vendredi 29 août 2014

Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 6/7)

Une fois par semaine, retrouvez sur Dans l'ombre des studios un nouvel épisode des souvenirs de jeunesse du comédien Philippe Dumat...



               
            Dès mon retour à Paris, je m’engage dans la brigade spéciale, sorte de petite troupe de choc de la « Défense passive » (Note de Dans l’ombre des studios : la brigade spéciale de la Défense Passive, sur laquelle les informations sont rares, est à ne surtout pas confondre avec les brigades spéciales, policiers d’élite spécialisés dans la traque aux résistants). Uniforme de toile, couleur marron, avec lettres dorées sur écusson noir : « B.S. » et casque français. Dès l’alerte, nous devions gagner notre P.C. de la rue Bayen. Discipline et salut militaire. Après le rassemblement, des camions venaient nous prendre pour nous diriger sur les lieux bombardés. Là, j’ai fait mon apprentissage de l’horreur en déblayant les ruines et ramassant morts et blessés. Les alertes étaient quasi-quotidiennes et nocturnes. Nous avions une sirène à deux pas de la maison et… je ne l’entendais pas. C’est beau d’être jeune. Maman me secouait et me disait (pleine de reproches) : « Va à tes déblaiements ! »
                Aussitôt levé et encore à moitié endormi, j’offrais le spectacle du monsieur à poil et casqué ! Je vais me permettre, pour la petite histoire, de conter par le menu les péripéties de ce que fut mon premier déblaiement. Rassemblés par la grâce de la sirène, en son P.C. de la rue Bayen, le groupe « Ternes » de la Brigade Spéciale (4 sections de 12 hommes chacune) est dirigé par camions sur les lieux du bombardement en cours, c’est-à-dire à Gennevilliers. Là, des avions anglais ont pilonné des dépôts de carburant et un atelier allemand de réparations pour leurs chars et camions. L’objectif est en bordure de la Seine et il faut reconnaître que l’attaque a été aussi précise que faire se peut, eu égard à la proximité d’habitations civiles non évacuées. Notre mission consiste en priorité à sauver un maximum de vies françaises : gens bloqués dans leurs caves ou blessés à secourir. A défaut, ramasser les morts.
                Arrivés sur les lieux au moment où sonne la fin de l’alerte, le spectacle est impressionnant. D’immenses lueurs en provenance des cuves à essence en flammes et des ateliers allemands s’élèvent dans la nuit claire. Première vision terrible que celle d’un parachutiste anglais (dont l’avion a dû être abattu) et qui descend lentement et inexorablement vers le brasier. Soudain, la chaleur désintègre littéralement la corolle de soie et l’homme tombe, comme une pierre, au cœur de l’incendie. Les pompiers français sont déjà sur place, tentant de protéger un gazomètre tout proche, tandis que le feu attaque de temps à autre une nouvelle cuve de carburant. Mon cœur bat fort en parvenant sur le chantier qui nous est assigné : un groupe de quelques maisons détruites.
                Nantis de pelles, pioches, lampes de secours et brancards, nous fouillons les ruines, mais en vain. Ou bien les locataires avaient pu se mettre à l’abri, ou nous avons été précédés par d’autres sauveteurs. Je me dirige alors, avec quelques camarades, vers un autre lieu et soudain j’aperçois dans le fond d’un énorme entonnoir de bombe, deux cadavres d’allemands. Ce furent donc les deux premiers que je vis, le spectacle me fascinait, me glaçait et me donnait envie de fuir. L’un des deux retenait ses tripes à deux mains, tandis que sa jambe droite était littéralement dévissée sur elle-même. Le second avait la tête ouverte en deux parties parfaitement égales et l’on avait l’impression de deux profils qui se regardaient nez à nez. Mon chef de section ordonna à quatre hommes (dont moi) de descendre ramasser les corps. Vert comme un sous-bois, ainsi que l’a si joliment défini Courteline, un camarade supplia notre supérieur :
« -Je ne peux pas y toucher, je vous demande pardon… La prochaine fois, je vous promets…
-D’accord. Contente-toi de regarder, mais il faudra t’y coller à la prochaine occasion parce que, si c’est pour regarder, tu peux rester chez toi ! »
                J’avais bien envie de l’imiter mais à quoi bon ? Autant se lancer tout de suite. Je me mis donc en devoir de descendre au cœur de l’excavation lorsqu’un officier allemand surgissant d’on ne sait où s’écria « Non Monsieur, pas toucher ! »
                Je l’aurais embrassé. Il est bien évident que les Fridolins attachaient peu d’importance à des cadavres inutiles, préoccupés qu’ils étaient de sauver en premier lieu leur matériel. C’est pourquoi nous assistions, médusés, au spectacle de soldats pilotant à toute vitesse des camions arrachés des hangars et dont l’arrière traînait des flammes. L’un de mes camarades fut interpellé par un officier nazi :
« -Fous, zortir camion.
-J’sais pas conduire et puis c’est pas mon boulot.
-Monzieur, fous zortir camion. »
                Le ton était menaçant et un révolver sortit pour ponctuer l’injonction. J’imaginais l’incident m’arrivant à moi, qui ne savait réellement pas conduire. Avec un courage remarquable, notre camarade (qui lui, savait conduire) entra dans la fournaise, sortit au volant d’un camion et précipita celui-ci dans un énorme trou de bombe. S’extrayant indemne du véhicule renversé, il se présenta devant l’allemand, levant les bras dans un geste de fatalité :
« Et voilà ! J’vous avais prévenu, j’sais pas conduire ! »
                Blême de rage, son interlocuteur s’en tint là, Dieu merci !
Revenant alors sur mes pas, mon pied droit dérapa légèrement. La voix d’un copain me parvint aussitôt :
« Fais gaffe, Dumat, tu marches sur un intestin ! »
                Il fallait bien me rendre à l’évidence, c’était vrai. Non loin de là, mon regard tomba sur une autre vision cauchemardesque : un pied, revêtu d’une chaussette bleue sortait du sol. Visiblement un malheureux était enterré à cet endroit. Gisait-il verticalement ou horizontalement ? Je m’accroupis pour gratter délicatement le sol tout autour du membre et me retrouvai, tout bêtement, avec le pied dans ma main gantée de cuir. (Je précise que ma mère m’avait fermement recommandé de porter mes gants pour « ces sales besognes »… et que je ne songeais même pas à les ôter pour déguster le sandwiche que la camionnette du « Secours National » nous apportait sur les chantiers. Il est des circonstances où le manque d’hygiène n’a que peu d’importance ! )
                Il fallait se rendre à l’évidence : le tableau de chasse de ma section se limitait à un pied et à des intestins ! Posant les pauvres reliques sur un brancard, nous emportâmes le tout, après l’avoir dissimulé sous une couverture, en direction d’une église toute proche qui avait été transformée en morgue. Un camarade m’aidait au transport de la civière et en quittant la zone bombardée, nous passâmes au milieu d’un groupe important de civils attristés qui guettaient le résultat de nos recherches. En effet, les gens s’inquiétaient du sort de tel ou tel voisin, dont on n’avait pas de nouvelles. Chacun sait bien que les circonstances les plus tragiques engendrent souvent des éclats de rire irrépressibles. Il me revient à l’esprit, à ce propos, deux incidents survenus lors des obsèques de mon grand-père à St Pierre de Neuilly.
                Dieu m’est témoin que j’avais du chagrin. Au moment des condoléances et au milieu d’un interminable défilé, un monsieur s’informa auprès de mon grand-oncle recteur : Où était Gérard ? Transmis de bouche à oreille jusqu’à moi, ce prénom inconnu de nous tous revint à l’oncle François qui répondit, en roulant superbement les R :
« Il n’a pas dû pouvoirr venirr ! »
                La surprise s’inscrivit sur le visage du monsieur :
«- Le fils du défunt ?
-Oh, vous faites erreurr, nous enterrrons Monsieur Dumas, qui n’a jamais eu que trrois filles ! »
                Eh bien, j’ai vu s’éloigner ce pauvre homme, qui venait d’assister à une messe, après s’être trompé d’enterrement, en réprimant difficilement mon hilarité. Pas de chance, le mari d’une vieille amie de ma grand-mère a suivi presque aussitôt. Il s’est présenté à chacun des membres de la famille, en ces termes :
« Je suis Monsieur Croton, le mari de Madame Croton, qui n’a pas pu venir parce qu’elle était au lit. »
                Cette phrase, répétée vingt fois, devint insupportable ! Et, lorsqu’au cimetière où il avait suivi (ne reconnaissant personne et ne voulant oublier quiconque) il me répéta : « Je suis Monsieur Croton, le mari de Madame Croton, qui n’a pas pu venir parce qu’elle était au lit. » je suis carrément allé pouffer dans un coin et je n’étais pas le seul !
                Cette parenthèse me ramène au brancard auquel nous étions attelés. Sur notre passage des femmes se signaient et des hommes se découvraient. C’est alors qu’une voix bouleversée murmura « Oh ! Le malheureux a dû être écrasé ! »
                Sachant ce que nous transportions, je dus me mordre les lèvres au sang pour ne pas avoir l’air d’un monstre. Parvenus dans l’église, nous y fûmes accueillis par une infirmière fort affairée et qui se conduisait en maîtresse de maison, en train de faire des mondanités. Je la revois très bien avec sa blouse blanche et ses gants de caoutchouc.
« -Qu’est-ce que vous m’apportez, Messieurs ?
-Oh, des restes, Madame. »
                Elle souleva la couverture : « Ah oui, en effet… Ah oui… Attendez… Voyons… A qui est-ce, ça ? Venez avec moi. »
                Et nous la suivîmes dans une crypte en sous-sol aménagée en chapelle ardente. Là, à la seule lueur de quelques cierges, une vingtaine de formes allongées sous des draps meublaient cette salle froide et nue. Le spectacle était poignant. Fort à son aise, l’infirmière soulevait les linceuls les uns après les autres, nous imposant la vision de femmes, d’enfants, d’hommes figés dans la mort.
« Non, c’est pas ça… Là non plus… Non, attendez… »
                En découvrant l’avant-dernier corps, elle ne put réprimer un cri de triomphe : « Ca y est ! »
Spectacle hallucinant d’un malheureux homme, littéralement coupé en morceaux et dont la tête, les bras, les jambes avaient été patiemment remis à leur place par l’infirmière, à l’aide de petits morceaux de fil de fer. Elle était fière de son puzzle ainsi reconstitué.
« Vous comprenez, il faut qu’il soit présentable à la famille ! »
                De fait, le corps n’était plus amputé que d’un pied et celui que nous voyions était recouvert d’une chaussette bleue qui dissipait tout doute. La sinistre besogneuse disposa le membre manquant à l’extrémité inférieure gauche et s’empara, dans ses mains gantées, de l’intestin qui fut présentement remis à sa place.
« Et voilà, dit-elle avec un soupir sadico-satisfait, il est complet ! »
                Nous ne nous sommes pas fait prier pour quitter cet endroit de cauchemar. Revenant vers la fournaise au moment où un capitaine des pompiers demandait des volontaires pour porter, vers le cœur de l’incendie, des rallonges de tuyaux, je me désignais à lui. Dix minutes plus tard, je maudissais ma décision en ployant sous le faix d’un lourd paquet de tuyau en toile, replié en accordéon sur mon épaule. Les lances d’incendie prenaient leur source à un bateau-pompe amarré depuis peu le long du quai. Il s’agissait de trimballer ledit tuyau vers le danger et à travers un terrain parsemé de trous de bombes. Fidèle à mon habitude qui est de faire pour le mieux lorsqu’on compte sur moi, je me hâtais en titubant vers les cuves à essence qui s’embrasaient avec régularité les unes après les autres, tandis que les pompiers arrosaient avec méthode… vous allez le voir ! Soudain, je trouve sur ma route le capitaine des pompiers. Il me fait signe, avec ses deux mains, de ralentir :
« -Où cours-tu comme ça, mon petit gars ?
-Ben, je porte un tuyau, comme vous l’avez demandé !
-D’accord, mais il n’y a pas de panique !
-Ah bon, pourtant ça brûle pas mal !
-Oui, mais qu’est-ce qui brûle ?
-Ben… des dépôts d’essence !
-A qui elle est, cette essence ?
-Aux Allemands !
-Alors !!! Plus ça brûle mieux c’est, non ?
-Ah ben oui… Evidemment ! »
Je m’en voulais, pauvre imbécile, de n’avoir pas réalisé cela tout de suite…
« Tu comprends, mon petit, le fait d’arroser avec vigueur ça étale le feu, et plus ça s’étale, plus ça brûle. T’as saisi ? »
J’étais rayonnant d’admiration et de joie.
« -Compris, mon capitaine. »
                Le sauve-qui-peut général n’a pas tardé car les flammes commençaient à lécher le gazomètre et son explosion n’était plus évitable. Tout le monde se mit à l’abri et une violente déflagration déchira la nuit déjà embrasée. La multitude des petits débris projets alentour fut sans suite fâcheuse pour les personnes présentes.
                Voilà donc le récit d’un déblaiement. Je n’en ai parlé que parce qu’il fut le premier. J’ai participé par la suite à de nombreux autres sur lesquels je ne m’appesantirai pas. Ils furent fertiles en horreur et je n’y vois pas place pour l’humour, fut-il le plus noir !

