Pour lire la précédente partie de l'interview (partie 1/3), veuillez cliquer ici
Dans l'ombre des studios : Avez-vous fait du théâtre au cours de votre carrière?
Oui j’en ai fait, mais j’étais encore au conservatoire. C’était aux Sociétés Savantes, dans une énorme salle. Il y avait beaucoup d’écoles qui venaient, alors je ne vous dis pas le chahut (rires) ! Et puis j’en ai fait aussi avec la même troupe, une troupe de jeunes qui s’était mis ensemble pour jouer des classiques, et nous avons joué au Théâtre de Verdure du Jardin des Tuileries. Alors là j’ai vraiment joué tout le répertoire ou presque…
DLODS : Et depuis, vous n’avez pas été tentée de remonter sur les planches ?
Non, on ne le m’a pas demandé. Vous savez c’est très compartimenté en France, quand vous êtes en opérette vous faites de l’opérette, etc. C’est terrible ça, d’ailleurs… Mais même encore maintenant. Quand vous avez un emploi on ne vous prend pas dans un autre, c’est dommage ! On n’y peut rien !
DLODS : Avez-vous fait du cinéma ?
J’ai joué dans un film de Georges Péclet qui s’appelait Les Gaités de l’Escadrille (1958). Ah ça, c’était vraiment un beau navet (rires). Avec seulement des petits noms, vous savez : Bussières, Gabriello…
J’ai une anecdote qui peut vous amuser. C’était un film sur l’aviation. A un moment donné je devais prendre un avion très rapidement parce qu’il y avait un problème important et c’était Sim qui devait faire marcher l’avion. Alors lui il était déjà dans le coucou à deux places et moi je devais arriver à toute allure. Seulement j’arrive en courant, et à quelques mètres de l’avion, je tombe par terre, habillée en aviatrice, avec le parachute derrière. Alors Georges Péclet me demande ce qui se passe, je lui dis «- Je ne peux pas avancer à cause du vent », « -Bon allez, on recommence ! ». On l’a fait deux ou trois fois et au même endroit, « pouf ». J’étais très légère. Alors Péclet dit « On peut faire ça cent fois, ça va recommencer. Sim, au lieu d’être déjà dans l’avion, tu vas venir avec elle, et vous allez monter ensemble dans l’avion », ce qui fait qu’on a dû faire deux mètres de plus et on est tombés tous les deux par terre. Qu’est-ce qu’on a pu rire ! Finalement on l’a tourné avec l’hélice arrêtée, et là ça marchait.
DLODS : Et avez-vous participé à des émissions télévisées à l’époque ?
Oui, au moment de Mon p’tit pote avec Roger Nicolas on a fait pas mal d’émissions, comme La Nuit du Cinéma. C’est là, dans une espèce de palais à Paris que je monte pour me faire maquiller et je croise dans l’escalier Annie Cordy. Quand elle m’a vue, elle s’est arrêtée et m’a fait « -Ah ! » et je lui ai dit « -Moi j’ai l’habitude ! Au restaurant, partout on me prend pour vous et on me demande de signer. Au Midem c’était terrible on ne pouvait plus faire un repas tranquille où on me disait «- Annie Cordy, vous voulez bien me signer ça ? »». Et elle me répond « -Vous signez, au moins ? » «- Ah non je ne vais pas faire des faux » « -Ah je vous en supplie, signez, sinon on va trouver que je suis bêcheuse » donc après quand on me demandait un autographe je signais Annie Cordy (rires).
DLODS : C’est vrai que vous avez le même regard !
C’est fou… Jeunes on se ressemblait beaucoup ! On était coiffées pareil aussi, sans le savoir.
Les yeux, oui. Mais elle a un nez un peu plus gros que le mien ! Déjà moi, je le trouvais trop gros le mien mais mon père n’a jamais voulu que je me fasse opérer…
DLODS : Comment avez-vous été approchée pour doubler Mary Poppins ?
J’étais dans une maison de disques, DECCA RCA. Quand ils ont cherché quelqu’un pour doubler Mary Poppins, les studios Disney se sont adressés à toutes les maisons de disques de Paris et ont demandé des jeunes -j’étais jeune à l’époque !- qui pourraient éventuellement doubler Mary Poppins. Je n’avais jamais fait de doublage et ça ne me disait rien d’en faire, je ne sais pas pourquoi. Ma maison de disques a insisté et je me suis dit « S’il fait beau demain j’irai. S’il pleut je n’irai pas ». Je me réveille le matin en espérant qu’il pleuvrait, il y avait un soleil magnifique, alors j’y suis allée, rue Leredde. On était je ne sais combien. Je crois bien que tout Paris y est passé, même Sylvie Vartan. Tout le monde passait des auditions pour Mary Poppins.
