante fois. Mon frère prit la relève, où sa charmante voix de garçonnet lui permit de chanter dans Carmen, La Bohème, Louise, Werther ou Manon.

               

La chronologie de ce récit m’oblige à ouvrir des parenthèses qui cernent mieux le sujet traité. Parmi les amis de mon âge les plus proches de moi se trouvait un camarade d’enfance qui décida, un certain jour, de me confier son secret et de m’y associer.

« -Tu es pour ou contre les Boches ?

-Je suis contre évidemment, tu le sais bien.

-D’accord. Alors tu souhaites qu’ils perdent la guerre ?

-Ben ! Tu parles !

-Tu te doutes bien que les alliés débarqueront un jour, seulement, faut les aider à préparer le terrain. T’es partant ?

-Je pense bien, mais comment faire ?

-Figure-toi qu’il y a des réseaux de résistance qui s’organisent. Tu me jures que tu ne diras rien ?

-Parole d’honneur !

-Je suis dans le coup depuis quelques semaines et si tu veux, je te présente à un pote qui est au-dessus de moi. Tu connaîtras que lui et moi… et c’est pareil pour tout le monde. Comme ça, si on se fait piquer, on ne peut pas balancer beaucoup de noms.

-Ah oui, je comprends, mais en quoi consistera le boulot, parce que je suis assez limité en liberté, entre le magasin et les angoisses maternelles.

-On verra ça avec Gérard. »

                Rendez-vous ayant été pris avec Gérard K. je rencontrais ce dernier avant de devenir son ami pour une trop courte période. Il fut en effet porté disparu à la libération de Paris et son corps n’a jamais été retrouvé. Tout petit bonhomme aux grosses lunettes, âgé de 16 ans, Gérard était le fils d’un gros orfèvre-joaillier. Son idéal était un communisme d’une grande pureté. Combien de fois a-t-il partagé avec moi un paquet de cigarettes ou un billet de 100 francs, en sachant que mes gains n’aidaient même pas ma mère. Pour le reste, nos conversations tenaient parfois du délire onirique ou de la gaminerie risible. Ainsi, lorsqu’il me dit :

« -A la Libération, nous serons au moins lieutenant ou capitaine et nous serons responsables du nettoyage et de l’ordre dans des quartiers (ce qui me semblait à peine extravagant). En attendant il s’agira, par exemple, de faire sauter des trains.

-Ca me sera difficile, répliquais-je, comment veux-tu que je m’absente, avec Maman ?

-D’accord. Alors tu abattras de temps en temps un allemand dans la rue.

-Moi, je trouve ça inutile pour abréger la guerre d’autant que je supporterai mal de voir fusiller 50 otages le lendemain.

-Bon, d’accord. Tu es soutien de famille, ton cas est un peu différent. Tu te borneras à porter des messages ou à livrer des armes. »

                Je ne pouvais me contenter d’opposer des dénégations à toute proposition, bien conscient du fait qu’un héros n’est pas celui qui reste les bras en croix. Il m’est donc arrivé de porter quelques messages avec des airs de conspirateur et nanti d’un mot de passe qui variait selon les missions. Un jour, j’eus un travail délicat à exécuter : muni d’un bulletin de consigne, je me rendis dans une grande gare parisienne afin d’y retirer une valise. Je savais que de quart d’heure en quart d’heure un membre du réseau faisait de même. Chaque valise contenait des mitraillettes qu’il importait de livrer dans un garage truffé de cachettes. Lorsque vous n’ignorez pas les rafles constantes ou les contrôles qui s’opèrent dans les rues et les gares ou les couloirs de métro, le fait de trimballer des armes a quelque chose d’angoissant. Se faire prendre signifiait probablement la mort. J’effectuais donc mon transport avec la pénible impression que tout le monde me regardait et que le contenu de ma valise était affiché sur mon visage inquiet. Enfin, tout se passa bien.



                Et je continuais à vendre mes chaussures. Chaque mois, nous recevions de la marchandise à semelles de cuir, que nous étions autorisés à réserver aux « bons clients », aux habitués ou à nos familles. Dans la mesure où ces derniers disposaient d’un bon d’achat en bonne et due forme. Je dois confesser qu’à l’instar de mes collègues je considérais comme « bon client » celui qui avait la délicatesse de m’offrir un bon pourboire : un kilo de beurre ou quelques paquets de cigarettes, en échange d’une paire de chaussures tout cuir. Je précise également que ladite paire de chaussures était fabriquée dans un similicuir et qu’aujourd’hui vous la refuseriez si l’on vous en faisait cadeau.

                Bien entendu, le premier client qui m’offrit un kilo de beurre fut chaussé par moi, mais ne revint jamais m’apporter cette denrée rare. A dater de ce moment, je promis aux amateurs de leur trouver pour le lendemain une marchandise à leur taille. Ainsi, le postulant revenait le jour-dit, sans avoir l’excuse d’avoir oublié sa promesse. C’est ainsi qu’un brave paysan fit irruption dans le magasin portant à bout de bras un linge sanguinolent et hurla à mon intention « V’là l’lapin ! ». Aussi rouge que le torchon, j’entraînais mon quidam dans l’arrière-boutique, tandis que le personnel riait sous cape. Un moment de honte est vite passé, lorsqu’on n’a pas les moyens de mettre le marché noir au service d’un bel appétit inassouvi. Mon tout petit trafic, non répréhensible, avait le mérite de faire plaisir au client autant qu’à moi.



                A la fin de l’automne 42, je fus muté à la succursale qui est sise à l’angle de la rue Daunou et du boulevard des Capucines. J’eus de la peine en quittant le gentil M. Bénier, qui me subissait depuis trois ans. D’autant que j’avais déjà eu le chagrin de perdre mon grand-père au mois de mai. Ma nouvelle boîte était, à l’époque, assez sombre et sinistre en tant que cadre et la discipline y était rigoureuse. Le gérant était un grand ami de mes parents et il m’avait vu naître. Ma déception n’en fut plus que vive. Désireux de « faire de moi ce que mon grand-père avait fait de lui », il me traita très durement. Dans les rares moments de détente, il me tutoyait et m’appelait Philippe (ce que je dis est idiot, car il ne pouvait pas m’appeler Ernest). Le reste du temps j’étais le vendeur 33 sur qui pleuvaient les remontrances, les vexations, les quolibets.