                Sur le plan artistique, le théâtre est au point mort. Pour gagner ma vie j’entre à Chaillot où de nombreux comédiens en mal d’engagement trouvent un salaire honorable en figurant dans les tragédies à grand spectacle, montées par Pierre Aldebert, sur la scène ou les marches du Palais de Chaillot. Ainsi, entre juillet et novembre, on peut m’apercevoir (en cherchant bien et épisodiquement) dans Horace ou Le Cid, ce qui m’aide pécuniairement après mon arrêt de travail forcé. Je fais aussi quelques cachets avec Max Noiset (et le répertoire sacro-saint des mélos) dans plusieurs salles paroissiales ou municipales parisiennes. Je me produis donc : 47 rue Klock, 98 rue Martre, 21 rue de la Tombe-Issoire, 15 rue du Retrait, 48 rue Planque, 21 rue de Jussieu, 13 rue Fagon, 11 place du cardinal Ammette, rue Lacoste et rue du Rendez-vous… liste que je donne complètement car je la trouve, pour la capitale, à l’image des itinéraires de province.
                Au milieu de ce fatras, un grand événement s’est déroulé : la Libération de Paris en août 44. J’ai eu aussi la chance d’y participer, le plus bénévolement du monde avec la Brigade Spéciale de la Défense Passive qui était devenue pour la circonstance de « passive » à « active ». Notre chef, Couillard, avait proposé aux quelques 300 hommes de la B.S. de poursuivre une œuvre « française » en devenant des combattants et un grand pas général en avant avait répondu à son appel. Hélas ! Seul un quart des effectifs pouvait recevoir un fusil et le tirage au sort n’avait pas désigné mon groupe. Tous ceux qui pleuraient après une arme furent priés, en attendant, d’endosser une blouse blanche et de peindre, de la même couleur, leur casque en l’agrémentant d’une croix rouge.
                Ces quelques jours de folie joyeuse, passés dans l’euphorie du danger accepté, méritent une halte, car ils font partie de ces moments qui marquent une vie et une époque. Paris avait senti sa proche libération et s’agitait comme le couvercle d’une marmite qui n’en peut plus de bouillir. La résistance avait commencé prématurément l’action directe, avec le risque que pouvait comporter tout retard de l’avance alliée. Les Allemands étaient là, bien que moins voyants, dans de nombreux quartiers et personne alors ne connaissait le risque encouru par certains ponts et monuments si l’ordre destructeur de Hitler avait été exécuté. Le ravitaillement s’amenuisait encore ; le gaz et l’électricité manquaient presque totalement. Un soir, mon frère et moi avions sorti nos masques à gaz, beaucoup pour faire rire notre mère et un peu pour lutter contre la fumée qui se dégageait d’un petit réchaud à papier sur lequel nous avions décidé de faire cuire quelques haricots blancs charançonnés. Vous imaginez le nombre de boulettes de papier qu’il nous a fallu enfourner dans l’ustensile, avant de venir à bout de ce cadeau empoisonné !... et pourtant bienvenu.
                Ayant passé outre à toutes les adjurations (ou objurgations ?) maternelles, je quitte la maison très tôt le matin de ma première prise de service en qualité d’infirmer-brancardier-secouriste. Mon entrain était aussi admirable que mon inaptitude. Revêtu d’une blouse blanche, coiffé du casque blanc à croix rouge sur le devant, je remonte la rue des Acacias quasi-déserte, en sifflotant. Notre P.C. était tout proche ; un garage évacué par l’occupant, avenue de la Grande Armée. Le matériel de secours était rudimentaire ; l’instrument de travail consistait en une camionnette à gazogène réquisitionnée et hâtivement peinturlurée de croix rouges. Seule la bonne volonté était à la hauteur de la situation. Parvenu à quelques mètres du haut de ma rue, j’aperçois une tête casquée de vert et le canon d’un fusil, le tout faisant « coucou » vers moi. Moment désagréable pendant lequel j’ai rapidement décidé de ne pas interrompre mon pas et mon sifflet allègres. Serrant les fesses je suis arrivé à la hauteur de l’allemand en lui lançant un jovial salut de la main. Après tout, j’étais déguisé en inoffensif homme en blanc et ma réaction n’avait rien de suspecte.
                Passant devant la boulangerie-pâtisserie qui faisait l’angle de l’avenue de la Grande Armée presqu’en face de notre poste de secours, j’aperçus une mitrailleuse lourde embossée dans la boutique, derrière des sacs de sable et servie par deux autres vert-de-gris. Après un bonjour des plus naturels aux embusqués, j’ai traversé l’avenue pour rallier ma base opérationnelle et ai franchi le dernier mètre avec la célérité d’un monsieur dont on a piqué l’arrière-train. Ouf ! Quelle trouille, messiers dames ! Et ça n’était pas la dernière, Dieu merci !