DLODS : Est-ce que vous avez passé une audition distinctement pour la voix parlée et la voix chantée?
Oui j’ai fait les deux.
DLODS : Comment s’est déroulée l’audition ?
J’ai chanté ce qu’ils me demandaient, et puis nous sommes passés à l’air « Pour nourrir les p’tits oiseaux ». Dans cette chanson, il y a un son très grave, qui n’était pas un problème pour moi, l’aigu étant plus problématique que le grave. Donc j’ai fait cette note tout à fait normalement, et là les deux techniciens dans leur petite cabine sont sortis en disant « celle-là, elle l’a ! » (rires). Et je pense que c’est à cause de ça que j’ai été prise. Et puis il y a quand même aussi le fait que j’avais le même timbre que Julie Andrews. C’est Philippe Bouvard qui a remarqué ça. Dans l’une de ses émissions, il a pris la petite chanson « Le morceau de sucre » et il l’a mise en alternance en anglais et en français, on ne sentait pas de différence de timbre de voix. Il s’en était rendu compte.
Eliane Thibault en 1965, interviewée à propos de Mary Poppins
DLODS : Comment avez-vous trouvé le film et le personnage de Mary Poppins ?
Adorable, charmant. Ce n’était pas une sorcière, c’était une fée ! (rires)
DLODS : Comment se faisait le doublage des chansons ? Avez-vous assimilé rapidement la technique ?
Il y avait une portée qui défilait, avec le texte en dessous. Et autant le texte, on ne savait rien à l’avance, mais pour la musique on répétait beaucoup. Mais je pense que quand on est musicien, on est aidé même pour le texte. Quand vous écoutez bien l’anglais, vous sentez qu’il y a un rythme, alors vous dites les paroles françaises dans le rythme de l’anglais. Moi je n’en avais jamais fait, et j’ai compris du premier coup. Ils n’en revenaient pas, et moi non plus d’ailleurs ! D’ailleurs à un moment les deux techniciens pour le texte sont sortis et m’ont dit «- Soyez gentille d’aller un peu moins vite… » «- Pourquoi ? » « -Vous, vous êtes payée au forfait, mais nous nous sommes payés à l’heure, donc nous avons intérêt à ce que ça dure ! » (rires). Alors il faut se mettre bien avec tout le monde dans ce métier. Du coup, de temps en temps je me trompais. Et hop, on recommence ! (rires). C’est un métier, il faut penser à tout !
DLODS : C’est une technique qui n’est pas facile. Certains grands acteurs ont essayé d’en faire et n’ont pas réussi.
Je me souviens de Lucette Raillat, qui chantait « La môme aux boutons », la chanson de Bourvil. C’était une jeune femme, drôle, comique. Et dans un doublage que j’ai fait, on l’a appelée pour un rôle, et elle en a été incapable. Ca n’a jamais été synchrone. C’est curieux ! On essayait tous de l’aider et il n’y avait rien à faire. Trop de personnalité, peut-être. Parce qu’il faut laisser de côté sa personnalité pour faire du doublage.
DLODS : Pour en revenir à Mary Poppins, vous souvenez-vous des chansons du film ?
Oui, surtout « Supercalifragilisticexpialidocious »… Les enfants s’en souviennent. Et les parents autour de moi me disaient « On en a marre d’entendre ta voix à la télé », ils écoutaient ça en boucle (rires). En vacances dans les Pyrénées d’où je suis originaire, les petites cousines m’amenaient tout le temps des copines à elle quand j’étais en pleine conversation. Je ne m’étonnais même plus, je me retournais et je chantais « Supercalifragilisticexpialidocious » (elle chantonne), je sortais un petit couplet et je reprenais la conversation. Elles venaient pour ça (rires) ! Ah, ça a beaucoup marqué les enfants !
DLODS : Vous pouvez me le faire (rires)?
Mais je viens de vous le faire (rires). Ce qui était difficile, c’est qu’à un moment donné dans le film elle disait ce mot là à l’envers. Alors, une fois, deux fois, trois fois… je n’y arrivais pas ! Et je dis à l’équipe « Ecoutez, vous me le marquez sur un papier, et puis je travaille ce soir, et demain matin, vous branchez et ça sera la première chose que je ferai en arrivant». Alors je l’ai fait du premier coup, mais dans le taxi, je n’y arrivais pas à l’envers… C’était difficile!
DLODS : Avez-vous eu des difficultés sur d’autres chansons ?