« Vous n’avez rien à faire, le 33 ? », « Vous avez aligné la vitrine ? », « Vous avez épousseté les « tambours » ? Et les étiquettes ? Et les dépareillés ? » (Tout ça parce que j’avais un jour vendu à un client une paire de godasses dont le pied droit était du 41 et le gauche du 43. J’avais alors glissé un « errare humanum est » qui avait déplu). Je n’avais guère le droit de me chauffer les mains autour du poêle unique et insuffisant où les vendeuses étaient agglutinées et je devais au factionnaire, derrière la porte d’entrée, invitant les clients à repasser dans quelques jours et profitant à chaque fois d’une bonne bouffée d’air froid. Je me souviens d’un après-midi où j’avais eu le malheur de m’appuyer sur une petite table, en l’absence de tout client et où le gérant survint pour m’accabler :

« -C’est une tenue, dans un magasin ? Vous n’avez rien à faire d’autre ?

-Non Monsieur, le peu de marchandise en rayon est vérifié, étiqueté et bien rangé.

-Eh bien moi, à votre âge, je n’étais jamais inoccupé. Au besoin je ramassais des papiers par terre pour prouver à mon chef ma bonne volonté. »

                Cette belle leçon ne fut pas perdue et dans les cinq minutes qui suivirent, apercevant mon gérant qui arrivait du fond du magasin je prenais un papier qui était bien rangé, le froissais avec empressement et le jetais ostensiblement devant ses pieds, tout en me précipitant pour le ramasser. L’impudence de mon geste m’attira une bordée d’injures :

« Vous vous foutez de moi ? Vous n’êtes qu’un crétin ! Et vous vous engagez dans la vie du pied gauche ! »

                Cette réflexion me surprit et je rétorquai qu’il fallait bien partir d’un pied ou de l’autre. Là-dessus, un tutoiement moralisateur succéda à l’orage :

« -Tu n’es pas bête, tu n’es pas méchant, tu n’es pas paresseux, mais tu ne fais pas ton métier avec plaisir.

-Ca, c’est probable, surtout si on m’en dégoute.

-Qu’est-ce que tu as envie de faire, alors ?

-J’aimerais bien être acteur.

-Eh bien, va te présenter au cirque !

-J’ai dit que je voulais être acteur de théâtre, bien que le cirque n’a rien de déshonorant. »

                Là-dessus, mon mentor appela son assistante et le chef du rayon des femmes (cette dernière baptisée par moi « Poisson-chat » en raison du système pileux qui foisonnait sous son nez et au menton). « Mesdames, chaque jour entre 2h et 2h30 je vous autorise à envoyer Monsieur Dumat faire du cerceau sur le boulevard des Capucines ».

                Gloussement de ces dames et haussement de mes épaules ponctuèrent ce joli moment d’humour.

« Ca ne vous plaît pas, vendeur 33 ? Disparaissez dans la réserve et que je ne vous revoie plus de la journée. ».  Il n’eut pas besoin de me le dire deux fois. Ravi de l’aubaine je disparus au sous-sol pour en griller une. Ma retraite fut brève et après avoir refusé plusieurs fois de regagner le magasin, Poisson-chat en référa au directeur, seul habilité à lever la punition. Ce dernier descendit en trombe :

« Vendeur 33, je vous donne l’ordre de remonter en ligne ! »

                Eteignant ma cigarette et claquant les talons, j’obtempérai en exécutant un salut militaire :

« Si c’est un ordre, mon lieutenant, je regagne le front ! »

                Ce petit récit avait pour but de décrire l’ambiance de rêve dans laquelle je vivais. On comprendra donc l’émotion qui fut la mienne lorsqu'après six mois de ce régime je fus appelé paternellement par mon gérant :

« Mon petit Philippe, je voulais te dire que le premier vendeur étant, comme tu sais, parti pour l’Allemagne au titre du travail obligatoire, ton nom est maintenant en tête de liste pour la même raison. Il est impossible de te camoufler, car il y a des contrôles réguliers. Je suppose que ça ne t’excite pas d’aller là-bas, alors si tu trouves une possibilité de te planquer, dis-toi bien que ta place sera conservée chez nous. »

                C’était alors un de nos problèmes, à nous qui venions d’avoir 18 ans et la contestation était malaisée. Ayant fait part à Maman de cette situation et n’ayant, bien sûr, aucun goût pour le STO j’en rajoutais un peu dans le côté « Tu ne veux pas que ton petit garçon aille en Allemagne ? »

Car je voyais traîtreusement dans ce malheur en puissance le prétexte inespéré de faire autre chose. De fait, Maman battit le rappel de ses relations et un ami charmant, M. Joseph, qui était affilié à une grosse entreprise travaillant au « mur de l’Atlantique » proposa de me caser temporairement à La Pallice. Fait surprenant, cet ami était de confession israélite et il ne tarda pas à être arrêté par la suite. On ne le revit jamais.

               

C’est ainsi qu’au début d’avril 43, je quittais sans tristesse une profession dans laquelle j’avais égrainé trois ans et demi. Un peu inquiet de mon futur emploi, on m’avait rassuré : je ne manierai pas la pelle ou la pioche. Mon travail (officiellement celui d’un « pointeau ») devait consister à surveiller les ouvriers, à vérifier leur présence sur les chantiers, etc. Bref, j’appartenais aux cadres et maîtrise et mon salaire mensuel était de 5000 francs logé et nourri. Le Pactole ! J’arrivai donc à La Pallice, via La Rochelle, où m’attendaient deux mois de souvenirs peu enviables.

                Le premier contact avec mes nouveaux collègues (l’ingénieur qui dirigeait le chantier et deux bureaucrates) fut cordial. On me fit visiter les locaux : quelques bureaux, un grand réfectoire avec cuisine, le tout attenant aux baraquements dans lesquels logeaient sur des lits superposés la centaine d’ouvriers affectés aux trois chantiers de la firme. Je fis aussi connaissance avec ma chambre, située tout près de là, dans la maison réquisitionnée d’un pêcheur : une petite table, un tabouret en bois, un lit de même (avec paillasse et couvertures en laine noire en guise de draps !). Le tout était du sigle : O.T. (Organisation Todt). Une pauvre ampoule pendait au plafond, éclairant un local désespérément peinturluré de chaux blanche. Je fus très vite « mis au parfum » par l’ingénieur :

« -C’est là que vous couchez. Bien entendu, la nuit, vous êtes seul responsable du dortoir et de ses occupants. S’il y a une bagarre quelconque…

-Ah bon, ils se bagarrent entre ouvriers ?

-De préférence en fin de semaine, lorsque la paie leur a permis de se procurer du vin à a cantine. Donc, dans ce cas, vous téléphonez à la Feldgendarmerie qui rétablit l’ordre.

-Je dois appeler les Allemands ?