                J’ai passé ensuite 48 heures à sillonner le secteur, cramponné sur l’aile avant de la camionnette, en brandissant un drapeau à croix rouge. Nous étions de belles cibles, offertes au caprice d’un ennemi irritable ou trop nerveux (ce qui paraît admissible, lorsqu’on sait que chaque fenêtre, chaque porte cochère, chaque toit de Paris était susceptible de dissimuler un franc-tireur). En fait, tous ces risques pris par notre équipe ne profitaient qu’à des civils imprudents ou inutilement curieux blessés par des balles perdues, alors qu’ils auraient mieux fait de rester chez eux. J’ai vu des colonnes allemandes descendre assez rapidement vers la Porte Maillot et puis les mêmes colonnes revenir sur leurs pas après avoir constaté leur impossibilité de forcer l’étau qui se refermait sur la capitale. Avec l’arrivée des premiers soldats alliés nous avons quitté la tenue blanche et touché un fusil Mauser pris à l’ennemi. Lourd engin, dont le maniement m’était étranger, mais n’étions-nous pas en pleine période d’improvisation ?
                Je n’oublierai jamais le premier G.I. venant vers moi… Il mâchait placidement du chewing-gum et sa chemise grande ouverte laissait apercevoir un système pileux digne d’un orang-outan ! Nous nous sommes embrassés et avons écrit nos noms, lui sur mon brassard FFI et moi dans l’intérieur de son casque. Il m’a fait l’offrande spontanée d’un paquet de Lucky Strike et est reparti nonchalamment vers son destin… je l’espère vers l’Oklahoma.
                Il est d’autres choses que je n’oublierai pas non plus. Cet allemand, devenu franc-tireur par le simple troc de son uniforme contre des vêtements civils, qui a été lynché et littéralement dépiauté par les ongles de plusieurs dames hystériques. Véritable pantin désarticulé et sanguinolent, qu’il a fallu achever d’une balle charitable. Ce milicien, qui ressemblait à Hitler par la moustache et qui a été fusillé dans la cour de la Mairie par un peloton hétéroclite de résistants. Il n’avait certes pas volé son châtiment, après avoir jeté des grenades sur la foule depuis un toit voisin, mais lorsque vous voyez un homme mourir, les yeux ouverts et le corps au garde-à-vous, avec un ultime sourire de défi et après avoir refusé le secours d’un prêtre qui se trouvait là… vous ne pouvez réprimer un frisson dans le dos, en songeant à votre attitude éventuelle dans le cas où une erreur vous réserverait le même sort. Après le coup de grâce, l’un des sept exécutants traduisit le trouble général en déclarant :
« -Ah la vache ! Il a du cran, ce mec ! »
                Il y a eu aussi moi, montant sur un toit avec un camarade, oubliant, ou plus exactement ignorant alors le vertige auquel je suis sujet, pour tirer sur un milicien qui venait de défigurer une femme à coup de fusil alors qu’elle marchait dans la rue. Je revois également ce passage de prisonniers allemands, capturés au bois de Boulogne par la 2ème D.B. et qui remontaient l’avenue de la Grande Armée (ironie du sort !) entassés dans des camions ou des tractions-avant, lorsqu’ils étaient officiers. Les captifs, dont chaque véhicule était séparé du suivant par une jeep ou une automitrailleuse, traversaient une marée humaine déchaînée. Aussi verts que leur uniforme, les officiers de la Wehrmacht se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre les insultes, tandis que les soldats se protégeaient le visage contre les bouteilles vides lancées sur eux. De l’un des camions un jeune allemand qui ne pouvait peut-être plus supporter cette épreuve, sauta brusquement au sol. Réaction insensée et sans issue. Tout près de moi, un américain épaula sa carabine et tira deux balles dans la tête du fugitif, cependant que plusieurs autres projectiles s’abattirent sur le camion d’où s’était échappé le désespéré. Avec un copain, nous récupérâmes deux blessés : un autrichien qui était frappé dans le dos et un allemand assez âgé, avec tibia cassé et plaie ouverte. Pour emmener ces deux hommes dans le poste de secours tout proche, il fallut les protéger de la foule qui réclamait qu’on les achevât et subir les injures de nos concitoyens qui nous traitaient de sales collabos (sans crainte de se conduire eux-mêmes aussi mal que l’occupant honni pour ses atrocités !). Quant au cadavre que nous sommes allé ramasser ensuite, une grosse mégère du quartier était en train de lui donner des coups de pied et de lui cracher dessus, en l’abreuvant de mots orduriers. Devant ce spectacle confondant, j’ai demandé à cette dame si elle voulait que nous lui emportions le corps chez elle. J’avais, là encore, perdu une occasion d’éviter des mots doux !
                Que l’on me comprenne bien. Il ne me serait pas venu à l’idée d’avoir une sympathie quelconque pour ceux qui nous asservissaient depuis cinq ans. J’admets, d’autre part, que des gens qui ont souffert tout au long de l’occupation puissent se laisser aller à des débordements regrettables, mais la lâcheté et l’injustice me hérissent, la foule me fait peur ; qu’elle manifeste une grande joie ou une grande colère, elle est inhumaine, incontrôlable, sans pitié et sans intelligence. Voyez-vous, si j’avais été prisonnier et blessé à Berlin, au milieu d’une marée humaine hostile et vengeresse, j’aurais aimé voir une âme secourable m’arracher à ses griffes. Sans doute suis-je trop sensible !

