(Partie 1: Enfance, Débuts dans la chaussure, L'Exode, Partie 2: Marchand de chaussures, Figuration, Le mur de l'Atlantique , Partie 3: Fin du mur de l'Atlantique, Théâtre Pigalle, Audition pour une tournée,
Partie 4: Première tournée, Partie 5: Première tournée (suite), Partie 6: Défense passive, Libération de Paris, Partie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus)
Je
m’aperçois que, décidément, le mois d’octobre 1943 fut fertile en anecdotes en
tous genres. La dernière en date se situe dans la petite localité charentaise
de St Agnant-les-Marais (non loin de Rochefort) où nous oeuvrions les 23 et 24,
après un autre doublé à Chalais, et juste avant un retour d’un mois à Paris. Un
de nos camarades, très souffrant depuis deux jours, avait vu son état empirer
au point de le rapatrier d’urgence. Un autre devait l’accompagner et comme,
bien entendu, il ne s’agissait pas de manquer deux représentations, notre
dynamique chef de troupe avait résolu le problème en décidant d’affecter l’un
des nôtres à un rôle plus important que celui qu’il tenait habituellement, tout
en téléphonant au Bureau paritaire d’avoir à nous expédier « en
catastrophe » un jeune premier capable de jouer le soir même le rôle de
Lucien Labroue dans La Porteuse de Pain.
Le paritaire de la rue Taitbout à Paris est tristement connu des gens du
spectacle au chômage, car c’est là qu’ils sont contraints de pointer
hebdomadairement afin de ne pas perdre leurs droits à la Sécurité Sociale.
Accessoirement, le 83 rue Taitbout est une agence de placement qui dispose d’un
fichier artistique et peut, en de telles occasions, dépanner une troupe en
difficulté. (Je n’ai jamais vu cet organisme proposer une belle affaire à ses
fichés).
En ce qui concerne le camarade
choisi pour entrer dans la peau d’Etienne Castel (dans la pièce : mon
tuteur), il s’agissait du brave Rochard. Pas plus mauvais qu’un autre, ce cher
Marc (qui avait quitté la Marine à 45 ans en se disant « Et si je faisais du théâtre ! »). Un point
noir : la mémoire, véritable tragédie pour le malheureux ! C’était
l’incertitude perpétuelle, le trou quotidien, à la nuance près que l’endroit de
la défaillance variait constamment. Seul point de repère annonciateur :
une montée de sueur au front, qui mettait fort à propos en éveil les
partenaires. L’affolement de Rochard fit peine à voir.
« -Je sais à peine mes textes en les
travaillant pendant deux mois et vous voulez que je joue en une journée un rôle
très long !
-Enfin, tu joues dans la pièce depuis des
dizaines de fois !
-Oui mais je suis du début, et jamais en scène
avec Etienne Castel !
-Il s’agit de sauver une situation…
-Je vais faire dans ma culotte…
-Ecoute, tu sais bien de quoi il s’agit
quand même ? »
Horreur ! L’intrigue de la
pièce échappait en partie à l’artiste. Défaut (assez rare à ce point-là) de
tous ceux qui s’imaginent l’action éteinte lorsqu’ils ne sont pas en scène.
Autre
panique que celle du jeune comédien que l’on jeta avec une brochure dans le
train Paris-Rochefort et qui arriva, la tête pleine de son texte, c'est-à-dire
en ne sachant plus un mot.
« Allez, merde mes enfants ! »,
fut (à défaut d’une répétition efficace) le suprême encouragement administré
aux deux malheureux ainsi expédiés dans l’arène. La noblesse du trac vient du
fait qu’il est égal à lui-même. Il n’est pas pire sur la plus grande scène de
la capitale qu’à St-Agnant-les-Marais. Il vous donne l’envie irrésistible
d’être ailleurs. Il n’est pas plus racontable que la divine détente,
l’apaisement, le soulagement auxquels l’acteur s’abandonne à la fin d’un
spectacle bien accueilli par le public.
Mais nos deux compères étaient
pour l’heure dans les affres de la période néfaste. Ils n’auraient même pas la
compensation d’une petite annonce expliquant la situation aux spectateurs, afin
de réclamer leur indulgence. Le parfait anonymat des affiches et l’absence de
photos dans le programme-confetti permettaient de remplacer Machin par
Tartempion, sans rendre de comptes au public et le sensibiliser sur la
médiocrité de ce qu’il allait voir. Il faut préciser que toute la troupe était
nerveuse, chacun se tenant sur le qui-vive, en prévision d’un coup dur.