-Rassurez-vous, ce n’est pas grave. Personne ici n’aime les Boches mais ce sont les ordres. De toute façon, vous n’avez pas à faire à la crème des travailleurs. Il y a des anciens dockers de Rouen, des Nord-Africains, des anciens légionnaires et deux bagnards de l’île de Ré. Ils sont comme nous, ils cherchent à gagner leur croûte en France avec la seule différence qu’en tant de paix ils ne seraient pas plus compétents dans le boulot. Avec les frisés, il faut au moins faire semblant de travailler parce qu’ils ont facilement le mot « sabotage » à la bouche. Pour ce qui est des trois blockhaus que nous construisons au ralenti à Loumeau-Laurière et dans les jardins du casino de La Rochelle, ils ne seront pas bien gênants, car je vois mal un débarquement possible dans le secteur.

- A part ça, M. Chaulvy (je crois bien me rappeler son nom) quelle sera mon activité ? Parce que je n’y connais rien dans ce métier !

-Je sais, M. Joseph m’a exposé votre situation, mon petit. En résumé, à 5h30 vous réveillez les ouvriers (l’heure déjà me plaisait bien !). Ceux qui refusent de se lever, sauf les malades dont vous prenez les noms, 25 francs d’amende.

-C’est le geôlier ou l’adjudant, en somme !

-Pas tout à fait. Je sais bien que ce n’est pas passionnant, mais vous devez tout de suite vous faire respecter.

-J’ai 18 ans, Monsieur, et je ne me vois pas me colletant avec les légionnaires, bagnards et autres enfants de chœur.

-Il ne s’agit pas de ça, et puis il y a les chefs d’équipe et le chef de chantier qui sont des gars très bien. Ensuite entre 6h30 et 7h petit déjeuner. Après quoi, vous allez vous balader sur les chantiers où vous pointez les présents et collez des amendes à ceux qui se tournent les pouces beaucoup trop ostensiblement. Il fait beau, c’est agréable, vous trouverez toujours un camion chargé de coffrages feraille ou de ciment qui se rend sur les chantiers. Les chauffeurs sont payés au voyage et votre signature sur leur carte attestera d’un voyage. Vous pouvez monter dans un camion à vide, le conducteur sera ravi de vous emmener, moyennant un autographe. A midi, déjeuner. Vous verrez, c’est copieux. L’après-midi, même topo que le matin et dîner à 19h. Vous avez droit à un dimanche après-midi sur deux pour aller rigoler un peu à La Rochelle, c’est à 5 km. Evidemment le soir ce sera moins drôle pour vous parce que nous tous nous logeons à La Rochelle. Vous habitez chez ce pêcheur, l’un des rares civils qui n’aient pas été évacués. C’est un très brave type et vous écouterez discrètement la radio anglaise avec lui, ça vous distraira.

-Si j’ai bien compris, nous sommes aux premières loges du « Mur de l’Atlantique » ?

-Ah ça, oui. Nos bâtiments sont à 100 mètres de la base sous-marine allemande.

-L’immense bloc de béton, c’est ça ?

-Oui. Et 9 mètres d’épaisseur protègent les alvéoles pour sous marins.

-Ca n’a jamais été bombardé ? hasardais-je…

-Non. D’ailleurs il y faudrait le paquet pour effriter une telle masse, il n’y aurait plus rien autour que la base y serait toujours. En principe, il y a une alerte tous les soirs vers 11 heures. Les anglais viennent mouiller des mines, les allemands les draguent aussitôt et ça recommence. »

                On ne peut pas dire que toute cette diatribe m’ait plongé dans l’euphorie. Il ne me restait plus qu’à essayer de me comporter comme un homme, face à une nouvelle page de ce destin.



                Dès le premier soir, les sirènes déchirèrent le silence de la nuit. J’éteignis ma lumière, ouvris la fenêtre et contemplai le joli spectacle des dizaines de projecteurs scrutant le ciel. Peu après, le ronronnement de moteurs d’avions déclencha le tir furieux d’une D.C.A. toute proche. La maison tremblait sous le recul des pièces tirant en terre. Mon marin-pêcheur m’avait prévenu que tous les abris blindés étaient réservés aux seuls allemands et que le pare-éclats jouxtant la maison n’aurait en cas de chute de bombes que le désavantage de nous faire enterrer tout de suite. J’avais l’estomac un peu serré en songeant :

« Et si c’est maintenant qu’ils se décident de bombarder, même en visant à la perfection ils ne peuvent éviter de souffler les alentours. »

                Il est dit que l’on s’habitue à tout, c’est vrai. Les alertes quotidiennes me laissèrent indifférent, si ce n’est qu’elles me réveillaient et puis… malgré tout, la désagréable impression de se sentir impuissant et sans défense.

                Mon premier réveil matinal fut pénible, lui aussi. Entrant dans le dortoir des ouvriers, j’ouvris la lumière et frappai dans mes mains, alors qu’une âcre odeur de mâles sensibilisait mon odorat. Sans euphémisme, j’en pris plus avec le nez qu’avec des pincettes.

« Allez les gars, debout, c’est l’heure ! »

Un concert amical me répondit :

« Merde ! Va te faire foutre ! Petit c.., aux chiottes !

-Soyez gentils, quoi ! Vous savez bien que je ne veux pas coller des amendes. Ne me compliquez pas la tâche… »

Bref, toutes les ressources de ma belle autorité naturelle. Il y eut ce jour-là un malade, un Algérien, qui me dit : « J’ai mal au ventre ».

Je l’inscrivis sur le petit livre de croix-rouge. « Le Docteur passera te voir, mais j’espère que tu ne tires pas au flanc, sinon ça te coûtera des sous ».

                Première constatation positive, bien que terre à terre, le petit déjeuner de 6h30 combla mes vœux les plus optimistes. Pain, café, confiture, sucre à volonté, omelette et motte de beurre de 5 kgs sur la table. Tous les repas furent à l’avenant. Je puis dire que je me jetais sur la nourriture et trouvais tout délicieux même lorsque le cuisinier belge improvisait des macaronis au chocolat. Seul le vin était remplacé par du café noir. Et puis, n’était-ce pas toujours ça de pris à l’ennemi ?

                Ainsi les jours passèrent, animés et pourtant monotones. Je mangeais certes à ma faim, j’allais même me planquer dans la nature pour m’allonger au soleil, voire cueillir des petites huitres sur les rochers, mais il y avait le reste. Tous les matins, dès potron-minet, je réveillais mon monde avec le même succès. Plusieurs fois par jour, j’empruntais des camions et faisais irruption sur les chantiers, en prenant bien soin de me faire voir de loin. Cela ne servait pas toujours à grand-chose, tel ce jour où, débarquant devant un nord-africain nommé Art Kedache, je le vis immobile, le menton appuyé sur sa pelle.