                Encore une image d’Epinal concernant la libération de Paris. La descente des Champs-Elysées par de Gaulle, ses généraux de légende et ses ministres issus de Londres. Mes camarades et moi faisions la haie à un certain endroit de l’avenue. Nous nous tenions par les épaules afin de faire un rempart entre eux et le flot hurlant qui criait sa joie et voulait s’approcher. Sur tous les toits, des pompiers surveillaient le cortège afin de parer à tout acte désespéré d’un quelconque tireur isolé. La couleur, le bruit, l’allégresse… Des gens se faisant écraser les pieds par des chars d’assaut, plutôt que de reculer de 20 cm. Spectacle unique, délirant, grandiose… Inoubliable !
                Moment de fierté que celui où la B.S. fut invitée à défiler autour de l’Arc de Triomphe devant les masses assemblées et les soldats de Leclerc, dont les véhicules étaient rangés « en soleil », autour du monument. Toutes les voitures militaires et engins blindés avaient leur capot recouvert d’un tissu rose, destiné (depuis leur marche sur Paris), à les soustraire de toute erreur d’appréciation de l’aviation amie. Rassemblés dans notre tenue marron, casqués et flanqués d’un fusil sur l’épaule, nous avions été harangués par notre chef :
« Alors vous vous alignez sur le voisin, six par six, tous les fusils à la même hauteur ; quand je dis « gauche » je ne veux pas voir un couillon se tromper de pied. Comprenez-vous les gars, faites comme si vous aviez défilé toute votre vie, on vous regarde ! »
                Le miracle se produisit et notre passage fut impeccable. Vivement applaudis, nous tournâmes la tête vers les soldats de la 2ème D.B. qui nous lançaient des « Bravo les petits gars ». Bien sûr, nous avions fait plus que ceux qui n’avaient rien fait, mais tellement peu en regard des héros de la résistance ou de ces hommes qui venaient du Tchad… qu’un léger sentiment de gêne tempérait mes ébats.
                La B.S. qui avait perdu sept hommes durant les déblaiements, compta 11 autres morts au cours de la semaine libératoire (ou de libération… à voir). J’ai su que plusieurs autres camarades engagés par la suite dans la première armée, étaient tombés au front, en menant la guerre à son terme.

                Cette petite fresque étant brossée et Paris délivré, il fallut attendre encore près de 33 semaines pour voir s’achever en Europe le cauchemar de 68 mois ! Durant cette période, mon activité artistique se poursuivit sans éclat. Outre les représentations dont j’ai parlé auparavant, je fus contacté par l’intermédiaire du bureau de placement des artistes (la célèbre et sinistre rue Taitbout, longtemps connue des acteurs) pour cinq galas dans le Nord de la France, avec La Pocharde. Les tournées Jackson cherchaient en effet un docteur Marignan. Je me rappelle, avec une certaine tendresse, de cette famille Jackson où le père, la mère, la fille et le fils jouaient la comédie. Tout cela baignait dans une grande médiocrité. Les accessoires de scène n’étaient jamais au rendez-vous, car les patrons s’accusaient mutuellement à chaque fois d’avoir oublié les accessoires sur la cheminée de leur salon. Durant les cinq représentations données dans des localités minières, le père Jackson, qui était très dur d’oreille, entra sur scène au moment où l’un des interprètes avisait la coulisse en s’écriant : « Tiens, voilà la patronne ! »

                Immanquablement, la main de la fille apparaissait et ramenait le vieux sorcier Grégoire hors de l’action en lui disant d’une voix lassée « C’est pas à toi, Papa ! ».

(A suivre...)


(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios



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mardi 26 août 2014

Décès de Jean Berger (1917-2014)

Je viens d'apprendre avec tristesse par deux amis comédiens que Jean Berger nous a quittés il y a quelques jours (ses obsèques ont eu lieu cet après-midi). Né en 1917, il était avec Renée Simonot, Georges Aubert, Hubert de Lapparent et André Valmy l'un des grands doyens du doublage français. Il fait ses débuts au théâtre à Bordeaux, sa ville natale, avant de monter à la capitale. Marié à la comédienne Micheline Bona, il mène une carrière très discrète au cinéma, mais tourne en revanche beaucoup pour la télévision, notamment des téléfilms et séries historiques (La Caméra explore le temps), sa distinction naturelle le menant à des emplois "aristocratiques". 

Sa voix chaude et élégante le prédestine à doubler des acteurs britanniques tels que Patrick MacNee (John Steed) dans la série mythique Chapeau melon et bottes de cuir, Roy Dotrice (Leopold Mozart) dans Amadeus ou Robert Shaw (shérif de Nottingham) dans La Rose et la Flèche.
Il est également la voix de Charlie dans la série Drôles de dames, le narrateur des Envahisseurs, Edward Mulhare (Devon Miles) dans K2000, Michael Shaerd (l'amiral Ozzel) dans L'Empire contre-attaque, Philip Stone (Capitaine Blumburtt) dans Indiana Jones et le temple maudit, Jolly Jumper dans Lucky Luke - Daisy Town... Chez Disney, il travaille régulièrement pour Jean-Pierre Dorat dans les années 70: narrateur de La mare aux grenouilles et du redoublage partiel des Trois Caballeros, le journaliste à la fin des Aventures de Bernard et Bianca (1977).



Avec Jean (Repas des séries, 2009)
Faisant partie de ce que l'ami Roger Lumont appelle "l'honneur de la profession", il était pour beaucoup de comédiens un camarade charmant, et un comédien passionnant, que j'ai eu à titre personnel la chance de rencontrer grâce à mon collègue François Justamand (La Gazette du Doublage) qui l'avait interviewé pour son livre Rencontres autour du doublage (éditions Objectif Cinéma) et avait organisé en 2009 en sa présence et celle d'une vingtaine de fans un mémorable "repas des séries" thématique autour de Chapeau melon et bottes de cuir. 
Je me permets de relayer ici quelques hommages et anecdotes d'amis ou correspondants comédiens laissés sur les pages facebook de Dans l'ombre des studios:

William Coryn: "J'aimais beaucoup Jean. J'étais son jumeau d'anniversaire et le jour de mes 40 ans il m'a appelé pour me dire : Aujourd'hui, mon cher William, j'ai exactement le double de ton âge. Au revoir, Jean."


Edgar Givry: "La classe,en effet. Quand j'ai joué l'Exil de Montherlant au studio des champs Elysées avec Pierre Pistorio, Martine Sarcey, il y avait avec nous sa femme, Micheline Bona qui venait de faire la voix du démon de L'Exorciste, je lui demandais de me parler de la même façon en coulisse. C'est à ce moment là que j'ai connu Jean. Je ne faisais quasiment pas de doublage à l'époque mais me rendais bien compte qu'il y avait pas mal de talents dans ce milieu."


Jackie Berger: "Un comédien de talent et un homme courtois, d'une grande gentillesse, bienveillant, la grande classe ! Au revoir mon oncle, puisque c'est ainsi que je vous ai toujours appelé et toujours vouvoyé car vous m'en imposiez."

Bernard Métraux: "Jean a toujours fait preuve d'une droiture et d'une intransigeance exemplaires dans la défense de notre métier, dans ses droits, ses acquis, dans l'exigence de sa qualité. De toutes les luttes, il a sans cesse montré un sens inaliénable de l'éthique et fait partie de ceux qui ont apporté au doublage ses lettres de noblesse. 
Nous perdons un Ami et un Camarade."

Serge Martina: "Jean Berger était non seulement un acteur très fin, mais aussi un homme de qualité. Adieu Jean. On ne t'oubliera pas."

Frédéric Pieretti: "C'était un délicieux gentleman, un acteur de talent et un ancien adorable avec les galopins de débutants que nous étions. Un bout de notre jeunesse qui s'en va. Adieu, Jean."

Thierry Wermuth: "Jean Berger... Sa voix... Son regard clair... Sa gentillesse... Son élégance ... Son talent formidable d'acteur... Sa discrétion..
Sa droiture... Ses engagements... Un homme rare. Des souvenirs et beaucoup d'émotions."






Jean Berger "Je plains le temps de ma jeunesse" par ina




Extrait de Chapeau melon et bottes de cuir avec les voix de Jean Berger (John Steed) et Michèle Montel (Emma Peel)




Générique des Envahisseurs avec la voix de Jean Berger



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lundi 18 août 2014

Philippe Dumat : Mémoires d'un inconnu (Partie 5/7)

Une fois par semaine, retrouvez sur Dans l'ombre des studios un nouvel épisode des souvenirs de jeunesse du comédien Philippe Dumat...