J’attendais personnellement avec
anxiété le 7ème tableau au cours duquel je recevais, seul dans mon
bureau, Lucien Labroue et Etienne Castel venant m’annoncer (ô beauté du
mélodrame !) que je n’étais rien moins que le fils de la « Porteuse
de pain », cette femme que je défendais instinctivement avec véhémence,
fougue et désintéressement contre les méchants. J’avais raison d’appréhender
cette séquence. Jusqu’à ce moment, l’action s’était déroulée cahin-caha, les
comédiens jonglant avec le texte des deux compères, ou leur soufflant
habilement. Et puis, deux ou trois interlocuteurs en présence d’un autre qui
possède mal son texte peuvent se débrouiller… mais seul contre deux « qui
ne savent pas » devient un jeu périlleux !
Donc, lorsque je viens entrer en
scène, l’un poussant l’autre, mes deux malheureux partenaires hagards, je me
sentis bien esseulé ! Rochard était déjà en transpiration, l’autre hochait
la tête et levait les bras, en prononçant quelques « eh oui ! » hébétés. Je ne me rappelle plus du
texte officiel, bien entendu, mais je résume la scène grosso modo :
« Bonjour, mon cher tuteur ; tu
vas bien Lucien ?
-Bonjeur. Eh oui…
-Asseyez-vous mes amis. Alors, quelles
nouvelles ?
-Eh bien… Bof… Eh oui… Ah, ah, ah… C’est
que…
-Etes-vous allés là-bas ? »
Après chacune de mes phrases, ma
main caressait ma bouche, ce qui me permettait de souffler discrètement leur
réponse à ma question. Pour l’instant, leur dialogue se résumait à des
affirmations ou des négations entrecoupées de « Eh oui… C’est que… Bof… Ah, là, là…. ».
Mon tuteur, incapable de rester
assis, marchait de long en large en épongeant son front.
« -Eh oui… Ah mais… Enfin…
-Vous avez consulté le service de la
préfecture (oui)
-Oui… Eh… Eh…
-Vous avez appris des choses intéressantes ?
(oui)
-… Oui… Ah ! C’est que… pouh…
(toux) »
A force de faire les demandes et
les réponses, et bien que le supplice de mes copains fut intolérable, une
atroce envie de rire me gagna. Ils n’en savaient pas une virgule et je ne
pouvais tout de même pas leur dire : « Est-ce
que par hasard je ne serais pas le fils de Jeanne Fortier ? ».
Arrivés à ce point crucial de la pièce, il fallait baisser le rideau ou espérer
un miracle. Irrésistiblement, cruellement, le fou-rire s’abattit sur moi. Dans
la salle, les gens commençaient à trouver qu’il ne se passait pas grand-chose
et après un silence attentif, quelques toux annonciatrices de l’ennui, fusèrent
à droite et à gauche. Je me levai et gagnai le fond de la scène, dos au public,
secoué de rire nerveux, impossible à maîtriser. Je me mordais, me pinçais au
sang, incapable de me dominer tandis que les deux responsables, fort éloignés
de la rigolade, égrenaient inlassablement leurs onomatopées.
« -Ah ! Mais… C’est que…
-Eh oui… Bof…
-Ah, là, là… Tsst… Peuh… Oh mais…
Hein ?
-Eh ben ! »
Le fait de les entendre
renforçait mes hoquets, cependant qu’en coulisse le personnage de Cri-Cri qui
devait entrer peu après, passait un bon moment à nos dépens. Je l’entendais qui
se foutait de nous : « Oh !
Mes enfants, c’est le grand bain ! Oh les vaches, c’est
Molitor ! »
Le moment était venu de faire
quelque chose, sous peine de faire baisser le torchon. Sacré Marius, ta
présence derrière le décor m’inspira une miraculeuse décision. Après une
respiration qui interrompit mes dilatations de rate, je fonçais sur la porte,
l’ouvris, attrapant le troisième larron et le précipitant en scène, je lui
lançai :
« Alors Cri-Cri, on écoute aux
portes ? »
Sauvés !