« Alors, Art Kedache, tu ne travailles pas ? Quand tu me vois, fais au moins semblant. Tu sais bien que je serai obligé de te coller une heure en bas. Je reviens dans une heure, alors fais un effort. »

                Dix minutes plus tard, j’aperçus mon lascar occupé à rouler une cigarette. Plein de patience, je pris la peine de l’avertir pour la dernière fois de ma prochaine visite. Et ce fut pour le retrouver assis à terre. Tant de bêtise laisse pantois, tant de mauvaise volonté exaspère. J’avais souvent assisté, impuissant et révolté, à des rondes d’allemands en uniforme kaki de l’organisation Todt, armés de fouets, dont ils se servaient sur les ouvriers peu empressés, en leur lançant des injures. Personne ne répondait alors…

« -Art Kedache, tu te fous de moi ? Une heure en bas !

-J’t’y couperai la tête, à toi !

-D’accord ! Et on te la coupera après, comme ça nous serons quittes ! »

                Si je n’avais eu depuis, mille bonnes occasions d’apprécier les ouvriers, de tels comportements m’eussent fait prendre le prolétariat en grippe.

                Quelques jours plus tard, le même algérien m’offrit l’unique occasion que je redoutais. En pleine nuit, on me réveilla pour m’aviser d’une bagarre dans la chambrée. Art Kedache, pris de boisson, avait assommé, à coup de barre de fer, son chef d’équipe, un brave homme à cheveux blancs nommé Leveau. Habillé en hâte, j’entrais dans le dortoir, le cœur battant. Leveau était à terre, ensanglanté et plusieurs ouvriers ceinturaient le forcené. Il me fallut, sans fierté, téléphoner à la Feldgendarmerie pour signaler l’incident. Quelques minutes passèrent avant l’arrivée de l’ambulance et de deux mastodontes casqués, la poitrine barrée de la grosse plaque « Feldgendarmerie ». Ils emmenèrent l’arabe avec facilité. J’en étais malade mais Dieu merci, l’ensemble des camarades de la chambrée approuvèrent ma décision. Il y avait tout de même aussi le pauvre Leveau !

                Le lendemain, M. Chaulvy loua ma… présence d’esprit et je fus soulagé, quelques jours plus tard, en voyant revenir Art Kedache doux comme un mouton et souriant !

               

Pour une fois dans ma vie, j’avais tapissé les murs de ma chambre de photos de stars de cinéma, ceci afin d’égayer l’endroit. A 21h, j’écoutais avec les oreilles de la foi la radio de Londres, en compagnie de mon logeur. Le brouillage était intense et les allemands tout proches. Nous étions à peine discrets. Puis, j’écrivais chez moi des lettres interminables, ce qui me distrayait et réjouissait la famille. Ensuite, il y avait l’alerte, le sommeil et… la boucle était bouclée.

                Mon premier dimanche après-midi de repos me conduisit à La Rochelle. Ville charmante où je n’avais jamais mis les pieds et où, curieusement, j’eus l’impression de tout connaître. Le port et ses deux tours, la vieille horloge, les arcades, la Grand’Place. Je me dirigeais sans hésiter. Y avais-je vécu dans une vie antérieure ? Enfin, de la gaieté et de l’animation. De nombreux cafés offraient un orchestre. Je bus exagérément avant de me faire proprement racoler par une personne du sexe opposé qui me prit par le bras en me parlant allemand.

« -Nicht compris !

-Oh ! T’es pas allemand, répliqua-t-elle désolée. C’est vrai, t’as pas vraiment le type !

-Je suis sudète !

-Ah, c’est donc ça ! »

                Je sentis aussitôt sa totale incompréhension du Sudète, mais ne voulus point manquer l’occasion. Nous prîmes un verre, le temps de lui apprendre que j’étais en service à La Pallice.

« -Dans les sous-marins ?

-Non, juste à côté.

-J’ai fréquenté beaucoup de marins allemands, mais je ne les ai pas revus depuis un moment. Tu peux peut-être me donner des nouvelles ?

-Oui, sûrement.

-Viens avec moi, je te montrerai des photos et tu me diras si tu les connais. »

                Elle m’entraîna dans sa chambre d’hôtel et… sans but lucratif dois-je dire. C’était une pure germanophile. Elle me montra des photographies de petits marins avec béret et rubans noirs dans le cou. Je fus horrible !

« -Regarde Werner !

-Oh ! Werner, le pauvre, son sous-marin n’est pas rentré de mission.

-Oh ! Et Hans ?

-Hans ? Disparu lui aussi. Etc… etc… etc… »

                L’ayant plongée dans le désespoir avec ma rubrique nécrologique, nous nous consolâmes de cette dure épreuve… jusqu’à 4h du matin. Je réalisai alors qu’il me fallait réveiller mes gars à 5h30 et que je n’avais que mes jambes pour arpenter les 5 km. Les adieux furent brefs et je fonçais dans la nuit vers La Pallice, moitié courant et moitié marchant, présentant aux multiples patrouilles un « Ausweiss » qui ne me donnait aucunement le droit de circuler la nuit. Enfin, tout se termina bien et je fis, cet après-midi-là une sieste dans la nature qui laissa très peu de place aux visites de chantiers. 

(A suivre...)



(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios 


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lundi 24 mars 2014

Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 1/7)

Philippe Dumat (1925-2006) fut l'un des tous premiers comédiens à m'accorder sa confiance et à m'offrir son amitié. Quelques mois après sa mort, sa veuve, Babette, m'offrit une copie des mémoires que Philippe avait commencé à rédiger (certainement dans les années 70/80, au regard de la qualité du papier de ces 71 pages dactylographiées), aidé de sa première épouse Nicole Vervil qui avait tapé le texte à la machine. Philippe fut-il rapidement découragé par cette tâche ardue? En tout cas, ses souvenirs inédits (nommés Mémoires d'un inconnu) sont inachevés, coupés nets au milieu d'une phrase, et s'arrêtent à la Libération. 
Bien qu'ils ne concernent pas le doublage et le cinéma, et n'abordent que ses débuts au théâtre (théâtre sous l'Occupation, tournées minables en province, etc.), je me suis dit avec le temps que ces souvenirs de jeunesse pouvaient toucher et faire rire tous les fans et amis de Philippe, réputé pour son sens de l'auto-dérision, et avaient donc toute leur place dans mon blog qui essaie de rendre hommage aux artistes de l'ombre de toutes les manières possibles...
J'ai donc le plaisir de vous offrir, avec l'autorisation et le soutien toujours chaleureux de Babette Dumat, ces mémoires sous la forme d'un "feuilleton" hebdomadaire. Bonne lecture!