          Je m’aperçois que, décidément, le mois d’octobre 1943 fut fertile en anecdotes en tous genres. La dernière en date se situe dans la petite localité charentaise de St Agnant-les-Marais (non loin de Rochefort) où nous oeuvrions les 23 et 24, après un autre doublé à Chalais, et juste avant un retour d’un mois à Paris. Un de nos camarades, très souffrant depuis deux jours, avait vu son état empirer au point de le rapatrier d’urgence. Un autre devait l’accompagner et comme, bien entendu, il ne s’agissait pas de manquer deux représentations, notre dynamique chef de troupe avait résolu le problème en décidant d’affecter l’un des nôtres à un rôle plus important que celui qu’il tenait habituellement, tout en téléphonant au Bureau paritaire d’avoir à nous expédier « en catastrophe » un jeune premier capable de jouer le soir même le rôle de Lucien Labroue dans La Porteuse de Pain. Le paritaire de la rue Taitbout à Paris est tristement connu des gens du spectacle au chômage, car c’est là qu’ils sont contraints de pointer hebdomadairement afin de ne pas perdre leurs droits à la Sécurité Sociale. Accessoirement, le 83 rue Taitbout est une agence de placement qui dispose d’un fichier artistique et peut, en de telles occasions, dépanner une troupe en difficulté. (Je n’ai jamais vu cet organisme proposer une belle affaire à ses fichés).
                En ce qui concerne le camarade choisi pour entrer dans la peau d’Etienne Castel (dans la pièce : mon tuteur), il s’agissait du brave Rochard. Pas plus mauvais qu’un autre, ce cher Marc (qui avait quitté la Marine à 45 ans en se disant « Et si je faisais du théâtre ! »). Un point noir : la mémoire, véritable tragédie pour le malheureux ! C’était l’incertitude perpétuelle, le trou quotidien, à la nuance près que l’endroit de la défaillance variait constamment. Seul point de repère annonciateur : une montée de sueur au front, qui mettait fort à propos en éveil les partenaires. L’affolement de Rochard fit peine à voir.
« -Je sais à peine mes textes en les travaillant pendant deux mois et vous voulez que je joue en une journée un rôle très long !
-Enfin, tu joues dans la pièce depuis des dizaines de fois !
-Oui mais je suis du début, et jamais en scène avec Etienne Castel !
-Il s’agit de sauver une situation…
-Je vais faire dans ma culotte…
-Ecoute, tu sais bien de quoi il s’agit quand même ? »
                Horreur ! L’intrigue de la pièce échappait en partie à l’artiste. Défaut (assez rare à ce point-là) de tous ceux qui s’imaginent l’action éteinte lorsqu’ils ne sont pas en scène.
Autre panique que celle du jeune comédien que l’on jeta avec une brochure dans le train Paris-Rochefort et qui arriva, la tête pleine de son texte, c'est-à-dire en ne sachant plus un mot.
« Allez, merde mes enfants ! », fut (à défaut d’une répétition efficace) le suprême encouragement administré aux deux malheureux ainsi expédiés dans l’arène. La noblesse du trac vient du fait qu’il est égal à lui-même. Il n’est pas pire sur la plus grande scène de la capitale qu’à St-Agnant-les-Marais. Il vous donne l’envie irrésistible d’être ailleurs. Il n’est pas plus racontable que la divine détente, l’apaisement, le soulagement auxquels l’acteur s’abandonne à la fin d’un spectacle bien accueilli par le public.
                Mais nos deux compères étaient pour l’heure dans les affres de la période néfaste. Ils n’auraient même pas la compensation d’une petite annonce expliquant la situation aux spectateurs, afin de réclamer leur indulgence. Le parfait anonymat des affiches et l’absence de photos dans le programme-confetti permettaient de remplacer Machin par Tartempion, sans rendre de comptes au public et le sensibiliser sur la médiocrité de ce qu’il allait voir. Il faut préciser que toute la troupe était nerveuse, chacun se tenant sur le qui-vive, en prévision d’un coup dur.
                J’attendais personnellement avec anxiété le 7ème tableau au cours duquel je recevais, seul dans mon bureau, Lucien Labroue et Etienne Castel venant m’annoncer (ô beauté du mélodrame !) que je n’étais rien moins que le fils de la « Porteuse de pain », cette femme que je défendais instinctivement avec véhémence, fougue et désintéressement contre les méchants. J’avais raison d’appréhender cette séquence. Jusqu’à ce moment, l’action s’était déroulée cahin-caha, les comédiens jonglant avec le texte des deux compères, ou leur soufflant habilement. Et puis, deux ou trois interlocuteurs en présence d’un autre qui possède mal son texte peuvent se débrouiller… mais seul contre deux « qui ne savent pas » devient un jeu périlleux !
                Donc, lorsque je viens entrer en scène, l’un poussant l’autre, mes deux malheureux partenaires hagards, je me sentis bien esseulé ! Rochard était déjà en transpiration, l’autre hochait la tête et levait les bras, en prononçant quelques « eh oui ! » hébétés. Je ne me rappelle plus du texte officiel, bien entendu, mais je résume la scène grosso modo :
« Bonjour, mon cher tuteur ; tu vas bien Lucien ?
-Bonjeur. Eh oui…
-Asseyez-vous mes amis. Alors, quelles nouvelles ?
-Eh bien… Bof… Eh oui… Ah, ah, ah… C’est que…
-Etes-vous allés là-bas ? »
                Après chacune de mes phrases, ma main caressait ma bouche, ce qui me permettait de souffler discrètement leur réponse à ma question. Pour l’instant, leur dialogue se résumait à des affirmations ou des négations entrecoupées de « Eh oui… C’est que… Bof… Ah, là, là…. ».
                Mon tuteur, incapable de rester assis, marchait de long en large en épongeant son front.
« -Eh oui… Ah mais… Enfin…
-Vous avez consulté le service de la préfecture (oui)
-Oui… Eh… Eh…
-Vous avez appris des choses intéressantes ? (oui)
-… Oui… Ah ! C’est que… pouh… (toux) »
                A force de faire les demandes et les réponses, et bien que le supplice de mes copains fut intolérable, une atroce envie de rire me gagna. Ils n’en savaient pas une virgule et je ne pouvais tout de même pas leur dire : « Est-ce que par hasard je ne serais pas le fils de Jeanne Fortier ? ». Arrivés à ce point crucial de la pièce, il fallait baisser le rideau ou espérer un miracle. Irrésistiblement, cruellement, le fou-rire s’abattit sur moi. Dans la salle, les gens commençaient à trouver qu’il ne se passait pas grand-chose et après un silence attentif, quelques toux annonciatrices de l’ennui, fusèrent à droite et à gauche. Je me levai et gagnai le fond de la scène, dos au public, secoué de rire nerveux, impossible à maîtriser. Je me mordais, me pinçais au sang, incapable de me dominer tandis que les deux responsables, fort éloignés de la rigolade, égrenaient inlassablement leurs onomatopées.
« -Ah ! Mais… C’est que…
-Eh oui… Bof…
-Ah, là, là… Tsst… Peuh… Oh mais… Hein ?
-Eh ben ! »
                Le fait de les entendre renforçait mes hoquets, cependant qu’en coulisse le personnage de Cri-Cri qui devait entrer peu après, passait un bon moment à nos dépens. Je l’entendais qui se foutait de nous : « Oh ! Mes enfants, c’est le grand bain ! Oh les vaches, c’est Molitor ! »
                Le moment était venu de faire quelque chose, sous peine de faire baisser le torchon. Sacré Marius, ta présence derrière le décor m’inspira une miraculeuse décision. Après une respiration qui interrompit mes dilatations de rate, je fonçais sur la porte, l’ouvris, attrapant le troisième larron et le précipitant en scène, je lui lançai :
« Alors Cri-Cri, on écoute aux portes ? »
Sauvés ! Le nouvel arrivant était au fait des événements et donc capable de nous tirer d’affaire. Il le fit avec habileté, me révélant le secret de ma naissance, que les deux autres n’avaient pas osé dévoiler ! Enfin retombés sur nos pieds, avec un semblant de vraisemblance nous achevâmes le spectacle au grand soulagement de tous.
               