Le nouvel arrivant était au fait des événements et donc capable de nous tirer
d’affaire. Il le fit avec habileté, me révélant le secret de ma naissance, que
les deux autres n’avaient pas osé dévoiler ! Enfin retombés sur nos
pieds, avec un semblant de vraisemblance nous achevâmes le spectacle au
grand soulagement de tous.
Ce fut ensuite le retour à Paris où, durant un mois, nous répétâmes La Pocharde et Roger la honte. Mise en route le 25 novembre 1943 et cela, presque
sans interruption, jusqu’au 18 mars 1944. A nos deux mélos confirmés, s’ajoutaient
donc les chefs d’œuvre de Jules Mary. Dans La
Pocharde j’interprétais le grand premier rôle, celui du méchant Docteur
Marignan, qui se suicide à la fin de la pièce pour expier sa mauvaise foi. Je
précise qu’il est difficile de sortir de sa poche un petit tube et d’en avaler
prestement le contenu malgré les interventions de son fils, puis de tomber
raide sur la fesse droite sans soulever une hilarité générale que je redoutais.
Après 57 représentations de la
pièce, je me découvris une ecchymose à cet endroit précis et je n’échappais pas
aux plaisanteries concernant ce qui était arrivé à la pauvre Sarah Bernhardt à
la suite de chutes réitérées. Dans Roger
la honte, je jouais trois rôles : Raymond de Noirville, le grand
avocat qui meurt au troisième acte sans avoir pu révéler aux jurés le seul nom
capable de sauver son client et ami ; celui de sa femme, maîtresse de
l’accusé et donc alibi indiscutable de Roger Laroque puisqu’elle était avec lui
lors du crime qu’on lui impute. Je me rappelle fort bien le grand moment où le
méchant Luversan fait passer un petit papier à l’avocat au cours de sa
plaidoirie, lui révélant son infortune. Superbe et honnête avant tout, de
Noirville va annoncer le nom qui sauvera celui qui l’a trahi.
« -L’accusé était avec une femme à
l’heure du crime ! Et cette femme, messieurs les jurés, se nomme… se nomme…
(hoquets !)…
-Tais-toi, Raymond… hurle l’accusé.
-Cette femme… (râles)… se nomme… »
Et pan, encore une chute sur la
fesse de Philippe, qui est mort ! « Condamnez-moi,
Messieurs les jurés, condamnez-moi ! » dit Laroque, en
s’effondrant en même temps que le rideau !
A la fin de la pièce, je jouais
le fils du défunt, charmant jeune premier falot et imberbe, ce qui était
nécessaire après la moustache du père et… la monstrueuse composition du
brigadier de gendarmerie que je faisais au quatrième acte (faux nez, moustache en
croc, képi soutenu par les oreilles, accent incroyable de péquenaud et
obscurité propice sur scène). Venue voir la pièce (comme de bien entendu)
l’auteur de mes jours m’avait trouvé parfait (comme de bien entendu) et m’avait
simplement demandé quel était le guignol au quatrième acte :
« C’était moi, Maman ».
Un rire gêné de commisération
avait accueilli cette révélation. Il faut dire que le texte était émaillé de
trouvailles gratinées autant que conventionnelles !!! Interpellant à la
frontière Roger la honte évadé et circulant sous un nom d’emprunt, mon
personnage flanqué d’un figurant qui tenait un fanal à la main, déchiffrant
avec difficulté les papiers d’identité du sus-nommé. Imaginez la caricature et
l’accent du terroir :
« Gendarrme, approchez la chandelle.
Moineau (moins haut), Pluseau (plus
haut), pas ciseau (pas si haut). Bono ! William Farrinay… Neuve-York,
mais je connais ça moi… C’est près de… »
Suivait
alors le nom du patelin où nous nous trouvions et cette facétie soulevait des
gloussements de joie dans l’auditoire.
La première représentation de cette nouvelle série à Gacé (Orne) eut
cette particularité rare de ne pas avoir lieu pour un motif imprévisible. Il y
avait le même soir, dans la localité, un vague cirque dont la classe
internationale valait la nôtre. Notre administrateur hurla en constatant
l’absence de location pour notre spectacle, il invectiva le maire qui avait
accepté deux troupes le même soir, mais rien n’y fit. On ne peut pas lutter
contre un cirque et très sportivement le directeur nous invita tous à assister
à son programme, ce qui meubla notre relâche forcée. Le chapiteau était comble,
sauf les six premiers rangs qui furent garnis cinq minutes avant le début de la
soirée par l’arrivée sur « un rang et en chanson » d’une cohorte de
SS allemands, officiers en tête. Rapidement, le serpent vert s’enroula autour de
la pièce et la soirée put commencer.