Une personnalité du monde des Lettres, des Arts, des Sports, de la Politique, des Sciences, un grand chef de guerre, un fameux explorateur ou un truand renommé, bref quelqu'un de connu racontant ses souvenirs, cela a quelque chose de fascinant pour l'auteur et le lecteur... d'instructif aussi. Mais n'est-il point captivant pour l'un d'entre les autres de narrer à son tour les diverses étapes d'une vie anecdotique... ou tout au moins d'essayer ? C'est pourquoi je m'attaque à cette petite pyramide et si je dois être le seul à me lire du moins revivrai-je, en connaissance de cause, quelques phases d'une existence qui me tient à cœur.

Il n'est pas question pour moi de chercher à laisser un souvenir mais plutôt de concrétiser un présent, en me prouvant à moi-même que j'ai pu vaincre l'indolence naturelle attachée à mon signe astral. Depuis bien longtemps, j'ai tendance à m'appuyer sur le dicton humoristique " Il ne faut jamais remettre au lendemain ce que l'on peut faire le surlendemain !". Aujourd'hui, je décide de prendre ‘la bille’ (il faut bien vivre avec son temps, même si la poésie y perd).

Les années passent, l'introspection devient plus sérieuse.  On s'aperçoit que la vie de chaque être est une épopée en soi, même si elle apparaît parfois bien banale. Elle est unique, donc intéressante et respectable. Tout le monde ne peut pas être Michel-Ange, émettre la théorie de la relativité ou inventer la pénicilline, mais chacun est soi et c'est déjà beaucoup.

Le grand problème, en fait, est de bien se connaître, de s'admettre… se supporter… voire se corriger si le croquis vous semble perfectible. Mais je cesserai maintenant d'enfoncer des portes ouvertes car mon but n'est pas de philosopher (même au ras des pâquerettes…) mais de me raconter. J'admire tous ceux qui savent, au fil d'un livre ou d'un article de presse, exprimer avec style et simplicité, les pensées confuses qui nous effleurent à longueur de journée… Mais qui peut vous narrer ce qui m'est arrivé ? Alors, en attendant que vous me parliez de vous, je me permets de vous conter quelques historiettes qui ont émaillé mon parcours.


Je planterai le décor en me présentant : Je suis né un 4 Mars de l'année 1925 (pourquoi dis-je « un » ? Vous avez tout de suite compris qu'il n'y eut qu'un 4 Mars cette année-là). D'après ma mère, je vins vers 2 heures du matin, mais très rapidement (déjà cette peur de gêner !). Point de prétention à dire que j'étais un beau bébé, puisque je n'y étais pour rien. J'aurais pu être un fils à papa, j'en fus un "sans". En effet, j'avais huit ans et mon unique frère trois lorsque mon père déserta le foyer conjugal, laissant à une épouse démunie mais courageuse, le soin d'amener à maturité les deux jeunes plantes que nous étions. Hommage soit rendu à Maman pour ses sacrifices et sa ténacité. Tous ceux qui ont eu le malheur de grandir au sein d'une famille privée de son chef portent la marque indélébile de cette néfaste situation. Nous avons en la chance de ne point mal tourner, ce qui a fait dire aux intimes :"Ils ont un bon fond, ces petits". Je ne juge pas, je déplore et même je pardonnerais si j'étais la seule victime. Il n'empêche que ce fût là le premier coup dur de mon existence.
Je serai bref sur mes études. Elles ne furent guère brillantes et, cela dit sans me vanter, je fus un mauvais élève. Pas plus bête et paresseux qu'un autre, doué d'une belle mémoire mais maladivement chahuteur. Besoin de faire rire les autres. Le processus était immuable : « Dumat, fais-nous marrer ! ». La bêtise suivait. « Qui a fait ça ? »
«  C'est Dumat M'sieur »
«  Dumat, sortez !... Dumat, 500 lignes... Dumat, en retenue… Dumat, faites le tour de ces trois arbres, les mains derrière le dos, etc. »
Comment expliquer cet irrésistible besoin de dissipation, malgré le désespoir qui accompagnait l'inévitable punition ? Un psychiatre pourrait le dire. La demi-pension puis la pension, rien n'y fit. Je ne me suis jamais fait à l'état de pensionnaire, pas plus que je ne supportais le chagrin que je causais à ma mère, ou les reproches d'une famille réunie pour fustiger ma conduite.
Et pourtant, l'attrait de la gaudriole était le plus fort. Un fait à noter : je réussissais mes examens de passage, au grand dam des professeurs, en travaillant d’arrache-pied le dernier mois de l'année scolaire. Renvoyé de Ste-Croix de Neuilly (surtout, je pense, par crainte des difficultés pécuniaires de  ma mère), j'atterris au Cours Richelieu. Là, un professeur quelque peu sadique, me faisait présenter les ongles des mains repliés vers les pouces, avant d'y appliquer quelques coups de baguette, du plus agréable effet. En fin d’année, je participais à la séance récréative, organisée avec le concours des bons élèves. Le professeur fût navré de me récompenser mais je récitais bien et j'eus un certain succès dans La Farce de Maître Pathelin. Admis ensuite au lycée Carnot, en surnombre, grâce à l'intervention d'un oncle recteur d'Académie, je ne fis guère honneur à ce dernier. Je n'eus pas besoin d'une brouette pour emporter mes prix et fus, là aussi, rendu à ma famille. Par déférence pour mon oncle, on écrivit une lettre « conseillant de me diriger vers une autre branche d'activité » !
Puis, ce fût Lagny ; le pensionnat St Laurent, où je souffris deux années durant, victime de ma dissipation et souvent privé de sortie, ce qui affligeait me mère autant que moi.