Ce fut ensuite le retour à Paris où, durant un mois, nous répétâmes La Pocharde et Roger la honte. Mise en route le 25 novembre 1943 et cela, presque sans interruption, jusqu’au 18 mars 1944. A nos deux mélos confirmés, s’ajoutaient donc les chefs d’œuvre de Jules Mary. Dans La Pocharde j’interprétais le grand premier rôle, celui du méchant Docteur Marignan, qui se suicide à la fin de la pièce pour expier sa mauvaise foi. Je précise qu’il est difficile de sortir de sa poche un petit tube et d’en avaler prestement le contenu malgré les interventions de son fils, puis de tomber raide sur la fesse droite sans soulever une hilarité générale que je redoutais.
                Après 57 représentations de la pièce, je me découvris une ecchymose à cet endroit précis et je n’échappais pas aux plaisanteries concernant ce qui était arrivé à la pauvre Sarah Bernhardt à la suite de chutes réitérées. Dans Roger la honte, je jouais trois rôles : Raymond de Noirville, le grand avocat qui meurt au troisième acte sans avoir pu révéler aux jurés le seul nom capable de sauver son client et ami ; celui de sa femme, maîtresse de l’accusé et donc alibi indiscutable de Roger Laroque puisqu’elle était avec lui lors du crime qu’on lui impute. Je me rappelle fort bien le grand moment où le méchant Luversan fait passer un petit papier à l’avocat au cours de sa plaidoirie, lui révélant son infortune. Superbe et honnête avant tout, de Noirville va annoncer le nom qui sauvera celui qui l’a trahi.
« -L’accusé était avec une femme à l’heure du crime ! Et cette femme, messieurs les jurés, se nomme… se nomme… (hoquets !)…
-Tais-toi, Raymond… hurle l’accusé.
-Cette femme… (râles)… se nomme… »
                Et pan, encore une chute sur la fesse de Philippe, qui est mort ! « Condamnez-moi, Messieurs les jurés, condamnez-moi ! » dit Laroque, en s’effondrant en même temps que le rideau ! 
                A la fin de la pièce, je jouais le fils du défunt, charmant jeune premier falot et imberbe, ce qui était nécessaire après la moustache du père et… la monstrueuse composition du brigadier de gendarmerie que je faisais au quatrième acte (faux nez, moustache en croc, képi soutenu par les oreilles, accent incroyable de péquenaud et obscurité propice sur scène). Venue voir la pièce (comme de bien entendu) l’auteur de mes jours m’avait trouvé parfait (comme de bien entendu) et m’avait simplement demandé quel était le guignol au quatrième acte :
« C’était moi, Maman ».
                Un rire gêné de commisération avait accueilli cette révélation. Il faut dire que le texte était émaillé de trouvailles gratinées autant que conventionnelles !!! Interpellant à la frontière Roger la honte évadé et circulant sous un nom d’emprunt, mon personnage flanqué d’un figurant qui tenait un fanal à la main, déchiffrant avec difficulté les papiers d’identité du sus-nommé. Imaginez la caricature et l’accent du terroir :
« Gendarrme, approchez la chandelle. Moineau (moins haut), Pluseau (plus haut), pas ciseau (pas si haut). Bono ! William Farrinay… Neuve-York, mais je connais ça moi… C’est près de… »
Suivait alors le nom du patelin où nous nous trouvions et cette facétie soulevait des gloussements de joie dans l’auditoire.
               
La première représentation de cette nouvelle série à Gacé (Orne) eut cette particularité rare de ne pas avoir lieu pour un motif imprévisible. Il y avait le même soir, dans la localité, un vague cirque dont la classe internationale valait la nôtre. Notre administrateur hurla en constatant l’absence de location pour notre spectacle, il invectiva le maire qui avait accepté deux troupes le même soir, mais rien n’y fit. On ne peut pas lutter contre un cirque et très sportivement le directeur nous invita tous à assister à son programme, ce qui meubla notre relâche forcée. Le chapiteau était comble, sauf les six premiers rangs qui furent garnis cinq minutes avant le début de la soirée par l’arrivée sur « un rang et en chanson » d’une cohorte de SS allemands, officiers en tête. Rapidement, le serpent vert s’enroula autour de la pièce et la soirée put commencer.
                Le lendemain, nous étions à Livarot, non loin de Gacé et il nous fallut emprunter pour y arriver le petit tortillard dont la tête de ligne se situe à l’embranchement de Ste Gauburge. On ne peut certes avoir un souvenir valable chaque jour et le seul qui me reste de Livarot est une odeur : celle des énormes colis du célèbre fromage, empilés sur le quai que nous empruntions pour sortir de la gare. Passant au milieu d’une haie de « Livarots », nous en prîmes plus avec le nez qu’avec des pincettes.
                Le cycle se déroula sans trop d’avatars. Le circuit était émaillé de quelques « villes » nouvelles telles : Goderville, Charleval, Cany où nous inaugurions la nouvelle salle. Chanay sur Lathan, Vernou sur Brenne en Touraine (sur ma demande, car certains membres cossus de ma famille y vivaient, repliés dans un ravissant castelet) et puis… et puis… Villers-Bocage (pas le Villers-Bocage du Calvados mais son homonyme de la Somme). Un léger retour en arrière s’impose pour narrer cette histoire.
               