Le lendemain, nous étions à Livarot,
non loin de Gacé et il nous fallut emprunter pour y arriver le petit tortillard
dont la tête de ligne se situe à l’embranchement de Ste Gauburge. On ne peut
certes avoir un souvenir valable chaque jour et le seul qui me reste de Livarot
est une odeur : celle des énormes colis du célèbre fromage, empilés sur le
quai que nous empruntions pour sortir de la gare. Passant au milieu d’une haie
de « Livarots », nous en prîmes plus avec le nez qu’avec des
pincettes.
Le cycle se déroula sans trop
d’avatars. Le circuit était émaillé de quelques « villes » nouvelles
telles : Goderville, Charleval, Cany où nous inaugurions la nouvelle
salle. Chanay sur Lathan, Vernou sur Brenne en Touraine (sur ma demande, car
certains membres cossus de ma famille y vivaient, repliés dans un ravissant
castelet) et puis… et puis… Villers-Bocage (pas le Villers-Bocage du Calvados
mais son homonyme de la Somme). Un léger retour en arrière s’impose pour narrer
cette histoire.
Depuis quelques temps, notre administrateur nous avait appâtés avec la
nouvelle ville qu’il nous avait dégottée : « Mes enfants, j’ai une date sur notre itinéraire qui m’a l’air
d’être intéressante. » La lettre du directeur de la salle avait
circulé parmi les comédiens. Imaginez une missive calligraphiée « J’attendrai la troupe à la gare
d’Amiens avec un autocar, les chambres seront retenues à l’hôtel où vous
pourrez prendre vos repas. Je m’occupe de la location, etc. »
Le jour dit,
entassés dans la salle d’attente de la gare, alors qu’il pleuvait des
hallebardes, nous attendions depuis une bonne demi-heure, riant sous cape,
tandis que notre malheureux chef de troupe donnait des signes visibles
d’impatience. Soudain, la porte s’ouvrit devant un monsieur en casquette,
rougeaud et passablement ivre.
« -C’est les artistes ?
-Oui Monsieur ! Vous êtes envoyé par le
directeur du cinéma ?
-Non c’est moi ! révéla l’homme qui
avançait en titubant.
-Vous êtes en retard !
-Ah ben, y fait un temps dégueulasse ! (ce
monsieur n’avait de rapport avec son écriture)
-Bref, le car est là ?
-Oui oui, le camion est là. »
L’impatience de Houlvigue
croissait, tandis que nous réprimions un début de fou-rire.
« -Vous avez fait le nécessaire pour
les chambres ?
-Oh, c’est pas la peine, y a personne dans
c’t’hôtel.
-La location marche au moins ?
-Oh, on ouvrira à 5 heures, c’est suffisant.
Vous viendrez voir le commandant allemand avec moi pour faire repousser le
couvre-feu. Y a une belle garnison de SS ici. »
Ivre de rage, l’administrateur
nous invita à sortir avec nos valises. Un camion-benne, à gazogène, stationnait
sous la pluie. Nous nous y entassâmes pendant que l’énergumène aidait les
femmes à monter, en leur mettant la main au postérieur et en demandant :
« Avec laquelle que j’couche, cette
nuit ? »
Houlvigue, vexé comme un pou, se
tassa dans la cabine avant avec la plus âgée de ces dames et… le chauffeur,
qu’il put ainsi insulter tout au long du trajet. Ni la pluie, ni l’inconfort,
ni les secousses ne ternirent notre hilarité. Seule la panne, un kilomètre
avant l’arrivée, tempéra notre joie. Il fallut arpenter la distance, chargés de
valises, à travers les intempéries, la boue, la fange et la perversité !