A la fin de l'année scolaire 38-39, et alors que j'avais obtenu, sur les chapeaux de roues, le droit d'accéder en classe de 3ème, ma mère me fit part de ses difficultés financières grandissantes. Il était évident que je devais songer à gagner ma vie. Or, à 14 ans, et avec le beau bagage intellectuel que vous pouvez imaginer, les débouchés sont limités. Au fond de moi-même, le désir de devenir acteur était solidement ancré. Dans les huit premières années de ma vie, j’avais beaucoup fréquenté les coulisses et salles de spectacles, car mon père (qui possédait une fort belle voix de basse) participait, en dehors de son métier, à des représentations d'amateurs ou de professionnels tout à fait valables. Il s'agissait surtout de galas au profit d’œuvres charitables. Lorsqu'on voulait m’infliger une punition, on me privait de spectacle et j'étais alors désespéré, même si j’avais déjà vu six fois le dit-spectacle. Ajoutez à cela mon goût pour la récitation et ce besoin instinctif de faire rire les autres. Bref, une espèce de vocation dormait en moi.
Lorsqu'on m'arracha des bancs de l'école, qu'allait-on faire de moi ? Mon grand-père maternel avait son idée là-dessus. J’aimais tendrement mes grands-parents Dumas (nom de jeune fille de ma mère) et il en aurait surement été de même pour mes grands-parents Dumat (nom de mon père) si je les avais connus. Dans le cas du grand-père Marius, la crainte et l'admiration se mêlaient à l'affection. Je me dois d'ouvrir une parenthèse relative à ce petit monsieur d'un mètre soixante-sept, né en 1867 à Brive-la-Gaillarde, 3ème garçon d'une famille de seize enfants et très tôt orphelin. A dix ans, il quitta l'école après avoir envoyé son cartable dans la figure d'un professeur qui lui avait fait une réflexion déplaisante. Parti sur la route avec son baluchon et un franc en poche, il arpenta la France à pied, cirant les bottes et faisant le coursier, avant d'entrer par la petite porte dans une grande entreprise de chaussures. Ses dons commerciaux et ses seuls mérites lui permirent peu à peu de gravir les échelons de la hiérarchie. Un jour, il atteignit le sommet de l'entreprise et devint, sur la place de Paris, l'un des grands de la corporation. La réussite de ce « self-made-man » avait quelque chose d’encourageant pour un ignare de ma trempe.
Un jour donc, Grand-Père me prit à part et me parla pour la première fois comme à un être responsable :
« -Alors, mon petit, tu connais les difficultés de ta mère et tu conviendras que ta conduite à l’école ne justifie pas une prolongation de tes études. Mais je n’ai rien à dire dans ce domaine et je m’en fous. As-tu pensé à ce que tu désirais faire dans la vie ?
- (Timidement) Eh bien, grand-père, j’aimerais faire du théâtre.
-(Après un silence) Je t’ai demandé ce que tu voulais faire dans la vie.
-(Deux tons en-dessous) Je te dis, le théâtre me plairait bien.
- Il n’y a jamais eu de saltimbanque dans la famille, c’est pas maintenant que ça commencera. Bon, puisque tu sembles ne pas avoir d’idée, tu vas entrer dans la chaussure. J’ai suffisamment de relations chez Bally, les principaux directeurs et gérants de succursales ont été formés par moi. Ils feront de toi ce que j’ai fait d’eux, mais je te préviens, tu entreras par la petite porte afin d’apprendre l’ABC du métier.
-Je ne sais pas si j’aimerai ça..
-Tu aimeras ! Y a pas de raison. Moi j’avais la godasse dans la peau et je ne l’ai pas regretté. Demain nous irons voir M. Rocher. »
                Je n’avais plus qu’à obtempérer. A quatorze ans et demi on n’a guère d’autre choix. Quelques jours plus tard, j’entrais à la succursale de la rue du Havre, en qualité d’apprenti-vendeur. Une nouvelle étape de ma vie commençait.
                 
Les dix malheureux francs quotidiens que l’on m’accordait représentaient tout de même ma première paye. C’est important. Une ombre tragique au tableau : la France était entrée en guerre. Je dois dire que cette épreuve me frappait encore assez peu. L’immobilisme des combats aidant, la guerre était surtout pour moi la lecture des journaux avec découpage des communiqués de guerre et photos adéquates (cette manie représentant pour moi un intérêt historique m’est restée durant des années car la paix n’a, hélas, jamais régné en totalité sur notre pauvre planète).
                Mes premiers pas dans la chaussure me confirmèrent le peu d’attrait qu’exerçait sur mon être cet ustensile indispensable. Il faut dire aussi que la vérification du compostage des étiquettes ou celle du bon appareillage de deux souliers, ajoutés à la livraison à domicile de quelques paquets ne présentaient pas un intérêt majeur. Le gérant était pourtant un homme adorable, fort bon et patient à mon égard.
                Arriva juin 40, qui scella dramatiquement le destin du pays. Après quelques courtes semaines de combats pour les uns et de débandade pour les autres. La date du 2 juin (plus communément admise comme celle du « coup de poignard » de l’Italie) marqua l’interruption de ma morne carrière dans la chaussure.
                Toute ma famille maternelle, plus mon petit frère, avait émigré depuis quelques temps déjà vers St Jean de Monts. Seuls ma mère et moi demeurions dans la capitale. Les rumeurs stupides et alarmantes qui circulaient alors, l’entrée en guerre de l’Italie et la promesse d’une résistance décisive sur la Loire (sinon la Seine) nous amenèrent –tels les moutons de Panurge- à fuir un Paris menacé. Notre exode fut une page aussi mémorable que brève, tout juste bonne à meubler l’album aux souvenirs.
                La rapidité de l’avancée allemande avait contraint les autorités à incendier les dépôts de carburants autour de Paris. Il en résultait une épaisse fumée noire et graisseuse qui stagnait sur la ville. Portant deux énormes valises et un sac de marin amarré autour du corps par une grosse ficelle, tandis que Maman soulevait avec lassitude le carton à chapeaux… rempli de mes documents de guerre, nous arrivâmes tard le soir, à la gare Montparnasse. Tandis que je m’installais avec les colis dans le hall de la station du métro Bienvenue (abri idéal, aussi bien contre les avions, qu’en raison de la nappe de brouillard artificiel qui engluait Paris) Maman se mit en devoir de faire la queue devant les guichets fermés de la gare. Elle était la deuxième dans la file d’attente et passa ainsi stoïquement toute la nuit. Lorsqu’au petit jour les guichets ouvrirent, elle découvrit avec horreur que la distribution des tickets s’effectuait à l’autre bout du hall. L’Evangile a beau nous prévenir que les premiers seront les derniers, le choc qu’elle ressentit en se voyant avant-dernière dans cette foule immense qui piétinait, se traduisit par un évanouissement spontané. Lorsqu’elle fit irruption, hagarde, dans le sous-sol du métro où j’étais allongé sur nos bagages et m’apprit sa mésaventure, je compris que ce serait notre exode. « Tant pis, me dit-elle, essayons d’entrer sur le quai sans billet ».
                Reprenant mes fardeaux et enjambant les corps entassés, je refis surface tandis qu’elle vitupérait mon inutile carton à chapeaux. Fonçant avec d’autres personnes dans la rampe interdite de « feue » la gare Montparnasse, nous nous lançâmes à travers le cordon des gardes mobiles qui barraient cet accès. Heureusement ces derniers ne s’opposèrent guère à notre percée et nous arrivâmes donc en vue des voies de départ mais… du mauvais côté. Impossible d’accéder au quai sans escalader une haute barrière en ciment. Je jetais les colis de l’autre côté, puis hissais ma mère et une vieille dame suppliante au sommet de la balustrade, avant de franchir moi-même l’obstacle et de récupérer ces dames, qui attendaient à califourchon leur délivrance. Après ce très joli numéro de voltige, nous étions dans la place. De nombreux trains bondés étaient au départ. Je réussis à ouvrir une porte, malgré les protestations des voyageurs qui s’estimaient assez nombreux dans le wagon et s’écrasaient contre les vitres. Une fois montés nous nous organisâmes. Une bonne idée à mon actif : l’ouverture des toilettes, dans lesquelles des tas de bagages gênants furent entassés, servant de siège à Maman. (Impossible de préciser le nombre de fois où elle dut sortir pendant le trajet…)
                Alors nous commençâmes à nous inquiéter de la destination du train.
« -C’est celui de Rennes, dit quelqu’un.
-Mais non, il va à Granville, dit une autre personne.
-Pas du tout c’est le train de .. affirma un troisième. »
Fait symptomatique de l’ambiance « paniquarde » qui régnait alors : les voyageurs ne savaient pas réellement où se rendait le train qu’ils avaient emprunté. Il suffisait de quitter Paris. Notre objectif à nous était Nantes et la chance nous sourit. En effet, un bombardement avait détourné le train sur Le Mans, d’où une miraculeuse correspondance nous dirigea vers Nantes. Le pénible trajet dura au total quinze ou seize heures. Nous eûmes tout le temps de lier connaissance avec deux bonnes vieilles dames. Elles se rendaient à St Gilles-Croix-de-Vie (tout près d’où nous allions) possédaient leurs billets de chemin de fer et avaient eu la clairvoyance d’emporter un copieux ravitaillement, qu’elles partagèrent avec nous. Nous nous promîmes de ne pas nous séparer avant d’atteindre notre but.