Depuis quelques temps, notre administrateur nous avait appâtés avec la nouvelle ville qu’il nous avait dégottée : « Mes enfants, j’ai une date sur notre itinéraire qui m’a l’air d’être intéressante. » La lettre du directeur de la salle avait circulé parmi les comédiens. Imaginez une missive calligraphiée « J’attendrai la troupe à la gare d’Amiens avec un autocar, les chambres seront retenues à l’hôtel où vous pourrez prendre vos repas. Je m’occupe de la location, etc. »
Le jour dit, entassés dans la salle d’attente de la gare, alors qu’il pleuvait des hallebardes, nous attendions depuis une bonne demi-heure, riant sous cape, tandis que notre malheureux chef de troupe donnait des signes visibles d’impatience. Soudain, la porte s’ouvrit devant un monsieur en casquette, rougeaud et passablement ivre.
« -C’est les artistes ?
-Oui Monsieur ! Vous êtes envoyé par le directeur du cinéma ?
-Non c’est moi ! révéla l’homme qui avançait en titubant.
-Vous êtes en retard !
-Ah ben, y fait un temps dégueulasse ! (ce monsieur n’avait de rapport avec son écriture)
-Bref, le car est là ?
-Oui oui, le camion est là. »
                L’impatience de Houlvigue croissait, tandis que nous réprimions un début de fou-rire.
« -Vous avez fait le nécessaire pour les chambres ?
-Oh, c’est pas la peine, y a personne dans c’t’hôtel.
-La location marche au moins ?
-Oh, on ouvrira à 5 heures, c’est suffisant. Vous viendrez voir le commandant allemand avec moi pour faire repousser le couvre-feu. Y a une belle garnison de SS ici. »
                Ivre de rage, l’administrateur nous invita à sortir avec nos valises. Un camion-benne, à gazogène, stationnait sous la pluie. Nous nous y entassâmes pendant que l’énergumène aidait les femmes à monter, en leur mettant la main au postérieur et en demandant :
« Avec laquelle que j’couche, cette nuit ? »
                Houlvigue, vexé comme un pou, se tassa dans la cabine avant avec la plus âgée de ces dames et… le chauffeur, qu’il put ainsi insulter tout au long du trajet. Ni la pluie, ni l’inconfort, ni les secousses ne ternirent notre hilarité. Seule la panne, un kilomètre avant l’arrivée, tempéra notre joie. Il fallut arpenter la distance, chargés de valises, à travers les intempéries, la boue, la fange et la perversité !
                L’arrivée à l’hôtel, puis sur le lieu du spectacle n’eut rien à envier à ce qui précédait. Tout était minable, lépreux. Les décors les plus élémentaires étaient de sortie et il n’y avait, pour toute la troupe, qu’une seule et unique loge d’artistes. Quand je dis « loge », je veux dire : une pièce sale, avec une table, trois chaises, pas de glace, pas un porte-manteau, pas d’eau, un éclairage misérable, bref la grande classe. Au comble de la fureur, Houlvigue, montrant ses chaussures crottées et son costume de voyage usé, avec pantalon en accordéon, nous lança : « Vous m’avez vu pour le UN, le DEUX, le CINQ, le SEPT. Inutile d’abimer vos vêtements de scène dans cette porcherie. Jouez tels que vous êtes. Dumat, venez donc avec moi et le patron de cet établissement, voir le chleuh de service. »
                Parvenus à la Kommandantur, nous fûmes introduits chez le commandant allemand qui claqua les talons et se montra fort courtois. Il aimait bien les Shausspieler theater et accepta de reculer d’une heure le couvre-feu en vigueur. Les spectateurs devraient conserver leur ticket d’entrée afin de ne pas avoir d’ennuis avec les patrouilles de nuit. Ayant appris de la bouche du directeur de la salle que nous présentions un spectacle de variétés, l’Obersturmführer promit qu’il délivrerait quelques 300 permissions à ses hommes. Nous étions atterrés à la pensée de ces 300 SS de la division « Adolf Hitler » assistant à La Porteuse de pain affichée ce soir à Villers-Bocage. D’un commun accord, nous étions convenus de forcer sur la chanson, misérable bluette, ponctuée d’un pauvre pas de danse, par les comiques « C’est l’amour de la boulange (bis), AH ? AH ? AH ? Ah ! C’est l’amour de la boulange, l’amour de la boulangerie qu’il nous faut ! »
                Même en rajoutant tous les couplets, il était à craindre que ce morceau ne nous sauve pas du massacre ! Songez à votre réaction si vous aviez la malchance d’être en garnison dans un bled d’Outre-Rhin et que l’on veuille vous récompenser en vous faisant assister à La Porteuse de pain… en allemand !
                A l’heure du lever du rideau, la salle était occupée par plus d’une moitié de spectateurs en uniformes de feldgraus, à écussons noirs. Nous étions habillés tels qu’à la ville, c’est-à-dire peu repassés ni soignés. Ce fut, comme on dit en terme de métier, une jolie reluisante ! L’exiguité de la scène (tant en largeur qu’en hauteur) se traduisit par un bon gag. La haute stature de notre administrateur fut que, contrairement à Marseille-en-Beauvaisis où sa tête dépassait au-dessus du rideau, ici elle était au trois-quart masquée par la frise d’avant-scène ! Tant et si bien que toutes les cinq minutes, l’interprète (toujours sous le coup de la colère) soulevait ladite frise et s’adressait au public entre les répliques pour lui lancer : « Voyez ma gueule ? »
                La soirée passa, la chanson passa, les quelques répliques drôles de la pièce du genre :
« -Reste là, tête-en-buis et fais le guet.
-Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah…
-Qu’est-ce que tu fais ?
-Je fais le gai ! »
connurent le succès habituel renforcé, après un léger décalage, par trois cent rires teutons. Ils riaient de confiance. Je ne sais pas qui a osé dire que les allemands étaient brutaux et méchants : ils ne nous ont pas tiré dessus ! Parti le dernier du théâtre j’eus même un haut le corps en franchissant la porte. Quatre molosses armés et casqués m’encadrèrent. Ils poussèrent la délicatesse jusqu’à m’escorter vers l’hôtel, afin de m’éviter tout incident avec une patrouille. Evidemment, je n’avais aucun billet à présenter à un contrôle éventuel, mais le fond de teint que j’avais conservé aurait pu justifier de ma profession. Quoi qu’il en soit, je vous certifie que le parcours entre quatre lascars qui me dépassaient tous d’une tête m’a procuré un indéfinissable complexe de culpabilité, à défaut de la sérénité du héros marchant vers le supplice.
                A chaque jour suffit sa peine, aussi le sommeil du juste a-t-il couronné notre épreuve. Débordant, comme nous l’avons vu, le cadre de la Normandie, notre tournée a sillonné quelques localités de Tourraine, de la Sarthe, des Deux-Sèvres et de Charente. A La Flèche, un jeune amateur local est venu me soutirer les tuyaux susceptibles de lui ouvrir la carrière de comédien. J’ai évité, par orgueil, de lui dire combien j’avais de mal à assurer ma propre survie, mais lui ai demandé ce qu’il avait déjà joué dans sa troupe sarthoise. Il m’a répondu :
« J’ai interprété Le Kid, de Corneille ! »
Alors, je lui ai conseillé de monter à Paris et de se préparer dans un cours d’art dramatique, à la carrière pour laquelle il semblait fait.

                Je n’ai plus souvenance du lieu de cet incident, mais un soir l’un de mes partenaires me déclara en scène : 
« Vous voilà de retour, mon cher, avec une miteuse pine ma foi, l’absence ne vous pas été profitable !!! »
                Je reconnais avoir eu du mal à tenir le coup, surtout lorsque le coupable me glissa à l’oreille :
« Oh ! Qu’est-ce que j’ai dit ? »
                Tout le monde avait compris qu’il s’agissait, bien entendu, d’une « piteuse mine » ; et l’impassibilité du public s’explique par le fait que chacun n’ose croire qu’un acteur ait pu sortir une telle énormité. Seul un fou-rire général sur scène inciterait les spectateurs  à penser qu’ils ont bien entendu.
                Un autre soir, dans La Pocharde, je me trouvais seul pour le monologue de dix minutes (qui est censé durer une heure) et au cours duquel le docteur Marignan, enfermé dans l’appartement de l’héroïne, ressent progressivement les effets néfastes d’émanations d’oxyde de carbone. Il faut que vous sachiez que « la pocharde » est en prison pour le meurtre supposé de son mari et qu’elle-même est accusée d’ivrognerie. Or, en fait, la malheureuse est victime d’intoxication provenant d’un four à plâtre contigu à son logement. La preuve des méfaits dudit four laverait la malheureuse femme de tous soupçons et contredirait le diagnostic du docteur. Une seule solution pour effacer toutes preuves : incendier le domicile de la victime, ce que le méchant se met en devoir de faire, lorsqu’il est surpris pour la plus grande joie de l’audience par le brave sorcier Grégoire, un vieil homme sympathique, campé par notre camarade Rochard, à la mémoire toujours aussi incertaine. D’humeur maussade ce soir-là, je vois entrer le brave Grégoire, plié sur sa canne et qui me lance :
« Ah ! Docteur Marignan, je vous surprends… Ah ! Docteur Marignan… Ah… Ah, ah, eh oui… Docteur Marginan… Aha, ah… »
Le pauvre baignait dans la sueur.
«- Qu’y a-t-il Grégoire ?
-Ah, ah, Docteur Marignan… »
                Il arpentait la scène en pleine panique puis vint tout près de moi en me murmurant :
« Je n’en sais plus une broque ! »
                Alors moi, cruel et lassé, j’ai quitté le plateau en lui disant :
« Grégoire, je vous laisse à vos réflexions ! »
                Oh, bien sûr, je suis revenu, car il fallait bien terminer l’acte, mais seulement après que le pauvre eut parcouru le décor dans tous les sens en débitant des onomatopées !