L’arrivée à l’hôtel, puis sur le
lieu du spectacle n’eut rien à envier à ce qui précédait. Tout était minable,
lépreux. Les décors les plus élémentaires étaient de sortie et il n’y avait,
pour toute la troupe, qu’une seule et unique loge d’artistes. Quand je dis
« loge », je veux dire : une pièce sale, avec une table, trois
chaises, pas de glace, pas un porte-manteau, pas d’eau, un éclairage misérable,
bref la grande classe. Au comble de la fureur, Houlvigue, montrant ses
chaussures crottées et son costume de voyage usé, avec pantalon en accordéon,
nous lança : « Vous m’avez vu
pour le UN, le DEUX, le CINQ, le SEPT. Inutile d’abimer vos vêtements de scène
dans cette porcherie. Jouez tels que vous êtes. Dumat, venez donc avec moi et
le patron de cet établissement, voir le chleuh de service. »
Parvenus à la Kommandantur, nous
fûmes introduits chez le commandant allemand qui claqua les talons et se montra
fort courtois. Il aimait bien les Shausspieler theater et accepta de reculer
d’une heure le couvre-feu en vigueur. Les spectateurs devraient conserver leur
ticket d’entrée afin de ne pas avoir d’ennuis avec les patrouilles de nuit. Ayant
appris de la bouche du directeur de la salle que nous présentions un spectacle
de variétés, l’Obersturmführer promit qu’il délivrerait quelques 300
permissions à ses hommes. Nous étions atterrés à la pensée de ces 300 SS de la
division « Adolf Hitler » assistant à La Porteuse de pain affichée ce soir à Villers-Bocage. D’un commun
accord, nous étions convenus de forcer sur la chanson, misérable bluette,
ponctuée d’un pauvre pas de danse, par les comiques « C’est l’amour de la boulange (bis), AH ? AH ? AH ?
Ah ! C’est l’amour de la boulange, l’amour de la boulangerie qu’il nous
faut ! »
Même en rajoutant tous les
couplets, il était à craindre que ce morceau ne nous sauve pas du
massacre ! Songez à votre réaction si vous aviez la malchance d’être en
garnison dans un bled d’Outre-Rhin et que l’on veuille vous récompenser en vous
faisant assister à La Porteuse de pain…
en allemand !
A l’heure du lever du rideau, la
salle était occupée par plus d’une moitié de spectateurs en uniformes de
feldgraus, à écussons noirs. Nous étions habillés tels qu’à la ville,
c’est-à-dire peu repassés ni soignés. Ce fut, comme on dit en terme de métier,
une jolie reluisante ! L’exiguité de la scène (tant en largeur qu’en
hauteur) se traduisit par un bon gag. La haute stature de notre administrateur
fut que, contrairement à Marseille-en-Beauvaisis où sa tête dépassait au-dessus
du rideau, ici elle était au trois-quart masquée par la frise
d’avant-scène ! Tant et si bien que toutes les cinq minutes, l’interprète
(toujours sous le coup de la colère) soulevait ladite frise et s’adressait au
public entre les répliques pour lui lancer : « Voyez ma gueule ? »
La soirée passa, la chanson
passa, les quelques répliques drôles de la pièce du genre :
« -Reste là, tête-en-buis et fais le
guet.
-Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah…
-Qu’est-ce que tu fais ?
-Je fais le gai ! »
connurent le
succès habituel renforcé, après un léger décalage, par trois cent rires
teutons. Ils riaient de confiance. Je ne sais pas qui a osé dire que les
allemands étaient brutaux et méchants : ils ne nous ont pas tiré
dessus ! Parti le dernier du théâtre j’eus même un haut le corps en
franchissant la porte. Quatre molosses armés et casqués m’encadrèrent. Ils
poussèrent la délicatesse jusqu’à m’escorter vers l’hôtel, afin de m’éviter tout
incident avec une patrouille. Evidemment, je n’avais aucun billet à présenter à
un contrôle éventuel, mais le fond de teint que j’avais conservé aurait pu
justifier de ma profession. Quoi qu’il en soit, je vous certifie que le parcours
entre quatre lascars qui me dépassaient tous d’une tête m’a procuré un
indéfinissable complexe de culpabilité, à défaut de la sérénité du héros
marchant vers le supplice.