                Arrivés à Nantes vers minuit, nous sortîmes sans billet grâce à la cohue. Je suivais l’une des dames en disant « Billet devant ! » et Maman précédait la seconde dame en disant « Billet derrière ! ». Nous étions épuisés et notre seule chance de ne pas passer une nouvelle nuit d’émigrants, était de trouver un taxi qui nous permettrait de franchir les 70 derniers kilomètres qui nous séparaient de notre famille. Au bout d’une heure environ, je me rappelle m’être courageusement allongé sur le sol à la vue d’un taxi, denrée rare dont les quelques spécimens déjà entrevus refusaient de s’arrêter.
                Pour mon bien, celui-ci stoppa et, moyennant une somme exorbitante, accepta de nous emmener avec nos compagnes d’infortune, ce qui équilibra nos frais. Vers trois heures du matin, nous pénétrâmes dans St-Jean-du-Monts et la première personne entrevue nous lança « Eteignez les phares ! Il y a une alerte ! ». C’était le garde-champêtre ! Cette injonction, à l’issue d’un périple harassant, dans une localité qui était loin de connaître sa vogue actuelle, avait, reconnaissons-le, un côté déprimant. Après avoir tambouriné à la porte de l’une des deux villas occupées par la famille, une de sœurs de ma mère (ma marraine) vient ouvrir et s’exclama en nous voyant « Quelle horreur ! ».
                Nous ressemblions, paraît-il, à deux charbonniers, car nos deux visages étaient recouverts d’une couche de crasse identique à celle qui stagnait à Paris. Ulcérée par ce cri du cœur, ma mère explosa :
« -Merci de ton accueil ! Après le cauchemar que nous venons de vivre !
-Mais qu’est-ce que vous venez de faire ?
-Tu es inconsciente ou quoi ? Les Allemands sont aux portes de Paris !
-Qu’est-ce que tu racontes ? Vous vous êtes affolés.
-Oh ! C’est honteux de me dire une chose pareille ! »
                A la décharge de ma tante qui, ainsi que sa sœur, s’étaient repliées avec chacune un nouveau-né âgé d’un mois, les nouvelles recueillies dans la presse et à la radio allaient moins vite que les panzers. La famille ainsi presque au complet, nos pensées allaient vers les deux oncles qui se trouvaient quelque part aux armées. Hormis cette inquiétude, notre vie était paisible. Plage, forêt de pins, repas dans le jardin en présence des deux bébés dans leurs landaus et servis par Marguerite (la domestique alsacienne de ma marraine). Cette quiétude fut des plus brève car les nouvelles étaient mauvaises depuis la chute de Paris.

                Lors d’un déjeuner qui se situait très peu de jours après notre exode et alors mêmes que nous allions attaquer un gigot, Grand-Père pérorait à très haute voix sur le fait que les allemands ne passeraient pas la Loire. Un voisin se présenta dans le jardin et s’adressa à nous : « Pas trop d’éclats de voix, les Boches sont à 100 mètres d’ici. ». Interrompant le découpage du gigot, Grand-Père exhala un mot de Cambronne désespéré puis m’intima l’ordre d’aller me cacher dans la chambre. « Allez file, toi, tu sais ce qu’ils leur font aux garçons ! »
                Au même moment, on s’aperçut que Marguerite avait disparu de la cuisine. Je n’eus pas le temps de me lever que déjà trois officiers nazis, les yeux recouverts de lunettes de soleil, aussi vertes que leur uniforme, se présentèrent dans l’encadrement de la porte du jardin. Marguerite était avec eux. Très courageusement, ma Marraine se dressa : « -Qu’est-ce que vous faites là ? Votre place est à la cuisine.
-Mais Matame, che parle allemand !
-A la cuisine, Marguerite.
-Mais Matame, che beux rentre service.
-Ben voyons, elle est de la 5ème colonne, affirma Grand-Père.
-Marguerite, je vous donne l’ordre d’aller dans la cuisine.
-Mais Matame, zes Messieurs, demantent tes champres bour leurs offiziers.
-Dites leur merde !
-Tais-toi Papa ! Dites-leur que nous sommes au complet ici avec deux bébés. »
                Marguerite traduisit et l’un des officiers prononça quelques paroles énergiques.
« -Qu’est-ce qu’il a dit ?
-Il tit que zi ils ne beuffent trouffer des champres, ils les prendront bar la force.
-Ca commence bien, conclut Grand-Père »
                Dieu merci, l’incident fut clos, en ce qui nous concernait. Marguerite avait finalement été utile en sachant expliquer notre situation. En fin de journée, entrant dans la cuisine j’y aperçus un soldat allemand, affalé sur une chaise, Marguerite affairée et Maman debout et digne, qui finissait de raconter sa vie. La conversation était démente. Le visiteur parlait un peu français et les deux femmes, incapables de se débarrasser de lui, écoutaient ses doléances sur les malheurs de la guerre et la tristesse de la séparation familiale. Maman avait enchaîné sur les difficultés que peut trouver une femme seule à élever deux enfants. La conclusion fut assez belle. Sortant une pièce de 10 francs, l’allemand la tendit en disant :
« -Voilà Madame, pour aider à élever les garçons.
-Vous êtes très gentil, mais je m’en suis toujours sortie seule.
-S’il vous plaît, Madame, c’est un plaisir.
-Non Monsieur, gardez votre argent. Je n’en suis pas là…
-Vous refusez parce que je suis un Allemand. Ah ! la guerre, grand malheur !
-Mais non, mais non, vous ne m’avez pas compris, je n’ai pas demandé la charité… »
Et l’Allemand partit, très triste…