Quand elle chante « Le morceau de sucre », à un moment donné il y a une vocalise dans la glace qui lui répond. Alors je me faisais du soucis pour ça, je me disais cette vocalise est aigue, moi je n’ai pas cet aigu. Je leur ai dit « Il n’y a pas de problème car avec ma sœur on a la même voix, s’il le faut elle viendra faire la vocalise dans la glace ». Ils m’ont dit « Ce n’est pas la peine, Julie Andrews non plus n’a pas la voix aigue, c’est quelqu’un d’autre qui a fait cette vocalise dans la version originale », donc ils ont gardé la vocalise qui se trouvait sur la bande orchestrale. C’est vrai que Julie Andrews a une voix assez grave comme moi. Je donne l’impression d’aigu, mais je chante plutôt grave.
DLODS : Quels souvenirs gardez-vous de vos partenaires ?
La direction musicale était d’André Theurer et il me semble que les dialogues étaient dirigés par Serge Nadaud. Michel Roux doublait mon partenaire (Bert). Il était très gentil, mais il travaillait tellement ce garçon, que quand ce n’était pas à lui, il dormait ! Je ne sais pas comment il faisait… Il disait « - Bon, ben à tout à l’heure ! » cinq minutes, pan, il dormait. On lui tapait sur l’épaule « -C’est à toi ! » et il revenait. Mais autrement il était très gentil.
DLODS : Et Monsieur et Madame Banks ?
Tous les comédiens ont fait la voix parlée et la voix chantée de leurs personnages. La mère était doublée par une charmante comédienne, avec une voix acidulée (Nicole Riche, ndlr). Pour ce qui est du comédien qui doublait le père (Roger Tréville, ndlr) d’habitude je dis toujours du bien de tout le monde mais là il était d’une prétention, d’une suffisance. Je n’ai pas eu d’histoires avec lui, mais il en a eu avec presque tout le monde. C’était incroyable ! Il était très bien, mais il était pontifiant. Je n’aime pas les gens comme ça…
DLODS : Quelqu’un a relevé le nom de Guy Marly dans l’ancien générique. Doublait-il l’Oncle ?
|
Richard Francoeur |
Non ce n’est pas lui, car Guy Marly était un copain, j’ai fait pas mal d’opérettes avec lui. L’Oncle était doublé par un comédien qui était très capable de chanter. C’est drôle car les voix et les physiques sont un peu les mêmes. C’était un rondouillard qui avait un gros nez, mais je ne me souviens plus de son nom. Il doit être mort aussi. Je vois déjà l’âge que j’ai, et il était plus âgé que moi. (Il s’agissait en fait de Richard Francoeur, ndlr). Les noms ne sont pas marqués sur le DVD ?
DLODS : Non, le doublage n’est pas noté dans le générique du DVD.
Quand le film est sorti en 1964, à la fin il y avait écrit en gros mon nom et celui de Michel Roux et ensuite les voix françaises défilaient. Mais après ils l’ont supprimé.
"Pour nourrir les p'tits oiseaux" (version disque) par Eliane Thibault
DLODS : Savez-vous pourquoi Disney n’a jamais sorti de disque avec les chansons en français ?
Je ne le sais pas. J’ai fait un disque de Mary Poppins, mais c’est en dehors du doublage, c’est ma maison de disques Decca qui me l’a fait faire. Je me souviens de la séance de photos, c’est moi qui avais confectionné le chapeau (rires). Et ce n’est pas tout à fait les mêmes paroles. Parce que pour des problèmes de synchronisme on est obligé de dire certains mots qui ne sont pas toujours très jolis, donc pour le disque on a corrigé cela.
DLODS : Dommage, car pour beaucoup d’autres films, comme Le Livre de la Jungle, on peut trouver le CD avec les chansons françaises.
On m’avait demandé pour Le Livre de la Jungle ! C’était pendant que j’étais en tournée avec Un violon sur le toit.
DLODS : C’est Lucie Dolène qui a finalement fait la voix de la petite fille.
Voilà ! J’étais en province et je leur ai téléphoné pour leur dire que je ne pouvais pas venir.
Je n’ai jamais rencontré Lucie Dolène, mais je sais qu’elle a chanté La belle Arabelle, que j’ai chantée moi aussi mais en province. Je devais l’interpréter aussi à Paris mais j’étais prise sur Mon p’tit pote qui est restée longtemps à l’affiche.
DLODS : Après la sortie de Mary Poppins, avez-vous rencontré Julie Andrews ? Est-ce qu’il y a eu des événements particuliers pour la sortie?
Non, je ne l’ai pas rencontrée. Par contre, j’ai été invitée à La Terrasse Martini, sur les Champs Elysées avec toute l’équipe du doublage, et Walt Disney était tellement content de mon doublage qu’il m’a envoyé le parapluie et le sac de Mary Poppins. Donc j’ai été en France la première à avoir un parapluie automatique !
Pour lire la suite de l'interview (partie 3/3), veuillez cliquer ici
Suivez toute l'actualité de "Dans l'ombre des studios" en cliquant sur "j'aime" sur la page Facebook.