A chaque jour suffit sa peine,
aussi le sommeil du juste a-t-il couronné notre épreuve. Débordant, comme nous
l’avons vu, le cadre de la Normandie, notre tournée a sillonné quelques
localités de Tourraine, de la Sarthe, des Deux-Sèvres et de Charente. A La
Flèche, un jeune amateur local est venu me soutirer les tuyaux susceptibles de
lui ouvrir la carrière de comédien. J’ai évité, par orgueil, de lui dire
combien j’avais de mal à assurer ma propre survie, mais lui ai demandé ce qu’il
avait déjà joué dans sa troupe sarthoise. Il m’a répondu :
« J’ai interprété Le Kid, de
Corneille ! »
Alors, je
lui ai conseillé de monter à Paris et de se préparer dans un cours d’art
dramatique, à la carrière pour laquelle il semblait fait.
Je n’ai plus souvenance du lieu
de cet incident, mais un soir l’un de mes partenaires me déclara en
scène :
« Vous voilà de retour, mon cher, avec
une miteuse pine ma foi, l’absence ne vous pas été profitable !!! »
Je reconnais avoir eu du mal à
tenir le coup, surtout lorsque le coupable me glissa à l’oreille :
« Oh ! Qu’est-ce que j’ai
dit ? »
Tout le monde avait compris
qu’il s’agissait, bien entendu, d’une « piteuse mine » ; et
l’impassibilité du public s’explique par le fait que chacun n’ose croire qu’un
acteur ait pu sortir une telle énormité. Seul un fou-rire général sur scène
inciterait les spectateurs à penser
qu’ils ont bien entendu.
Un autre soir, dans La Pocharde, je me trouvais seul pour le
monologue de dix minutes (qui est censé durer une heure) et au cours duquel le
docteur Marignan, enfermé dans l’appartement de l’héroïne, ressent
progressivement les effets néfastes d’émanations d’oxyde de carbone. Il faut
que vous sachiez que « la pocharde » est en prison pour le meurtre
supposé de son mari et qu’elle-même est accusée d’ivrognerie. Or, en fait, la
malheureuse est victime d’intoxication provenant d’un four à plâtre contigu à
son logement. La preuve des méfaits dudit four laverait la malheureuse femme de
tous soupçons et contredirait le diagnostic du docteur. Une seule solution pour
effacer toutes preuves : incendier le domicile de la victime, ce que le
méchant se met en devoir de faire, lorsqu’il est surpris pour la plus grande joie
de l’audience par le brave sorcier Grégoire, un vieil homme sympathique, campé
par notre camarade Rochard, à la mémoire toujours aussi incertaine. D’humeur
maussade ce soir-là, je vois entrer le brave Grégoire, plié sur sa canne et qui
me lance :
« Ah ! Docteur Marignan, je vous
surprends… Ah ! Docteur Marignan… Ah… Ah, ah, eh oui… Docteur Marginan…
Aha, ah… »
Le pauvre
baignait dans la sueur.
«- Qu’y a-t-il Grégoire ?
-Ah, ah, Docteur Marignan… »
Il arpentait la scène en pleine
panique puis vint tout près de moi en me murmurant :
« Je n’en sais plus une
broque ! »
Alors moi, cruel et lassé, j’ai
quitté le plateau en lui disant :
« Grégoire, je vous laisse à vos
réflexions ! »
Oh, bien sûr, je suis revenu,
car il fallait bien terminer l’acte, mais seulement après que le pauvre eut
parcouru le décor dans tous les sens en débitant des onomatopées !
A Chef-Boutonne (Deux-Sèvres),
alors que nous débarquions devant le théâtre, nous nous régalâmes avec
« le tambour de ville » qui oeuvrait consciencieusement.
Particularité : ce tambour était un trompettiste. Affublé d’un baryton, il
attirait l’attention en soufflant dans son instrument. Puis il faisait son
annonce avec un accent incroyable. Face à nous, il claironna avant de nous
apprendre que nous jouions « Ce
soir, « Les deux gosses » avec vingt z’artistes des grands théâtres
parisiens. » Puis il ajouta « La
semaine prochaine, la troupe Tartempion interprètera « Mignon drame »
de Monsieur Gouette » (est-il besoin de dire qu’il s’agit de
Goethe ?)
Assez jolie soirée au Municipal
de St Flour, où nous avions poussé une pointe. Le seul et unique décor
disponible se composait d’une toile de fond, représentant une toile violette
sur ciel jaune. Je n’exagère pas les couleurs. Quelques arbres miteux
meublaient les côtés. Lorsque la scène se passait dans le salon, on avait
recommandé au premier acteur entrant chez ses hôtes, d’ajouter à son texte,
tout en admirant les chaises, tables ou fauteuils disposés en plein air : « Oh que c’est joli chez
vous ! »
Ceci afin que le public
s’imprègne bien du fait que nous ne trouvions pas dans le train-fantôme !