                Les occupants n’étaient pas là depuis 24 heures que déjà leur présence était parfaitement organisée. Installés et camouflés avec leurs véhicules dans la forêt de pins, juste derrière notre villa, ils avaient pris notre jardin comme passage public et saluaient bien poliment lorsqu’ils traversaient et que nous étions attablés. Cela peut paraître très sot aujourd’hui, mais je m’étais aventuré pour la première fois vers leurs tentes de campagne, tel un lapin craintif sorti de son terrier. J’avais été attiré par des marches militaires françaises, sorties tout droit d’un vieux phonographe figurant dans leur butin de guerre. Ma surprise avait été plus grande encore en regardant bêtement un SS qui se rasait devant une petite glace accrochée à son camion.
« Ces gens-là étaient donc comme nous ! »
Ils se rendaient en rang, au pas et en slip de bain, vers la plage à heures fixes, tout en chantant à plusieurs voix « Aïli-aïlo-aïla » et ils chantaient juste. J’avais accepté, malgré les injonctions de ma mère, une tablette de chocolat offerte par un vainqueur. Elle n’était pas empoisonnée ! Ce fut mon premier acte irréfléchi de collaboration… et je n’en connais pas d’autre.
                Au bout de 3 ou 4 jours, le tambour de la ville invita tous les jeunes gens, à partir de 14 ans, à se rendre dès le lendemain matin à 8h à la mairie. Renseignements pris : un officier supérieur allemand avait reçu un ballon de football dans les jambes et le commandant local avait eu l’idée d’occuper tous les jeunes désœuvrés à des tâches dignes d’eux. Le jour dit, je retrouvais une quantité appréciable de concitoyens devant la petite mairie. On nous mis une pelle sur l’épaule, en colonne par deux et nous démarrâmes au pas en direction des dunes. Arrivés devant une petite église très ensablée, on nous mit en demeure de la dégager en creusant tout autour. Le lendemain, nous rebouchions ma tranchée et le surlendemain nous refîmes le trou. J’avais été très vite lassé de ce travail stupide, inutile et les énormes ampoules au creux de mes mains décidèrent pour moi que les meilleures plaisanteries sont les plus courtes. Je restai à la maison le 4ème jour. Il y avait d’ailleurs un fait nouveau. L’armistice était signé et les autorités, débordées par le nombre de réfugiés, souhaitaient que ces derniers regagnent leur domicile afin de mieux ravitailler les autochtones. Il fut décidé que les camions allemands transporteraient à Nantes et en priorité les gens qui travaillaient dans la capitale (ceci pour redonner vie à la nation).

                Le jour fixé, ma mère et moi, seuls éléments actifs, repliés à St-Jean-de-Monts, reprenions nos baluchons et embarquions à bord d’un véhicule de la Wehrmacht. L’arrive sur la place de la gare de Nantes fut apocalyptique ! Il y avait une foule de plusieurs milliers de personnes qui piétinait devant des portes closes. En fait, il y avait peu ou pas de trains, ce qui n’avait guère préoccupé les responsables de notre nouvel exode. Lorsque les camions furent repartis, le fait de nous retrouver là, entassés et pourtant seuls, nous désespéra et nous décida très vite à faire quelque chose.
                Nous réussîmes à apprendre que les camions allemands faisaient une halte appréciable sur une place de Nantes, avant de regagner St Jean. Toujours nantis de notre barda, nous arpentâmes la ville avant de découvrir (ô joie !) lesdits véhicules et leurs chauffeurs qui vidaient force bouteilles de bière. Notre conducteur, qui ne parlait guère français, fut rapidement circonvenu par notre langage petit-nègre. Il acceptait de nous rembarquer au terminus, malgré l’intervention inopportune de jeunes scouts trop zélés qui nous taxaient de désobéissance. Une belle envolée lyrique de Maman cloua le bec de ces morveux. Le voyage de retour nous fit presque regretter la gare de Nantes. L’allemand conduisait en chantant et en sifflant… des canettes de bière. Il était ivre-mort et arracha sous les huées de ses occupants la poignée de portière d’un camion venant en sens inverse, tout en forçant l’allure, pour se soustraire aux remontrances de ses congénères. Ce furent 70 km rapides mais angoissants.
                Parvenus à destination, nous retrouvions la famille et passions quelques jours discrets à St-Jean en attendant l’amélioration des transports. Puis ce fut le retour, sans histoire, dans la capitale, suivi de l’apparition des tickets d’alimentation et de la reprise du travail.  Je réintégrais ma succursale de la gare St-Lazare, avec résignation.

                On me nomma chef des réparations, titre ronflant et unique, qui rapportait plus d’ennuis que d’argent. J’étais responsable des ressemelages, avec une guelte de 2,5%. Il me fallait pour cela tenir un livre de sorties, astiquer et empaqueter les chaussures, les ranger par ordre alphabétique et subir les doléances des clients, puisque les réparations n’étaient jamais livrées à la date prévue. Mes gains quotidiens disparaissaient largement dans le déjeuner que je prenais au petit restaurant d’en face et dont le menu ne variait guère : hachis Parmentier et une pomme en l’air, agrémentés de la modeste ration de pain dévolue à un J3.
                Les mois passèrent, l’hiver fut rude. Sur l’intervention de Grand-Père, je passais à 15 francs fixes par jour. Puis je fus promu vendeur « seconde ligne » ce qui, en cette période de restriction était un distinguo subtil pour me donner un avancement inutile. En effet, je ne bénéficiais d’un client que dans la mesure où le premier vendeur était lui-même occupé ! Or, les bons de chaussures étaient délivrés aux usagers avec un compte-goutte, tandis que la plupart des tailles courantes manquaient et que les modèles disponibles déplaisaient aux acheteurs. Tant et si bien que le premier vendeur avait tout le temps de réaliser sa vente et d’accueillir le chaland suivant. Pendant ce temps-là, je regardais mon collègue débiter sa marchandise, tout en répétant inlassablement aux clients insatisfaits « Repassez dans huit jours ».

(A suivre...)

(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios