vendredi 10 avril 2020

Décès de Lucie Dolène (1931-2020)

C'est avec une immense tristesse que j'ai appris ce matin, par sa fille Virginie, le décès de Lucie Dolène cette nuit (chez elle, à Noisy-le-Grand) à l'âge de 88 ans.
Lucie était une merveilleuse comédienne-chanteuse. En prêtant sa voix notamment à Blanche Neige (dans sa version française la plus connue, en 1962) et à Madame Samovar (doublage original de La Belle et la Bête), elle avait touché le coeur de plusieurs générations d'enfants.
A titre personnel, je perds une délicieuse amie,  particulièrement attentive et attentionnée.

Lucie Dolène, de son vrai nom Lucienne Chiaroni, est née le 17 juin 1931 à Damas (Syrie). Son père est un jeune officier de renseignement corse, en poste à Damas (alors sous mandat français), et sa mère une belle auvergnate, répétitrice en école de sourds-muets. Lucie passe une partie de son enfance à Damas, Saïgon et Poulo Condore. L'entendre évoquer cette époque, c'était comme se plonger dans un album de Tintin complètement hors du temps, dans un monde qui n'existe plus...

Puis, départ définitif pour la métropole, dans le village familial corse de son père, Aullène (qui lui donnera son pseudonyme, Lucie Daullène, puis Lucie Dolène), puis Toulon (où elle s'inscrit au conservatoire, en classe de solfège et de diction) et Saint-Amand-Montrond, où elle travaille sa voix. Après s'être installée à Paris, c'est grâce à sa professeure de Saint-Amand-Montrond qu'elle rencontre le grand compositeur Joseph Canteloube. Le vieux maître lui fait enregistrer en chanteuse soliste ses Chants de France (1950) qui obtiennent le Grand Prix du Disque Charles Cros (qu'elle reçoit des mains de Colette) et Chants d'Auvergne et d'Angoumois (1952). A ce propos, il y a quelques années, Hugues Aufray avait évoqué Joseph Canteloube lors d'une émission de télévision. Très émue d'entendre ces mots, Lucie m'avait demandé d'essayer de la mettre en contact avec Hugues Aufray afin de le remercier, et de lui parler de Canteloube. J'y étais arrivé, et Hugues Aufray avait téléphoné à Lucie pendant une bonne heure pour parler de tous ces magnifiques enregistrements.  


Lucie Dolène: Chants de France (1950) de Joseph Canteloube

Après une assez courte période, où tentée par la voie lyrique, elle chante comme choriste dans les enregistrements classiques de l'O.R.T.F., elle devient chanteuse fantaisiste de music-hall dans les cabarets parisiens, et côtoie des personnages aussi extraordinaires qu'Orson Welles (qui lui fait la cour), William Holden, le Shah d'Iran ou Aristote Onassis. Elle emmène son tour de chant à l'étranger, et notamment aux Etats-Unis, où elle côtoie notamment Nat King Cole (elle chante en première partie de son programme, à Las Vegas), Walt Disney (inauguration de l'Hôtel Hilton de Los Angeles), etc. 
En parallèle, elle commence une carrière discographique chez Philips grâce à Jacques Canetti, avec des arrangements du tandem Michel Legrand et Jean-Michel Defaye. Et elle se lance dans l'opérette, jouant les jeunes premières dans de nombreux spectacles comme La Belle Arabelle avec Les Frères Jacques, Schnock avec Jean Rigaux ou Chevalier du ciel avec Luis Mariano. C'est parce qu'elle était sous contrat pour cette opérette qu'elle dût refuser un contrat à Hollywood.
Au cours des années 50, elle rencontre et épouse Jean Constantin, génial auteur-compositeur-interprète ("Mon manège à moi" (Edith Piaf), "Ma gigolette" (Yves Montand), "Mon truc en plumes" (Zizi Jeanmaire), Les 400 coups (B.O. du film de François Truffaut), etc.).


Lucie Dolène: "C'était hier" (1960)

L'arrivée de la vague yéyé met un terme à la carrière discographique de Lucie et de sa voix délicieusement rétro. Lucie continue alors le théâtre et la télévision, en partie grâce à Jean Le Poulain, vieil ami d'enfance (qu'elle a connu à Toulon), qui la fait notamment engager dans Le noir te va si bien, l'une des pièces les plus mémorables de l'émission Au théâtre ce soir. Elle sera plus tard, sous la direction de Guy Kayat, une superbe Mère Courage, l'un de ses meilleurs souvenirs de scène.

Mais c'est surtout grâce au doublage que le talent de Lucie touche le grand public. A partir du début des années 50, elle participe à quelques doublages chantés français comme Chantons sous la pluie (voix chantée de Debbie Reynolds, aux côtés de Pierre Laurent (premier mari de sa grande amie Christiane Legrand) et d'Yves Furet). En 1962, elle est choisie par Disney pour doubler Blanche Neige (paroles et chant) dans le redoublage de Blanche Neige et les Sept Nains, version utilisée au cinéma, en VHS et à la télévision de 1962 à 2001. 