Parvenus à la scène dramatique,
où mon personnage hurle sa jalousie à sa femme et la menace de donner à un
vaurien l’enfant qu’il croit illégitime, un rire feutré se répandit dans
l’orchestre, avant de gagner le balcon. Un peu décontenancé, j’élevais le ton
tandis que les rires enflaient, se transformant rapidement en fou-rire général.
Tout cela ne dura que quelques secondes, mais dans cas-là, les secondes sont
longues. Ne remarquant rien d’anormal dans la tenue ou le visage de ma
partenaire, j’avisai discrètement ma braguette ou toute partie de moi-même
susceptible de désordre. Rien. C’est alors que l’hilarité ne nous permettant
plus de nous faire entendre, nous nous sommes retournés machinalement pour
apercevoir, planté devant l’incroyable toile de fond, un pompier de service
tenant un seau à la main. Il s’agissait d’une sorte de demeuré à grosse
moustache qui semblait tout heureux d’avoir trouvé la seule place d’où l’on
voyait bien le spectacle. De la coulisse, l’administrateur, attiré par le tollé
général qui remplaçait l’habituel silence angoissé, s’adressa au
coupable :
« Espèce de c… voulez-vous me foutre le
camp ! Disparaissez, vous m’avez compris, pauvre crétin ! »
Et le
malheureux de disparaître avec son seau, non sans avoir hésité sur le côté à
choisir pour s’éclipser. Je vous certifie qu’il n’est pas aisé, après une telle
« tasse », de récupérer un public et de l’obliger soudain à reprendre
conscience du drame que nous sommes censés vivre…
Après un « relâche » à Tours (ce qui est logique lorsqu’on
sait que cette ville est tout de même une préfecture !) nous avons joué
le 18 mars à Gièvres, localité qui clôturait cette série et mettait un terme (en
ce qui me concerne) aux tournées Bernard Dupré.
Pris dans l’engrenage des
artistes de province, j’étais aussitôt contacté par les tournées Max Noizet,
pour un circuit où nous devions alterner six pièces. Outre mon répertoire de La Porteuse de pain et de Roger la honte s’ajoutaient Les deux orphelines (rôle du Chevalier
De Vaudray), Le chanteur des rues
(rôle de Jean, la pièce et le rôle ne me laissant aucun souvenir), Vous n’avez rien à déclarer (Frontignac)
et Blanchette dont il m’a fallu
apprendre deux rôles pour ne jouer qu’une seule fois, en raison des
circonstances.
Départ le 4 avril et retour le 15 mai sous la pression des comédiens
qui sentaient l’imminence d’un débarquement allié et ne voulaient pas être
coupés davantage de leurs familles. Dans l’intervalle se situe un petit circuit
fermé au cours duquel nous passions et repassions dans les mêmes localités pour
y épuiser le répertoire. Seule joie de ce périple, les courts et paisibles
voyages sur des barques à fond plat, à travers les canaux du Marais
Poitevin : Damvix, Maillezais, Coulon… Peu importait que notre transport
s’effectuât sur les barques habituellement réservées aux vaches. Armé d’une
longue perche, le batelier qui nous promenait était le gondolier du pauvre qui
convenait à notre condition. Nous avons vu et revu : Corzé, Le Lion
d’Angers, Le Vaneau, Celle l’Evescault, sans oublier un gala à
Garancières-la-Queue.
Sans doute serez-vous surpris en
découvrant qu’il est possible de jouer plusieurs fois en si peu de temps dans
des villages de cette importance, et qu’un public suffisant puisse remplir les
salles. Eh bien, je répondrai que tout cela se peut, mais je dois à la vérité
ajouter qu’il n’a pas toujours été possible de le vérifier. En effet si
certains relâches étaient prévus, d’autres, bien plus nombreux nous furent
imposés par les événements. Tous étant des cas « de force majeure » dus
par exemple au manque d’électricité, nous n’étions pas payés. Et
pourtant ! De durs voyages étaient nécessaires pour arriver en dépit des
bombardements de voies ferrées qui occasionnaient des retards énormes aux
trains. Drame le 3 mai en arrivant à Chambois. Il n’y avait que deux places
louées, et c’étaient deux enfants à demi-tarif. Renseignement pris, les Allemands
avaient fusillé l’avant-veille un habitant du pays, découvert avec un poste
émetteur, et de ce fait tout le village était en deuil. Pas question d’aller au
théâtre. Le corps du malheureux avait été abandonné dans un chemin creux, avec
interdiction d’y toucher. Un notable de la région avait tout de même obtenu
l’autorisation d’enterrer décemment la victime le lendemain matin.