                A Chef-Boutonne (Deux-Sèvres), alors que nous débarquions devant le théâtre, nous nous régalâmes avec « le tambour de ville » qui oeuvrait consciencieusement. Particularité : ce tambour était un trompettiste. Affublé d’un baryton, il attirait l’attention en soufflant dans son instrument. Puis il faisait son annonce avec un accent incroyable. Face à nous, il claironna avant de nous apprendre que nous jouions « Ce soir, « Les deux gosses » avec vingt z’artistes des grands théâtres parisiens. » Puis il ajouta « La semaine prochaine, la troupe Tartempion interprètera « Mignon drame » de Monsieur Gouette » (est-il besoin de dire qu’il s’agit de Goethe ?)
                Assez jolie soirée au Municipal de St Flour, où nous avions poussé une pointe. Le seul et unique décor disponible se composait d’une toile de fond, représentant une toile violette sur ciel jaune. Je n’exagère pas les couleurs. Quelques arbres miteux meublaient les côtés. Lorsque la scène se passait dans le salon, on avait recommandé au premier acteur entrant chez ses hôtes, d’ajouter à son texte, tout en admirant les chaises, tables ou fauteuils disposés en plein air : « Oh que c’est joli chez vous ! »
                Ceci afin que le public s’imprègne bien du fait que nous ne trouvions pas dans le train-fantôme !
                Parvenus à la scène dramatique, où mon personnage hurle sa jalousie à sa femme et la menace de donner à un vaurien l’enfant qu’il croit illégitime, un rire feutré se répandit dans l’orchestre, avant de gagner le balcon. Un peu décontenancé, j’élevais le ton tandis que les rires enflaient, se transformant rapidement en fou-rire général. Tout cela ne dura que quelques secondes, mais dans cas-là, les secondes sont longues. Ne remarquant rien d’anormal dans la tenue ou le visage de ma partenaire, j’avisai discrètement ma braguette ou toute partie de moi-même susceptible de désordre. Rien. C’est alors que l’hilarité ne nous permettant plus de nous faire entendre, nous nous sommes retournés machinalement pour apercevoir, planté devant l’incroyable toile de fond, un pompier de service tenant un seau à la main. Il s’agissait d’une sorte de demeuré à grosse moustache qui semblait tout heureux d’avoir trouvé la seule place d’où l’on voyait bien le spectacle. De la coulisse, l’administrateur, attiré par le tollé général qui remplaçait l’habituel silence angoissé, s’adressa au coupable :
« Espèce de c… voulez-vous me foutre le camp ! Disparaissez, vous m’avez compris, pauvre crétin ! »
Et le malheureux de disparaître avec son seau, non sans avoir hésité sur le côté à choisir pour s’éclipser. Je vous certifie qu’il n’est pas aisé, après une telle « tasse », de récupérer un public et de l’obliger soudain à reprendre conscience du drame que nous sommes censés vivre…
Après un « relâche » à Tours (ce qui est logique lorsqu’on sait que cette ville est tout de même une préfecture !) nous avons joué le 18 mars à Gièvres, localité qui clôturait cette série et mettait un terme (en ce qui me concerne) aux tournées Bernard Dupré.

                Pris dans l’engrenage des artistes de province, j’étais aussitôt contacté par les tournées Max Noizet, pour un circuit où nous devions alterner six pièces. Outre mon répertoire de La Porteuse de pain et de Roger la honte s’ajoutaient Les deux orphelines (rôle du Chevalier De Vaudray), Le chanteur des rues (rôle de Jean, la pièce et le rôle ne me laissant aucun souvenir), Vous n’avez rien à déclarer (Frontignac) et Blanchette dont il m’a fallu apprendre deux rôles pour ne jouer qu’une seule fois, en raison des circonstances.
Départ le 4 avril et retour le 15 mai sous la pression des comédiens qui sentaient l’imminence d’un débarquement allié et ne voulaient pas être coupés davantage de leurs familles. Dans l’intervalle se situe un petit circuit fermé au cours duquel nous passions et repassions dans les mêmes localités pour y épuiser le répertoire. Seule joie de ce périple, les courts et paisibles voyages sur des barques à fond plat, à travers les canaux du Marais Poitevin : Damvix, Maillezais, Coulon… Peu importait que notre transport s’effectuât sur les barques habituellement réservées aux vaches. Armé d’une longue perche, le batelier qui nous promenait était le gondolier du pauvre qui convenait à notre condition. Nous avons vu et revu : Corzé, Le Lion d’Angers, Le Vaneau, Celle l’Evescault, sans oublier un gala à Garancières-la-Queue.
                Sans doute serez-vous surpris en découvrant qu’il est possible de jouer plusieurs fois en si peu de temps dans des villages de cette importance, et qu’un public suffisant puisse remplir les salles. Eh bien, je répondrai que tout cela se peut, mais je dois à la vérité ajouter qu’il n’a pas toujours été possible de le vérifier. En effet si certains relâches étaient prévus, d’autres, bien plus nombreux nous furent imposés par les événements. Tous étant des cas « de force majeure » dus par exemple au manque d’électricité, nous n’étions pas payés. Et pourtant ! De durs voyages étaient nécessaires pour arriver en dépit des bombardements de voies ferrées qui occasionnaient des retards énormes aux trains. Drame le 3 mai en arrivant à Chambois. Il n’y avait que deux places louées, et c’étaient deux enfants à demi-tarif. Renseignement pris, les Allemands avaient fusillé l’avant-veille un habitant du pays, découvert avec un poste émetteur, et de ce fait tout le village était en deuil. Pas question d’aller au théâtre. Le corps du malheureux avait été abandonné dans un chemin creux, avec interdiction d’y toucher. Un notable de la région avait tout de même obtenu l’autorisation d’enterrer décemment la victime le lendemain matin.
                Après avoir remboursé nos deux spectateurs et donc annulé la soirée, nous regagnâmes le pauvre petit hôtel, non sans avoir décidé d’assister, par solidarité, aux obsèques du résistant. Le spectacle du lendemain matin fut bien émouvant. Tous les habitants et nous en dernier suivirent, à travers les rues du village, le modeste corbillard traîné par un cheval de labour. Moment poignant et dérisoire que le trajet de cet attelage ridicule, portant un pauvre cercueil en bois blanc, au milieu d’une tristesse et d’un recueillement que seuls troublaient les énormes rires de SS allemands, se tapant sur les cuisses. Tous ces jeunes hommes, dont je ne sais plus s’ils appartenaient aux divisions Adolf Hitler, Totenko ou Das Reich,  étaient répartis sur les trottoirs, casqués et revêtus de leur tenue camouflée. Certains tiraient à la mitraillette sur un malheureux chien, qu’ils avaient badigeonné de peinture rouge. Le jeu consistait, bien entendu, à éviter de toucher la pauvre bête qui zigzaguait, affolée, dans la rue…

                Je ne peux m’empêcher (puisque nous sommes à Chambois) d’ajouter un chapitre emprunté aux mémoires de guerre du général Eisenhower. Il suffit pour cela de se vieillir de quelques semaines.
                Après les violents combats issus du débarquement allié, une poche allemande subsistait dans la région de Falaise. Pour la résorber, des milliers de bombardiers s’employèrent à marteler les adversaires pris au piège. Suprême raffinement, les anglo-américains ménagèrent un goulot par où les allemands et leur matériel cherchèrent à s’échapper de la nasse. Ce point de fuite passait par Chambois et naturellement un intense matraquage aérien se localisait sur le secteur. Lorsque le chef du corps expéditionnaire raconte qu’il visita la localité de Chambois avec un masque pour se protéger de l’odeur nauséabonde de la mort, des bulldozers déblayaient les rues, encombrées des 60.000 cadavres qui s’y étaient entassés. Je ne peux m’empêcher de penser à tous ces jeunes hommes impitoyables, dont les corps gisaient peut-être là où ils avaient sévi, écrasés par une force contre laquelle ils étaient impuissants.
                Tous ces empêchements à l’exercice de notre profession se soldèrent le 14 mai par une interruption de la tournée. Il faut ajouter que les comédiens pressentant l’imminence d’un débarquement firent pression sur la direction afin de rejoindre leur famille. Notre moral était bas et mon état d’esprit, à l’issue d’un épuisant voyage de 36 heures, m’inspira un très joli poème qui fera date dans la panoplie des rossignols :

« Après un atroce voyage
De trente-six heures durant
Nous arrivons avec bagages
Ainsi que des clochards errants.

Enfin, nous voici parvenus
Au bout de notre expédition
Et la mémoire dans les nues
Donnons la représentation.

J’attends avec sérénité
La suite de cette épopée
Me ce qui, au fond, me ravit
C’est lundi, de revoir Paris. »



(A suivre...)


(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios



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