Lucie Dolène en plein doublage de Blanche Neige et les Sept Nains (été 1962)

On la retrouve dans de nombreux autres films ou séries d'animation, où elle assure à la fois les dialogues et le chant de ses personnages: La Belle et la Bête (Madame Samovar, interprétation sublime d'"Histoire éternelle", où elle arrive à faire tout passer dans la chanson), Le Livre de la Jungle (la petite fille), La Maison de Toutou (Mademoiselle Zouzou, personnage qui enchante son voisin et ami Michel Simon, qui surnomme désormais Lucie "Mademoiselle Zouzou" quand il lui parle au téléphone), Tintin et le Temple du Soleil (Zorrino, avec les superbes "Ode à la Nuit" et "Chanson de Zorrino" sous la direction de François Rauber, Jacques Brel et Hergé), Anastasia (L'Impératrice), Le Petit Lion (Titus et Bérénice, après le départ de Micheline Dax), etc.


Lucie Dolène: Ode à la nuit (du film Tintin et le Temple du Soleil, 1969)

Dans les années 80, elle participe aussi à de nombreux doublages pour la SOFI, comme le personnage de Sally Spectra dans Amour, gloire et beauté, et s'essaie à la présentation d'émissions comme "Les petits creux de Loula" (dans l'émission jeunesse Vitamine) ou "Chanson Puzzle" (dans laquelle elle reçoit toutes les vedettes de la chanson des années 80, comme Patrick Bruel).

En 1994, inspirée par l'affaire opposant Peggy Lee à Disney, elle demande des droits sur les disques et VHS de Blanche Neige et les Sept Nains, n'ayant eu qu'un cachet de chanteuse et aucun droit depuis 1962. Face à une fin de non-recevoir pour Disney, elle porte plainte, gagne son procès au bout de deux ans de lutte courageuse (et devient un symbole de la grande grève du doublage), mais y laisse une partie de sa santé et de son énergie. Pour ne plus lui reverser aucun droit, Disney fait redoubler entièrement Blanche Neige et les sept Nains (en 2001) et fait redoubler ses rôles par d'autres comédiennes ou chanteuses dans La Belle et la Bête (ses prestations sont, par négligence de Disney, heureusement toujours présentes dans les CD exploités dans le commerce, mais plus dans les DVD) et Le Livre de la JungleDes directeurs artistiques comme Nathalie Raimbault continuent de la faire travailler sur des produits Disney, mais de façon clandestine, sous son nom de jeune fille (notamment dans James et la Pêche Géante, où elle double une vieille luciole déjantée, et pour des ambiances dans le redoublage de 1997 de La Belle et le Clochard).


Lucie Dolène: "Histoire éternelle" dans La Belle et la Bête 
(doublage d'origine de 1992)

Durant l'été 2009, j'ai eu le bonheur d'interviewer Lucie (vous pouvez relire mon entretien en quatre parties ici) et de vivre ce qu'on pourrait appeler un vrai coup de foudre amical. Lucie est devenue l'une de mes amies les plus proches dans le métier, la "marraine" de mon blog, et j'ai eu le bonheur de partager avec elle bon nombre de délicieux moments. Parmi ces moments, deux "publics": lorsqu'elle était montée sur la scène du petit théâtre que j'administrais (L'Auguste Théâtre) pour chanter avec son fils François et sa famille "Mon manège à moi", et lorsqu'elle avait bouleversé tout le public de l'Européen en reprenant "Les 400 Coups" avec tellement de talent et d'émotion. 


Lucie Dolène : Chanson des 400 Coups
(Concert de François Constantin au Théâtre l'Européen, 2014)
Lucie et ses "Trois Mousquetaires"

Lucie Dolène avait surnommé Gilles Hané, Greg Philip et moi ses "trois mousquetaires". Très affaiblie depuis quelques mois, elle nous avait réunis une dernière fois tous les trois il y a deux mois, le 5 février. Elle nous a quittés cette nuit, dans son domicile de Noisy-le-Grand. Les mousquetaires pleurent leur Reine, et pensent évidemment à ses trois enfants (Olivier, François et Virginie), dont elle était très fière, et à toute sa famille. 

Avec l'aide active et passionnée de notre ami Greg Philip (auteur de l'excellent blog "Film perdu"), Lucie Dolène a pu rédiger durant ces trois dernières années son autobiographie, qui sera bientôt publiée aux éditions L'Harmattan, et vous permettra d'en savoir plus sur cette magnifique artiste.

En 2017, Lucie avait été nommée Chevalier des Arts et des Lettres, distinction tardive, mais qui l'avait émue.


Dessin de David Gilson (reproduit avec son autorisation)

Suivez toute l'actualité de "Dans l'ombre des studios" en cliquant sur "j'aime" sur la page Facebook.

4 commentaires:

  1. Je suis très touché par cette disparition. Déjà parce que pour moi, elle sera toujours Blanche-neige et Madame Samovar, les vraies avec qui j'ai grandi, et ensuite parce que ma maman et Lucie étaient voisines et que j'ai souvent entendu parlé d'elle.
    Une pensée émue pour vous et ses proches.

    RépondreSupprimer
  2. Il se passe toujours un "je ne sais quoi" quand j'entends sa voix, simplement parce qu'elle me renvoie à ma candeur d'enfant.

    Comme Loïc, le son de sa voix légère raisonne en moi depuis les premiers Disney que j'ai découverts étant tout gamin, il a plus de 40 ans maintenant.

    Inoubliable artiste pour beaucoup et immortelle par ce qu'elle nous laisse.

    RépondreSupprimer
  3. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

    RépondreSupprimer
  4. Merci à Lucie Dolène. Elle savait utiliser sa voix à la perfection pour nous transmettre tant d'émotions. Puisse t'elle reposer en paix.

    RépondreSupprimer