Après avoir remboursé nos deux
spectateurs et donc annulé la soirée, nous regagnâmes le pauvre petit hôtel,
non sans avoir décidé d’assister, par solidarité, aux obsèques du résistant. Le
spectacle du lendemain matin fut bien émouvant. Tous les habitants et nous en
dernier suivirent, à travers les rues du village, le modeste corbillard traîné
par un cheval de labour. Moment poignant et dérisoire que le trajet de cet
attelage ridicule, portant un pauvre cercueil en bois blanc, au milieu d’une
tristesse et d’un recueillement que seuls troublaient les énormes rires de SS
allemands, se tapant sur les cuisses. Tous ces jeunes hommes, dont je ne sais
plus s’ils appartenaient aux divisions Adolf Hitler, Totenko ou Das Reich, étaient répartis sur les trottoirs, casqués et
revêtus de leur tenue camouflée. Certains tiraient à la mitraillette sur un
malheureux chien, qu’ils avaient badigeonné de peinture rouge. Le jeu
consistait, bien entendu, à éviter de toucher la pauvre bête qui zigzaguait,
affolée, dans la rue…
Je ne peux m’empêcher (puisque
nous sommes à Chambois) d’ajouter un chapitre emprunté aux mémoires de guerre
du général Eisenhower. Il suffit pour cela de se vieillir de quelques semaines.
Après les violents combats issus
du débarquement allié, une poche allemande subsistait dans la région de
Falaise. Pour la résorber, des milliers de bombardiers s’employèrent à marteler
les adversaires pris au piège. Suprême raffinement, les anglo-américains
ménagèrent un goulot par où les allemands et leur matériel cherchèrent à
s’échapper de la nasse. Ce point de fuite passait par Chambois et naturellement
un intense matraquage aérien se localisait sur le secteur. Lorsque le chef du
corps expéditionnaire raconte qu’il visita la localité de Chambois avec un
masque pour se protéger de l’odeur nauséabonde de la mort, des bulldozers
déblayaient les rues, encombrées des 60.000 cadavres qui s’y étaient entassés.
Je ne peux m’empêcher de penser à tous ces jeunes hommes impitoyables, dont les
corps gisaient peut-être là où ils avaient sévi, écrasés par une force contre
laquelle ils étaient impuissants.
Tous ces empêchements à l’exercice
de notre profession se soldèrent le 14 mai par une interruption de la tournée.
Il faut ajouter que les comédiens pressentant l’imminence d’un débarquement
firent pression sur la direction afin de rejoindre leur famille. Notre moral
était bas et mon état d’esprit, à l’issue d’un épuisant voyage de 36 heures, m’inspira
un très joli poème qui fera date dans la panoplie des rossignols :
« Après un atroce voyage
De trente-six heures durant
Nous arrivons avec bagages
Ainsi que des clochards errants.
Enfin, nous voici parvenus
Au bout de notre expédition
Et la mémoire dans les nues
Donnons la représentation.
J’attends avec sérénité
La suite de cette épopée
Me ce qui, au fond, me ravit
C’est lundi, de revoir Paris. »
(A suivre...)
(c) Philippe Dumat / Dans l'ombre des studios
(Partie 1: Enfance, Débuts dans la chaussure, L'Exode, Partie 2: Marchand de chaussures, Figuration, Le mur de l'Atlantique , Partie 3: Fin du mur de l'Atlantique, Théâtre Pigalle, Audition pour une tournée,
Partie 4: Première tournée, Partie 5: Première tournée (suite), Partie 6: Défense passive, Libération de Paris, Partie 7: Spectacles patriotiques à la Libération, Vidéo bonus) Suivez toute l'actualité de "Dans l'ombre des studios" en cliquant sur "j'aime" sur la page Facebook.
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